François René Chateaubriand (1768-1848), écrivain et homme politique français, qui fut l'un des précurseurs du romantisme

                Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert; on en jouit, mais on ne peut les peindre.

                L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j’entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes, tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

                Le jour je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire: “ Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. ”

                “ Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! ” Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.  

                La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes.

 

Chateaubriand, René (1802)

 

 

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Chateaubriand (1768-1848)

 

"J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris. On m'a souvent conté ces détails; leur tristesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour, où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné dans le malheur."

 

  Dans Le Génie du christianisme, publié en 1802, Chateaubriand montre que le christianisme a été un facteur de progrès dans l'histoire, qu'il est seul capable de dire l'âme torturée de l'homme moderne en proie au vague des passions. Détachés du Génie du christianisme, les deux petits romans Atala et René paraissent avec succès en 1801 et 1802. René, nettement autobiographique, peut être rapproché des Mémoires d’outre-tombe : Chateaubriand y peint ce “ vague des passions ” qu’on appellera plus tard le “ mal du siècle ”.

 

[lecture]

 

 

1)       Idée de l’inexprimable :

-          Le texte se caractérise par une hésitation (incertitudes l.5), voire un déchirement entre deux attitudes (tantôt...tantôt...) : hésitation entre le grandiose (j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes) et le petit (j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois). A cette opposition correspond celle qui organise le texte, entre le jour (attitude d’humilité) et la nuit (où René se sent la “ puissance de créer des mondes ”).

-          Sur le plan littéraire ces hésitations reposent sur une opposition entre l’épopée, genre majeur (en particulier celle d’Ossian, barde et guerrier gaélique légendaire du IIIe s., sous le nom duquel Macpherson publia des poèmes épiques, inspirés de la tradition populaire écossaise) et la bucolique, genre mineur (développé par en particulier par Virgile).

-          Comme chez Werther, cette situation aboutit à un aveu d’impuissance : comment exprimer (l.1), on ne peut les peindre (l.4).

 

2) Une expression nouvelle :

-      Tonalité lyrique propre à exprimer les sentiments intimes du personnage (une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs) ; cette exaltation est traduite à l’aide de plusieurs procédés:

-          points d’exclamation (Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! / une feuille séchée... où le jonc flétri murmurait ! / Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie !) ;

-          question oratoire (Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades ?) ;

-          hyperbole (j’aurais eu la puissance de créer des mondes).

-          apostrophe (Levez-vous vite, orages désirés).

-      Comme chez Werther, la description de la nature est présentée d’emblée comme une analyse psychologique en mettant les deux en rapport dans une sorte d’équation (Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert).

-      Harmonie entre l’automne (qui sera par excellence la saison des romantiques) et la mélancolie du héros solitaire (paysage = état d’âme): une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire.

-      Cette hésitation et cette exaltation aboutissent naturellement comme chez Werther à Dieu.

 

3) Un élan vers l’infini :

-          A l’attitude d’humilité, correspond sur le plan religieux la volonté de s’abîmer en Dieu, par la mort conçue comme une nouvelle vie : périphrase euphémistique (la saison de ta migration), anaphore de souvent qui met clairement sur le même plan la religion (Le clocher solitaire, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards) et l’évocation de la mort (souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage)

-          Le souffle du vent est, comme dans la Bible, la manifestation de Dieu ; c’est pourquoi le mot vent apparaît très souvent dans le texte (murmure que les vents et les eaux / au milieu des vents, des nuages et des fantômes / une feuille séchée que le vent chassait / attends que le vent de la mort se lève / le vent sifflant dans ma chevelure / cf. lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière).

-          Cette dimension religieuse (connotation religieuse de ravissement, repris plus bas par enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur) invite à une relecture de la description à laquelle un réseau de correspondances précises confère un autre sens :

-          l’idée, comme chez Werther, d’une volonté de se hisser jusqu’à Dieu (tu déploieras ton vol), est reprise dans la description (la fumée s’élevait / Le clocher solitaire, s’élevant au loin / les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête / j’aurais voulu être sur leurs ailes).

-          La petitesse et la fragilité de l’homme en face de la grandeur et de la puissance de Dieu sont également suggérées : je m’égarais sur de grandes bruyères / une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert (cf. le silence d’un désert au début) où le jonc flétri murmurait (cf. le murmure au début).

-          La différence essentielle avec Werther est que, au lieu d’être anéanti par le spectacle de la nature, René opère un renversement à la fin du texte : dimension prométhéenne où le personnage se sent “ la puissance de créer des mondes ”, où à la tentation de la mort répond le bouillonnement de la vie (il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur). Le moi se fait plus présent (ma chaumière… mon toit… ma fenêtre je voyais la lune … me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu), et René, qui désirait s’envoler vers le ciel, fait descendre le ciel sur terre. C’est le sens de la comparaison qui clôt le texte : le bas prend la place du haut, la lune devient un pâle vaisseau, les nuages du ciel deviennent des vagues ; c’est une nouvelle évocation de René lui-même puisque ce passage reprend clairement la thématique du guerrier “ errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ”.

 

Conclusion :

  Comme chez Goethe, le personnage de Chateaubriand trouve la solution de son mal dans l’écriture : c’est le même mal de vivre, le même déchirement entre un idéal de grandeur et le sentiment intime de l’impuissance de l’homme. Mais chez Chateaubriand la réflexion se fait à la fois plus noire et plus profonde, plus énergique aussi : l’art permet à l’homme de dépasser sa petitesse et de se faire l’interprète de Dieu, thème qui sera largement repris par Victor Hugo, grand admirateur de Chateaubriand (“ Je serai Chateaubriand ou rien ”).