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Mes joies de l'automne Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l'abri des hommes. Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrai-je quelque laboureur au bout d'un guéret, je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui, retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. Le soir je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus. Incantation La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois : j'échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers, plongeant dans l'espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Chateaubriand Les mémoires d’Outre-tombe I, III, 13 |
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_____________________ Mes joies de l'automne 1. Un texte paradoxal : - Paradoxe entre le titre du passage et la première phrase (Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi). Les joies annoncées par le titre proviennent de l’harmonie que Chateaubriand ressent entre ce qu’il éprouve et la nature (j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature). - Autre paradoxe : Chateaubriand cherche à fuir les hommes (on se sent mieux à l'abri des hommes) et en même temps il se livre à une réflexion sur l’humanité lorsqu’il rencontre un laboureur (cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné). - Le texte semble en fait hésiter entre une tonalité élégiaque (champ lexical de la vieillesse et de la mort) et une tonalité lyrique avec laquelle Chateaubriand peint son exaltation (Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes). 2. La nature et le temps : - La nature sert de support à la méditation, elle a des rapports secrets avec nos destinées, rapports évoqués par une série d’équivalences (ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures…). - La vieillesse et la mort sont au centre de cette méditation. Comme dans toute autobiographie, Chateaubriand est amené à réfléchir sur le temps. Or la nature sert en même temps de repoussoir à l’homme : à l’homme condamné à souffrir et à disparaître (représenté par la figure humble du laboureur) s’oppose l’agitation de la nature qui renaît toujours (Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs…). La nature éternelle contient en elle-même les deux aspects de Chateaubriand et de la condition humaine. - Les métaphores utilisées correspondent également au couple formé par Chateaubriand et sa démone (les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives). 3. L’écriture contre la mort : - L’opposition entre le grandiose et l’humble (déjà présente dans René) recouvre une opposition entre deux états de Chateaubriand : le jeune René et le vieux Chateaubriand, le lyrisme des exaltation de la jeunesse (j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers, plongeant dans l'espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme) et l’élégie de la vieillesse (ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie…). - Les emprunts et les modifications entre René et Les mémoires d’outre-tombe montrent en effet une évolution. De nombreux éléments sont repris d’un texte à l’autre (triste, frimas, saison des tempêtes, étang forêts, les mousses flétries, les joncs, l’aquilon, la pluie…), mais certains changements sont révélateurs : - le pâtre (qui servait dans René à évoquer un monde bucolique) devient un laboureur qui oppose son humanité à la nature (mêlait sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne). - la présence de la démone, absente dans René, vient superposer à la malheureuse condition humaine la notion de plaisir : alors que René se sentait la puissance de créer des mondes, Chateaubriand dit : « les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours » ; alors que dans René Chateaubriand disait « j’entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes », dans les Mémoires le ravissement devient un plaisir indicible. Ce plaisir fait de lui un être à part de l’humanité (je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines). Conclusion : L’écriture vainc le temps, elle permet de fixer une image de l’auteur, voire deux images. Au vague des passions (René) succède une réflexion sur la vie d’un homme âgé qui regarde avec nostalgie sa jeunesse enfuie. |
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