XCIII - A une passante

 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;

 

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

 

Un éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?

 

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

 

 

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A une passante

 

Le sonnet est construit sur un thème romanesque, celui de la rencontre. Mais il est traité dans une tonalité typiquement baudelairienne. On trouve l'éblouissement de l'attirance féminine (nombreuses ressemblances avec La beauté), l'échec d'une relation qui laisse le poète désemparé et la recherche d'une nouvelle espérance pleinement heureuse.

 

1. Une femme idéale :

-         Opposition entre un quotidien rebutant et hostile, souligné par la personnification de la rue (La rue assourdissante autour de moi hurlait) et l’apparition au 3e vers d’une femme inaccessible, dont on ne perçoit d’abord que la majesté (v.2 : groupe de syllabes croissantes ; suite de 4 longues syllabes nasales ; diérèse de majestu-euse), la grâce d’un geste éminemment féminin (métonymie le feston et l’ourlet pour désigner la jupe) et l’érotisme d’une jambe entrevue.

-         Elle est présentée comme une allégorie de la douleur (apposition : douleur majestueuse), la perfection d’une œuvre d’art (avec sa jambe de statue : cf. La beauté : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre »).

-         Les rimes féminines des quatrains soulignent cette ambivalence : aux deux termes mélioratifs (majestueuse, fastueuse) répondent la perfection de sa jambe de statue et le plaisir qui tue : la fascination qu’exerce cette « tueuse » réside dans le mélange de violence (ciel livide où germe l'ouragan) et de délicatesse du mouvement (Soulevant, balançant le feston et l'ourlet). Cette impression est résumée par le parallélisme du v.8 : La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

 

2. Un couple impossible :

-         Au rythme ample et aux nombreux termes mélioratifs (Longue, mince, majestueuse, fastueuse, Agile et noble ) s’appliquant à la femme, s’oppose la description du poète (moi) :

-          Le rythme est embarrassé, la syntaxe hésitante : on peut d’abord penser que buvais est construit absolument (Baudelaire est à une terrasse de café et il boit) et l’on ne découvre la métaphore qu’avec le COD du verbe au v.8 (je buvais… la douceur).

-         A l’agilité de la femme répondent les adjectifs crispé et extravagant (= fou) : la boisson qu’absorbe le poète est donc présentée comme une sorte de médicament à sa folie… ou de boisson enivrante.

-         De plus les deux personnages ne peuvent pas se parler dans le vacarme de la rue, souligné par le double hiatus (rue assourdissante, moi hurlait) : les rimes hurlait / ourlet opposent au doux froufrou de la robe le bruit étourdissant de la rue (échos phoniques entre le début du vers et la fin : La rue à hurlait).

 

3. La poésie contre l’oubli :

-         Baudelaire fixe par le poème celle qui passe sans s’arrêter : opposition entre l’immobilité de la statue (sa jambe de statue) et le mouvement (Une femme passa). La rapidité et la violence de l’apparition sont évoquées par la phrase nominale « Un éclair... », qui file la métaphore du coup de foudre, annoncé dans une première métaphore (son œil, ciel livide où germe l'ouragan).

-         A cet éclair qui fait renaître succèdera l’éternité, à la vie s’oppose l’au-delà. La triple exclamation du v. 12 scande les étapes de la dégradation de tout espoir (double gradation avec parallélisme : Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!). Le vers 13 tire sa force d'un paradoxe : le parallélisme de construction (j'ignoretu fuis, tu ne saisje vais) se double d’un chiasme (je, tu, tu, je) et souligne qu'il existe une apparente similitude de destin, qui ne fait que les éloigner davantage l'un de l'autre.

-         Par la poésie Baudelaire conjure le sort : en une apostrophe, il s’adresse à celle à qui il n’a pu parler (Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?) ; le tutoiement remplace le respect paralysant des quatrains et souligne la complicité qui les unit : O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!

-         La dédicace du poème « A une passante » est impossible : Baudelaire ignore le nom de cette belle passante. Celle-ci devient dès lors l’incarnation fugitive d’un Idéal de beauté entrevu (Fugitive beauté).