Aubade de May

 

Mère d'Amour, Venus la belle,

Que n'as tu mis en ta tutelle

Du beau may le mois vigoureux ?

Si l'avril a pris ton cœur tendre,

Au moins ton fils Amour dût prendre

Du doux May le temps amoureux.

 

May, qui non seulement devance,

Avril en douceur et plaisance,

Mais qui seul encore vaut mieux

Que tout le reste que l'an dure,

Gâté de chaud ou de froidure,

Tant tu es doux et gracieux ;

 

May, le plus beau mois de l'année,

Montre la tête couronnée

D'un printemps d’odorantes fleurs,

Mène ta bande d'allégresse,

Le Ris, le Jeu et la Jeunesse :

Chasse le soin et les douleurs.

 

Bien qu'Avril de Venus se loue,

Qui le célèbre et qui l'avoue,

Si le surpasses tu d'autant

Que le bouton clos de la rose

Est moindre que la rose éclose

Qui sa fleur au soleil étend ;

 

D'autant que la frêle espérance

Est moindre que la jouissance,

Entre deux amants bien appris ;

D'autant que ma dame surpasse,

Parfaite en toute bonne grâce,

Les beautés de plus rare prix.

 

Jean-Antoine de Baïf, Les Passe-Temps (1573)

 

 

 

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Baïf, « Aubade de May »

 

Fils de l'humaniste Lazare de Baïf, Jean Antoine de Baïf (1532-1589) reçut une éducation savante auprès de l'éminent helléniste Jean Dorat, avec Ronsard et Du Bellay. Liés par des intérêts poétiques et théoriques communs, les trois condisciples formèrent la Brigade, société littéraire qui allait devenir la Pléiade. Baïf découvrit la poésie très jeune et publia, dès 1552, un premier recueil de vers, nettement influencé par Pétrarque (les Amours de Méline), suivi en 1555 par les Amours de Francine, ouvrage plus personnel mais qui ne connut pas plus de succès que le précédent. L'édition d'un nouveau recueil de vers (Œuvres en rime, 1572) révéla un auteur d'inspiration très variée, amateur de formes peu traditionnelles, qui dérouta par son esprit novateur et par sa langue parfois difficile d'accès, jouant avec la phonétique et l'orthographe, comme en témoigne son texte intitulé Étrénes de poézie fransoêze an vers mesurés (1574). Outre des poèmes de circonstance, il publia des Mimes, enseignements et proverbes (1576), qu'il augmenta de nouvelles œuvres au fil des années, l'ensemble ne totalisant pas moins de sept mille cinq cents vers de poésie gnomique. Il traduisit des pièces antiques, adapta l'Antigone de Sophocle, composa Le Brave, d'après Plaute, comédie humaniste qui lui valut un vif succès lors de sa représentation devant la cour en 1567. Il fut surtout le créateur, en 1570, d'une Académie de poésie et de musique par laquelle il tenta de promouvoir la « poésie mesurée à l'antique ». De nombreux compositeurs collaborèrent avec lui, et ses amis de la Pléiade, notamment Pontus de Tyard, participèrent à son entreprise, qui, cependant, échoua.

 

1. La saison des amours :

-         La célébration du printemps comme la saison des amours est un lieu commun dans la poésie du XVIe siècle (cf. Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné). L’originalité va consister ici à opposer non seulement le printemps à l’hiver (Mais qui seul encore vaut mieux / Que tout le reste que l'an dure,  / Gâté de chaud ou de froidure), mais aussi à l’intérieur du printemps le mois d’avril et le mois de mai. Avril est traditionnellement le mois des amours comme le rappelle Baïf (Si l'avril a pris ton cœur tendre… Bien qu'Avril de Venus se loue, / Qui le célèbre et qui l'avoue [= le reconnaît comme son enfant]), alors que le mois de mai est celui de Marie.

-         Le texte repose donc aussi sur une opposition entre la religion païenne et la religion chrétienne. Baïf joue de manière espiègle sur la notion de grâce : à la grâce toute chrétienne de Marie (cf. Ave Maria gratia plenis « Je vous salue Marie pleine de grâce ») il oppose la grâce de sa dame (ma dame surpasse, / Parfaite en toute bonne grâce, / Les beautés de plus rare prix), systématiquement associée dans le poème à la douceur de l’amour (Du doux May le temps amoureux… May, qui non seulement devance, / Avril en douceur et plaisance… Tant tu es doux et gracieux). A cette grâce est bien sûr associée la beauté (Venus la belle… Du beau may… May, le plus beau mois de l'année…), beauté qui est celle de sa dame qui clôt le poème (Les beautés de plus rare prix).

 

2. La mythologie :

-         L’évocation des figures divines ou allégoriques organise ainsi la structure du poème qui est fait de deux apostrophes : l’une à Vénus (première strophe), l’autre au mois de May personnifié (le reste du poème) auquel le poète s’adresse à l’aide d’impératifs (Montre… Mène…). Les allégories (ton fils AmourLe Ris, le Jeu et la Jeunesse) sont à rapprocher des nombreux tableaux (cf. par exemple Le Printemps de Botticelli) qui représentent diverses vertus, ou divers vices.

-         Mais surtout ici c’est l’intertextualité avec le Roman de la Rose (XIIIe siècle) qui est évidente : les vertus, les faiblesses et les obstacles à l'amour y sont décrits sous des formes humaines (Vilenie, Convoitise, Envie, Tristesse, etc.) ; la jeune fille aimée, dans un jardin, est symbolisée quant à elle par une rose que le héros veut « cueillir ». Cette thématique, annoncée par les odorantes fleurs, est développée ensuite dans l’avant-dernière strophe (Si le surpasses tu d'autant / Que le bouton clos de la rose / Est moindre que la rose éclose  / Qui sa fleur au soleil étend), thématique là aussi on ne peut plus traditionnelle (cf. Ronsard « Mignonne allons voir si la rose », etc.). Cet idéal de l’amour courtois est rappelé par la formule deux amants bien appris.

 

3. Sens symbolique :

-         Ce texte qui abonde en symboles de toutes sortes a bien sûr une signification symbolique que permettent de préciser les trois comparaisons de la fin du poème, soulignées par l’anaphore de d’autant et par les rimes : le bouton clos de la rose qui s’oppose à la la rose éclose, la frêle espérance qui s’oppose à la jouissance,  et la dame qui surpasse toutes les autres beautés. Ces trois comparaisons créent une analogie entre les comparés : la rose, la jouissance et la dame. Le titre du poème explique qu’il s’agit d’un poème déclamé à l’aube (Aubade), après une nuit d’amour qui semble s’être bien passée : en effet le poète a pu enfin cueillir la « fleur » de la dame, ce qui lui a procuré de la jouissance…

-         Certains détails évoquent des réalités plus crues : en particulier l’adjectif vigoureux, rapproché par la rime d’amoureux, suggère que Baïf était en bonne forme physique (pour une formulation de la chose encore plus directe, voir le poème de Jodelle En quelle nuit de ma lance d’ivoire, où la lance d’ivoire désigne le sexe du poète !). De même, la virginité de Marie à laquelle Baïf substitue l’érotisme de Vénus suggère que la dame a offert sa virginité au poète (cf. l’opposition entre bouton clos et rose déclose…).

 

Conclusion :

C’est donc un poème amoureux très traditionnel, dont l’originalité réside dans le glissement que Baïf opère entre la virginité chrétienne de Marie et l’érotisme païen de Vénus.


Pour d’autres poèmes de Baïf, voir http://poesie.webnet.fr/auteurs/debaif.html