L’usage de l’Antiquité dans les Regrets de Du Bellay

 

            L'Antiquité est un héritage (dans lequel Du Bellay puise abondamment), et c’est aussi un point de repère par rapport auquel Du Bellay se situe (faut-il l'imiter ou pas ?). La matière antique est présente de plusieurs façons  : dans la forme et dans les thèmes, de manière précise ou très allusive.

 

            Le projet poétique de Du Bellay est dans la lignée des idées de la Défense et Illustration de la Langue française  : il faut puiser dans l'héritage antique, sans l'imiter servilement, afin d'enrichir le français. Quand Du Bellay dit « Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs,/ Je ne veux retracer les beaux traits d'un Horace » (S.4), il n'est pas en contradiction avec lui-même : il va certes imiter les auteurs antiques, mais en les adaptant à sa propre personnalité et au service de ses sentiments.

 

            La première imitation est dans la thématique même des Regrets, directement inspirée des Tristes d'Ovide (48 av.JC-18 ap.JC). Ovide est une des images de l'exilé. Il l'adapte dans « A son livre » et le nomme explicitement au S.10 ; il lui emprunte son vocabulaire (S.40 : la périphrase « le grand Dulichien » est tirée des Métamorphoses XIV, 226) .

 

            L'autre exilé, mythologique, est le héros d’Homère, Ulysse (S.26, 31 associé à Jason, 40), modèle idéal et supérieur à Du Bellay  ; il permet à Du Bellay des références plus ou moins précises à la poésie homérique qui fait ainsi écho à la sienne et la prolonge. Ainsi Du Bellay comparera le travail de Ronsard à la toile de Pénélope (S.23). Du Bellay imite aussi la forme de la poésie homérique, en particulier la comparaison homérique (S.34). A Homère Du Bellay emprunte aussi divers noms  : Achille (S.13), Hector (S.19), Nestor (S.19), le siège de Troie (S.36). Tout cela concourt à donner à cette poésie élégiaque une dimension plus grande.

 

            Du Bellay s'inspire également d'autres poètes :

-    Hésiode  (VIIIe siècle av.JC : c'est lui « l'Ascréan » du S.2) est un des modèles de la poésie inspirée  : sa rencontre avec les Muses (début de la Théogonie)  au sommet de l'Hélicon (S.2) est adaptée à Du Bellay (S.6) et trouvera de nombreux échos dans le recueil avec l'évocation répétée des Muses et d'Apollon : S.3, 4 (Phoebus), 6, 7 (« le docte troupeau  qui  sur Parnasse habite »),  11,  22,  39.  A Hésiode,  Du Bellay emprunte aussi le thème de la vertu escarpée (S.3)  : « Devant la vertu les dieux immortels ont mis la sueur. Long, ardu est le sentier qui y mène, et âpre tout d'abord » (Les Travaux et les Jours v.289-291).

-    Térence  (195-159  av.JC,  auteur de  comédies  latines)  est  cité allusivement au S.33  : l'expression « tenir le loup par les oreilles » est emprunté à une de ses comédies, Phormion, où l'on trouve au v.506, l'expression,  passée rapidement en proverbe, « auribus teneo lupum » « je tiens le loup par les oreilles ».

-    Lucrèce (99-55 av.JC, poète philosophe) est allusivement cité au S.34.  Celui-ci dit au début du livre II de son De Natura Rerum  : « Suave,  mari  magno  turbantibus  aequora  ventis,/  e  terra  magnum alterius spectare laborem »  « II  est doux,  quand sur la grande mer les vents soulèvent les flots,  d'assister de la terre aux grandes épreuves d'un autre ». Lucrèce compare cela au  philosophe qui a pu échapper aux tempêtes des  passions et accéder à la sagesse  ; Du Bellay adapte cette citation à son propre cas, puisqu'il venait en Italie pour être « savant en la philosophie » (S.32).

-    Virgile  (71-19 av.JC)  est le plus imité  :

-    Du Bellay le cite souvent par allusions érudites : « la Prophète » (S.7) est la Sibylle de Cumes telle qu'elle est décrite au livre VI de l'Enéide (v.42s).

-    Les trois cygnes du S.16 sont adaptés de l’Enéide XI, 456 sq (« Dant sonitura rauci par stagna loquacia cycni » « Les cygnes rauques font entendre un cri à travers les étangs bavards »).

-    Le S.17 suit de près le texte de l'Enéide VI, 305-316 qui raconte la descente aux Enfers d'Enée : « Là vers les rives toute une foule en désordre se ruait (...) Ils étaient debout, suppliant qu'on les fît passer les premiers, ils tendaient leurs mains, avides, dans le désir de l'autre rive. Mais l'inflexible nocher tantôt prend ceux-ci, tantôt prend ceux-là ; les autres, il les déloge et les repousse loin de la grève. » Du Bellay traduit aussi de très près les v.714-715 du même livre : « Lethaei ad fluminis undam/ securos latices et longa oblivia potant » « A l'onde du fleuve Léthé (="oubli" en grec) ils boivent les philtres apaisants et les longs oublis ».

-    Au S.20, Du Bellay traduit toujours le même livre de l'Enéide (VI, 645) pour évoquer Orphée, le poète idéal  : ici la traduction est littérale (« Threicius longa cum veste sacerdos » « Le grand prêtre de Thrace au long sourpelis »).

-    L'adjectif « ausonienne » (S.35) est emprunté à Virgile qui l'emploie souvent pour désigner l'Italie, anciennement nommée Ausonie.

-    Horace (65-8 ap.JC) est rejeté au S.4, mais Du Bellay s'inspirera de ses Satires dans la seconde partie des Regrets.

-    Tibulle (54-19 av.JC, poète élégiaque) est suivi de très près pour évoquer les mauvais présages qui ont précédé le départ de Du Bellay au S.25. Tibulle se rappelle les présages qu'il a pu voir le jour où il a rencontré la fille qui l'a tant fait souffrir  : il a vu des oiseaux aux présages sinistres (« aves aut omina dira »), c'était le jour de Saturne (« Saturnive sacram me tenuisse diem ») et il s'est blessé  le  pied  (« tristia  dixi/  offensun   in porta signa dedisse pedem »).  Du Bellay  transpose  donc  la  poésie  amoureuse  en  plainte personnelle.

 

            Outre ces références précises, on trouve aussi des personnages communs à plusieurs auteurs et faisant partie intégrante de la mythologie antique : la Fortune (S.6, 24, 41), Echo (S.9), Cupidon (S.23, 24), Vénus (S.23), Mars (S.23), Oreste (S.23), les dieux (S.37, 44), Castor et Pollux (S.41).

 

            Il faut enfin ajouter à cela des expressions antiques et communes à plusieurs auteurs : « Je hais plus que la mort » (S.29), « il est fils d'un rocher... tigre inhumaine » (S.30 ; hyperboles traditionnelles dans l'antiquité).

 

CONCLUSION :

         Du Bellay pratique donc l'imitation telle qu'il l'a prônée dans la Défense et Illustration de la Langue française. Il se nourrit de l'Antiquité et en cela est le digne disciple de Dorat. Mais précisément son originalité réside dans le fait qu'il a su, après « innutrition »,  la « digérer » pour l'adapter de façon très personnelle à sa propre personnalité. L'Antiquité est donc pour lui un moyen de s'exprimer, et non une fin en soi.