Boileau (1636-1711)

 

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,

Fit sentir dans les vers une juste cadence,

D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,

Et réduisit la muse aux règles du devoir.

Par ce sage écrivain la langue réparée

N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.

Les stances avec grâce apprirent à tomber,

Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.

Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle

Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.

Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté,

Et de son tour heureux imitez la clarté.

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,

Mon esprit aussitôt commence à se détendre,

Et, de vos vains discours prompt à se détacher,

Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.

Il est certains esprits dont les sombres pensées

Sont d'un nuage épais toujours embarrassées;

Le jour de la raison ne le saurait percer.

Avant donc que d'écrire apprenez à penser.

Selon que notre idée est plus ou moins obscure,

L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Surtout qu'en vos écrits la langue révérée

Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.

En vain vous me frappez d'un son mélodieux,

Si le terme est impropre, ou le tour vicieux;

Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,

Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.

Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin

Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain

 

Nicolas Boileau, L’art poétique, chant I, v.131-162

 

 

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Afin d’expliquer ses conceptions sur la création poétique, Boileau oppose le modèle de Malherbe (dont il fait l’éloge) aux poètes baroques et précieux (dont il fait la satire).

 

1. Une poésie didactique par l’éloge :

-         Les conceptions poétiques de Boileau trouvent une parfaite illustration dans l’œuvre de Malherbe : Boileau donne un modèle à imiter (ce guide fidèle / Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle). Son arrivée est présentée comme une sorte de délivrance (Enfin Malherbe vint) ; tous les poètes qui l’ont précédés sont balayés en un hémistiche (le premier en France / Fit sentir dans les vers une juste cadence).

-         Cette supériorité fait de Malherbe une sorte de prophète, ce que confirme le caractère sacré de ce sage écrivain. Tel Moïse il vient enseigner les lois de la poésie dont on souligne le caractère sacré (langue révérée / toujours sacrée / l'auteur le plus divin), et cela avec autorité (réduisit la muse aux règles du devoir / Tout reconnut ses lois).

-         Le champ lexical de la pureté associe habilement la pureté religieuse à la pureté de la langue (épurée / aimez sa pureté / L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure). L’opposition entre le Bien et le Mal est illustrée métaphoriquement par celle de la clarté et de l’obscurité (de son tour heureux imitez la clarté / les sombres pensées / Le jour de la raison / Selon que notre idée est plus ou moins obscure / Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement).

 

2. Une poésie didactique par la satire :

-         Tous les esprits dont les sombres pensées Sont d'un nuage épais toujours embarrassées sont donc en quelque sorte assimilés au Mal. Le terme vicieux connote l’idée de vice et de péché ; l'auteur le plus divin s’oppose au méchant écrivain.

-         Pour défendre le naturel et l’élégance discrète du classicisme, Boileau s’en prend aux auteurs baroques et aux précieux :

-         aux baroques il reproche le désordre et l’irrégularité (c’est le sens même du mot baroque qui désigne en joaillerie une perle irrégulière). Leur rudesse est évoquée par l’allitération en R du vers N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée. A la simplicité classique il oppose un pompeux barbarisme ou un orgueilleux solécisme. Tous ces excès nuisent à la langue qui a donc dû être réparée par Malherbe.

-         aux précieux il reproche le manque de simplicité, la recherche d’expressions trop savantes et obscures : Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre, Mon esprit aussitôt commence à se détendre, Et, de vos vains discours prompt à se détacher, Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher. Leur vanité (vos vains discours / En vain vous me frappez d'un son mélodieux) provient de ce que la langue n’est plus chez eux un outil pour penser, mais pour paraître (Avant donc que d'écrire apprenez à penser).

-         Cette double satire sert de repoussoir au classicisme, qui est fait d’élégance (Les stances avec grâce apprirent à tomber), de justesse (une juste cadence) et de clarté (Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement).

 

3. Un texte idéologique :

-         Le texte de Boileau est très injonctif (marchez, aimez, imitez, apprenez), et ce n’est pas un hasard. Tout le texte de Boileau repose sur une conception de la littérature qui lie étroitement les idées d’ordre et d’autorité : selon Boileau, Malherbe manifeste une conception de la littérature très autoritaire (D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, Et réduisit la muse aux règles du devoir, Tout reconnut ses lois).

-         Quand Boileau écrit son Art poétique en 1674, le classicisme est déjà bien installé ; il ne fait qu’en dresser le bilan. Quelle peut donc être dès lors l’utilité d’un tel texte ? Ce texte est en fait le prolongement immédiat de la politique royale et de sa mainmise sur toutes les formes d’expression (cf. la création de l’Académie Française en 1634). A l’exemple de Malherbe et de Vaugelas qui fixent les règles (jusque là assez fluctuantes) de l’orthographe, de la syntaxe et du style, Boileau propose ici un texte assez tendancieux. La thématique insistante de la clarté et de l’obscurité renvoie assez clairement à l’idéologie du Roi-Soleil, représenté ici par Le jour de la raison. La littérature doit être aux ordres du monarque dont l’autorité rayonnante trouve en Malherbe un défenseur tout désigné.