Bossuet  (1627-1704)

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas ; pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction : il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette Princesse ; partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le Roi, la Reine, Monsieur, toute la Cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré ; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète 1 : « Le roi pleurera, le prince sera désolé et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement. »

Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le Roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l' autre, avec saint Ambroise : Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam : « je serrais les bras ; mais j'avais déjà perdu ce que je tenais ». La Princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc ! Elle devait périr si tôt ! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin, elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l'écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales .

 

Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette-Anne d’Angleterre (1670)

 

 

[1] Ezéchiel, VII, 27 : « Le roi se désole, le prince s'épouvante, Les mains du peuple du pays sont tremblantes. Je les traiterai selon leurs voies. Je les jugerai comme ils le méritent. Et ils sauront que je suis l'Éternel. »

 

 

 

 

 

Introduction :

Confrontés à l’absurdité de la mort, les hommes cherchent une réponse, et à l’occasion des funérailles l’on prononce toujours quelques mots qui servent à la fois à louer le défunt et à consoler ses amis : c’est la fonction de l’oraison funèbre. Au XVIIe siècle, les funérailles des grands personnages de la cour donnent lieu à de grandioses cérémonies, le rituel funéraire devient presque un spectacle auquel tous accourent, autant pour pleurer le mort que pour jouir des talents d’orateur du prêtre. Parmi les prédicateurs de cette époque, Bossuet est une sorte de star : on se presse en foule à ses sermons, à ses panégyriques, on va à l’église comme on irait au théâtre voir une pièce de Racine. En 1670, Bossuet est devenu un personnage de tout premier plan : l’année précédente il a été nommé évêque, mais surtout il a été choisi par Louis XIV en personne pour être le précepteur du Grand Dauphin, le fils du roi. Cette année-là, quand Henriette-Anne d’Angleterre, l’épouse de Monsieur le frère du roi, décède brusquement, c’est tout naturellement à Bossuet qu’est confiée la tâche de prononcer son oraison funèbre devant toute la cour rassemblée autour du cercueil de cette princesse estimée de tous.

Lecture (2 points)

Problématique :

Comment l’orateur remplit-il la double tâche de répondre à l’émotion légitime de son auditoire, tout en lui expliquant que tout est bien dans la mort de Madame ?

 

Plan fondé sur le mouvement du texte :

Bossuet explique d’abord au début du premier paragraphe que la mort de Madame a un sens et qu’ainsi Dieu la sauve. Mais immédiatement après cette consolation, il insiste paradoxalement de manière pathétique sur le courage de Madame et la toute-puissance de la Mort.

 

         D’emblée l’auteur établit une double relation avec son entourage. Il apostrophe son auditoire avec un impératif à la deuxième personne (Considérez, Messieurs) tout en se solidarisant avec lui par l’emploi de la première personne du pluriel (nous regardons). Ainsi d’une part il se place, en tant que représentant de Dieu, au-dessus des grands seigneurs qui sont au pied de la chaire devant le cercueil ; et d’autre part, en tant qu’homme il ne fait qu’un avec son auditoire en face de la toute-puissance de Dieu. Ces grandes puissances que nous regardons de si bas sont justement ceux à qui il s’adresse, et qui ne sont rien face à la puissance de Dieu qui les frappe pour nous avertir. Bossuet explique donc que si la belle-sœur du roi a été frappée, ce n’est pas à cause de ses péchés bien sûr,  mais de sa position dans la hiérarchie de la société (Leur élévation en est la cause) : sa mort apparemment si injuste a un sens, elle sert à l'instruction du reste des hommes. Bossuet ajoute une autre consolation (Chrétiens, ne murmurez pas) : dans la conception chrétienne, la mort est une manière d’aller plus rapidement auprès de Dieu, si bien que paradoxalement il n'y a rien de rude à mourir.

 

         La rhétorique enseigne que l’orateur doit remplir trois tâches dans son discours : le movere (émouvoir), le delectare (plaire) et le docere (instruire) : après cette partie consacrée au docere, Bossuet abord ensuite le movere, avec la narration pathétique de la mort de Madame.

 

         A l’aide d’antithèses Bossuet oppose le néant de l’homme (notre néant) à la puissance du Dieu vengeur (assez grand et assez terrible), de même que le royaume de Dieu s’oppose au monde terrestre qui fascine les mortels comme un envoutement (nos cœurs enchantés de l'amour du monde). Cette évocation sert de préambule à la suite, la description pathétique de la mort de Madame. Les exclamations traduisent l’émotion, une émotion que traduisent le parallélisme et la gradation (Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable), suivis encore par la redondance « comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle ». Le même procédé de parallélisme et de gradation (« Madame se meurt ! Madame est morte ! ») suggère la rapidité avec laquelle la princesse est décédée. La question rhétorique qui suit prend à témoins les auditeurs avec lesquels Bossuet ne fait qu’un, grâce à l’emploi de la première personne du pluriel, utilisée dans la quasi-totalité du texte (Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ?) : la comparaison (comme) fait que la mort de Madame rapproche les puissants des simples gens ; ils sont de la même famille.

         Le pronom indéfini on qui envahit ensuite le texte prend le relai du nous : c’est une masse indistincte où se mêlent les grands et les petits, qui partagent une douleur commune (on accourut… on trouve tout consterné… on entend des cris… on voit). Bossuet passe ici du passé au présent : il s’agit d’une hypotypose, on voit, on entend comme si l’on y était. Le registre laudatif, indispensable dans une oraison funèbre, souligne le courage de Madame (on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette Princesse).

         Le texte multiplie alors les figures d’insistance : les anaphores (partout on entend des cris ; partout on voit la douleur |tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré), la polysyndète (la douleur et le désespoir, et l'image de la mort), les gradations (la douleur et le désespoir| tout est abattu, tout est désespéré), l’accumulation qui montre que la douleur s’étend à tout le royaume, du roi au peuple (Le Roi, la Reine, Monsieur, toute la Cour, tout le peuple).

         C’est alors que Bossuet se désolidarise momentanément du reste de l’assemblée. C’est la seule intervention du « je » dans le texte,  précisément au moment où Bossuet cite et interprète la Bible (il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète) : cette irruption du « je » l’isole alors momentanément de son assistance et souligne son autorité de prêtre. La citation (en français) d’Ezéchiel évoque un Dieu vengeur, qui punit les crimes des hommes : c’est l’image de la toute-puissance de Dieu.

         Le dernier paragraphe renchérit encore sur le pathétique, avec les mêmes figures d’insistance que précédemment : anaphores (les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le Roi même tenait Madame serrée), polysyndète (et les princes et les peuples). A la citation d’Ezéchiel qui évoquait la puissance de Dieu, succède la citation (d’abord en latin, puis en français) de Saint Ambroise (Discours sur la mort de son frère 1, 19) qui a le prestige de la langue sacrée : elle évoque au contraire la faiblesse de l’homme. Ce que confirme l’allégorie de la Mort, enlevant la Princesse dans les bras du roi (la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains).

         Bossuet semble alors se révolter, se mettre du côté de ceux qui murmuraient au début du texte pour dénoncer cette mort injuste, avec des exclamations qui fonctionnent comme des questions rhétoriques (Quoi donc ! Elle devait périr si tôt !). La soudaineté de la mort de la princesse est là encore une preuve de la volonté de Dieu. La comparaison finale, très banale dans la poésie amoureuse (Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs : le matin elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir nous la vîmes séchée) s’inspire directement de la Bible, des Psaumes 102 (“ mes jours sont comme l'ombre qui décline, et moi comme l'herbe je sèche ) et 103 (“ L'homme! ses jours sont comme l'herbe, comme la fleur des champs il fleurit; sur lui, qu'un souffle passe, il n'est plus ”). Or les Psaumes sont un recueil de prières qui établissent un dialogue entre Dieu et les hommes, de la même façon que le prêtre : le texte ici joue le même rôle que l’orateur, un intermédiaire entre Dieu et les hommes.

 

Conclusion :

Un texte très oratoire dans lequel, grâce à son art consommé de la rhétorique, Bossuet parvient à instruire son auditoire tout en l’émouvant.