Agrippa d’Aubigné (1552-1630)

 

Au tribunal d'amour, après mon dernier jour,

Mon cœur sera porté diffamé de brûlures,

Il sera exposé, on verra ses blessures,

Pour connaître qui fit un si étrange tour,

 

A la face et aux yeux de la Céleste Cour

Où se prennent les mains innocentes ou pures ;

Il saignera sur toi, et complaignant d'injures

Il demandera justice au juge aveugle Amour :

 

Tu diras : C'est Vénus qui l'a fait par ses ruses,

Ou bien Amour, son fils : en vain telles excuses !

N'accuse point Vénus de ses mortels brandons,

 

Car tu les as fournis de mèches et flammèches,

Et pour les coups de trait qu'on donne aux Cupidons

Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flèches.

 

Agrippa d' AUBIGNÉ, Le Printemps

 

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Agrippa d’Aubigné, Le Printemps

 

Issu de la littérature italienne, le sonnet parvient en France avec l’œuvre de Pétrarque qui chante son amour pour Laure. Comme bien d’autres poètes français, Agrippa d’Aubigné écrit un recueil de sonnets amoureux, Le Printemps, dont la légèreté contraste avec son grand poème épique, Les Tragiques, dans lequel ce fervent calviniste défend ardemment la cause protestante.

 

1. L’expression de l’amour :

-         L’on voit déjà dans ce texte à tonalité polémique toute la force des Tragiques. L’auteur renouvelle le sonnet amoureux par une expression violente de l’amour, bien différente de celle d’un Ronsard, qui annonce déjà la thématique précieuse de la guerre amoureuse.

-         Le cadavre porte sur lui les traces des expressions métaphoriques habituelles de l’amour (soulignées par les rimes : brandons Cupidon) :

-         la métaphore traditionnelle du feu de l’amour est longuement filée : diffamé de brûlures (v.2), mortels brandons (v11), mèches et flammèches (v.12, avec un écho phonique expressif).

-         de même les flèches de l’amour : les blessures (v.3) par lesquelles le corps saignera (v.7) sont dues aux flèches de Cupidon (coups de trait, arcs, flèches).

-         Cette expression hyperbolique de l’amour est renforcée par l’usage de redondances (à la face et aux yeux, innocentes ou pures) et de rimes internes qui martèlent les accusations du poète (Au tribunal d’amour, après mon dernier jour / Mon corps sera porté… Il sera exposé / Tu diras : C’est Vénus qui l’a fait par ses ruses… N’accuse point Vénus)

 

2. Amour et mort :

-         Agrippa d’Aubigné reprend ici l’association traditionnelle de l’amour et de la mort (cf. le jeu de mots en ancien français sur l’amor / la mort). Au lieu d’avoir l’amour qui est opposé à la mort (l’amour plus fort que la mort), ici c’est l’amour qui fait mourir.

-         La situation d’énonciation est globalement la même que dans de nombreux sonnets amoureux : la femme qui se refuse aujourd’hui regrettera plus tard ses dédains. Mais au lieu d’évoquer la vieillesse, ou l’immortalité de la gloire que le poète peut donner à sa dame en échange de ses faveurs (cf. Ronsard « Quand vous serez bien vieille… »), Agrippa d’Aubigné en appelle à la justice divine (la céleste cour).

-         Contrairement aux autres poètes, il ne propose pas un « marché » à la dame : il se contente de décrire les « dégâts » que cet amour a causés. La pointe finale (Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flèches) suggère que la dame a pris une part active à cette séduction : elle a volontairement « allumé » le poète de son feu…

 

3. L’usage de l’allégorie :

-         Pour mettre en scène les souffrances de l’amour, Agrippa d’Aubigné emprunte à la tradition médiévale l’allégorie (cf. Le Roman de la Rose, par exemple) et la pratique de la cour d’amour dans la littérature courtoise. Ici cette cour d’amour est située dans l’au-delà (après mon dernier jour).

-         Sur ce thème se greffe donc celui du jugement des âmes après la mort, de sorte qu’il s’agit ici d’un tribunal d’amour. Cette métaphore est longuement filée et illustrée d’éléments empruntés aux pratiques judiciaires de l’époque, en particulier la croyance que le cadavre se mettait à saigner en présence de son assassin (il saignera sur toi). De même le poète fait un résumé, au style direct, de la plaidoirie de l’accusé (C’est Vénus qui l’a fait par ses ruses / Ou bien Amour, son fils), puis du discours de l’accusation dans le dernier tercet.

-         Plusieurs figures allégoriques sont mêlées et se télescopent : à la Justice, généralement représentée avec les yeux bandés en signe d’impartialité, est substitué le juge aveugle Amour. L’aveuglement de l’amour est transformé au contraire, et de manière originale, en impartialité. Ce glissement de sens est d’autant plus original, voire paradoxal, que l’Amour est à la fois juge et partie, puisqu’il est accusé au v.10.

 

Conclusion :

Une variation originale sur le sonnet amoureux traditionnel qui, par ses excès, annonce déjà la préciosité du siècle suivant.