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Du Bellay, Les Regrets, 24
« Qu'heureux tu es (Baif) heureux et plus qu'heureux »
1. Un texte élégiaque :
- Comme souvent, la composition du sonnet repose sur une opposition entre les deux quatrains (le bonheur de Baïf) et les deux tercets (le malheur de Du Bellay). Le poème présente donc un registre élégiaque, soulignant le contraste entre l’heureux Baïf et le chetif Du Bellay par de nombreuses figures de style :
- Le bonheur de Baïf est souligné par une hyperbole (Qu'heureux tu es (Baif) heureux et plus qu'heureux…) et un isolexisme[1] (languir ton coeur doulcement langoureux).
- Les accumulations opposent l’excès de bonheur de Baïf (belle, courtoise, et gentile maistresse) aux maux qu’endure Du Bellay (Les regrets, les ennuys, le travail, et la peine ; voir le S.35[2]), lesquels sont encore soulignés par un chiasme (Le tardif repentir d'une esperance vaine) et une personnification (l'importun souci, qui me suit pas à pas).
- Même opposition avec un parallélisme auquel s’associent une antithèse (Le severe sourcy: mais la doulce rudesse) et un oxymore (la doulce rudesse rappelle le lieu commun de la guerre amoureuse).
2. Le regard, source d’inspiration :
- Le thème du regard sous-tend tout le poème. A l’aide de périphrases, il permet d’évoquer en les opposant les deux divinités aveugles, d'une part la déesse Fortune (ceste aveugle Deesse) qui est nuisible pour Du Bellay (c’est un leitmotiv dans les Regrets : voir les S. 3, 6, 41, 51, 56, 60, 70), et d’autre part Cupidon (cest aveugle enfant qui nous fait amoureux) qui rend heureux Baïf.
- Cette opposition se retrouve au niveau des mortels entre le maistre rigoureux et la gentile maistresse : la métonymie du severe sourcy s’oppose à l’oxymore de la doulce rudesse. S’ajoute à cela un troisième terme qui est le regard du prince (loing des yeux de mon Prince). Du Bellay établit donc ainsi un système subtil d’oppositions et d’associations : l’œil sévère du maître (qui, à la différence de la maîtresse de Baïf, ne donne pas l’inspiration) s’oppose aux yeux du prince dont Du Bellay précise ailleurs qu’il est source d’inspiration (sonnet 8). De même à la puissance aveugle de la Fortune, soulignée par une polysyndète (et nous haulse et nous baisse), s’oppose la puissance du roi (habituellement renversée d’ailleurs par la Fortune…).
3. Le statut du poète :
- Le poème est aussi très codé, et ses nombreuses allusions demandent à être élucidées. Toutes renvoient à la pratique de la poésie au sein de la Pléiade. L’allusion à la Fortune renvoie à l’Hymne à la fortune de Ronsard paru trois ans plus tôt, et suggère une opposition entre le genre poétique mineur de Du Bellay et celui prestigieux de la poésie hymnique dont Ronsard tire sa gloire. Cette allusion aux Hymnes est vérifiée par la présence du severe sourcy qui renvoie au sonnet 60, consacré précisément aux Hymnes de Ronsard[3].
- Les autres allusions opposent la poésie élégiaque de Du Bellay à celle, pétrarquisante, de Baïf, qui est le dédicataire de ce sonnet. En particulier le maistre rigoureux de Du Bellay renvoie et s’oppose au dieu rigoureux qui ouvre le sonnet précédent, adressé justement à Ronsard (l’adjectif rigoureux est souvent appliqué à Cupidon).
- Ainsi Du Bellay entend définir la place qu’il occupe au sein de la Pléiade. Il ne fait pas de la poésie majeure comme Ronsard, son éternel rival et ami ; mais il ne fait pas non plus de la poésie amoureuse comme Baïf. Du Bellay entend aller à contre-courant des poètes qui l’ont précédé ou qui sont ses contemporains. Les accumulations de la fin du sonnet étalent en quelque sorte le « matériel » sur lequel Du Bellay va travailler.
- Derrière une tristesse de façade où Du Bellay se dépeint comme malheureux et sans talent, il faut voir en fait la légitime fierté d’un poète qui va courageusement à contre-courant des modes de son temps pour ériger une nouvelle poésie, fondée sur l’expression personnelle de la mélancolie.
[1] Isolexisme : Figure de
rhétorique consistant à réunir dans une phrase au moins deux mots ayant
la même racine, dans le but de créer un effet d'insistance ou de comique :
vivre sa vie ; se nourrir d’une nourriture nourrissante ;
le chanteur, d’abord enchanté, a rapidement déchanté.
[2] sonnet 35 : Mais moy, qui jusqu'icy n'ay prouvé que
la peine,
La peine et le malheur d'une
esperance vaine,
La douleur, le souci, les regrets,
les ennuis
[3] sonnet 60 : N'y pensez voir encor' le severe sourcy
De madame Sagesse, ou la brave
entreprise,
Qui au Ciel, aux Demons, aux
Estoilles s'est prise,
La Fortune, la Mort, & la
Justice aussi
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Qu'heureux
tu es (Baif) heureux et plus qu'heureux, Du Bellay, Les Regrets, 24 |