|
IX France mere des arts, des armes, et des loix, Tu m'as nourry long temps du laict de ta mamelle: Ores, comme un aigneau qui sa nourrice appelle, Je remplis de ton nom les antres et les bois. Si tu m'as pour enfant advoué quelquefois, Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle? France, France respons à ma triste querelle: Mais nul, sinon Echo, ne respond à ma voix. Entre les loups cruels j'erre parmy la plaine, Je sens venir l'hyver, de qui la froide haleine D'une tremblante horreur fait herisser ma peau. Las, tes autres aigneaux n'ont faute de pasture, Ils ne craignent le loup, le vent, ny la froidure: Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau. Du Bellay, Les Regrets, 9 |
_________
Du Bellay, Les Regrets,
9
1.
Une poésie élégiaque :
-
Le
texte se présente lui-même comme une triste querelle (= plainte), et cette lamentation résonne dans tout le poème
et l’envahit peu à peu, de la même façon que la voix de Du Bellay
envahit hyperboliquement le paysage (Je remplis de ton nom les antres
et les bois). En effet l’écho, présenté sous forme d’allégorie (Mais
nul, sinon Echo, ne respond à ma voix), n’apparaît pas seulement dans
le poème comme un thème, mais comme un principe de structuration phonique :
-
la
structure du premier vers annonce par ses allitérations et ses assonances
le thème de l’écho : mère des arts, des armes
(dans une sorte de chiasme phonique : m… ar / ar…m) ;
-
France
est répété trois fois, dont deux fois au v.7, juste avant la mention d’Echo ;
-
réponds
apparaît trois fois dans trois vers successifs et de façon à mimer en quelque
sorte l’effet de l’écho qui s’éloigne (4e et 5e syllabes
d’abord, puis 5e et 6e syllabes, enfin 8e
et 9e syllabes) ; même phénomène avec lois (prononcé
« loé » au XVIe siècle) et lait au 2e
vers ;
-
de
nombreuses reprises de mots et des isolexismes[1]
renforcent cet effet : agneau-agneau, froide-froidure,
cruelle-cruels, nourri-nourrice, loups-loup.
-
L’élégie
se traduit aussi par l’usage de comparaisons animales, filées sur l’ensemble
du poème : le mot mère (v.1) qui pourrait signifier dans un
premier temps « origine des arts, des armes et des lois »,
est précisé par le 2e vers (Tu m'as nourry long temps du laict
de ta mamelle) ; le v.3 achève d’assimiler la France à une brebis
(comme un aigneau qui sa nourrice appelle). Ce rapport étroit avec
la France passe par le champ lexical de la nourriture (nourry, laict,
mamelle, nourrice, pasture), l’allégorie de la terre nourricière comparée
à une mère allaitant ses enfants étant un thème souvent repris (par Agrippa
d’Aubigné par exemple dans les Tragiques).
La comparaison de Du Bellay avec un agneau inoffensif permet de donner une
tonalité pathétique au texte, en évoquant les frissons de peur et de froid
(Entre les loups cruels j'erre parmy la plaine / Je sens venir l'hyver,
de qui la froide haleine / D'une tremblante horreur fait herisser ma peau) ;
outre les loups prédateurs, l’agneau est également poursuivi par l’hiver
qui est personnifié.
2.
France, mère ou maîtresse ?
-
Comme
souvent dans les Regrets Du Bellay « recycle » un matériau
poétique existant déjà, en le détournant de sa fonction première ;
c’est le cas du vocabulaire amoureux. Un clin d’œil très visible est l’utilisation
de l’adjectif cruelle, massivement employé dans la poésie amoureuse
pour se plaindre des dédains de la dame aimée (par exemple chez Ronsard, Baïf, Jodelle). Inversement,
l’allusion à la nymphe Echo évoque les dédains amoureux de Narcisse. Ce
qui fait l’originalité de Du Bellay c’est précisément de faire une poésie
nouvelle à partir d’un matériau qui n’a rien d’original.
-
Ce
détournement de la rhétorique amoureuse substitue donc la mère à la maîtresse,
avec la métaphore filée de la terre nourricière. Le poème repose sur un
réseau de sens complexe : de la même façon que l’agneau Du Bellay s’oppose
aux loups, la brebis France allaitant son agneau rappelle la louve romaine
allaitant Romulus et Rémus. L’image n’est pas fortuite : le poème est
nettement polémique et nationaliste. Le premier vers est en soi un défi,
car à l’époque c’est l’Italie et non pas la France qui est considérée comme
la mere des arts, des armes, et des loix.
3.
Valeur symbolique :
-
L’allégorie,
l’apostrophe et l’accumulation pompeuse du premier vers sont dignes d’un
hymne (voir par exemple Ronsard Hymne du Ciel : « O
Ciel net, pur et beau, haute maison de Dieu »), et elles tranchent
avec le reste du poème qui ressemble davantage par sa thématique à une humble
fable. Le poème semble donc commencer avec éclat comme une poésie majeure,
telle qu’en fait Ronsard dans ses Hymnes, mais tout le reste appartient
au genre de l’élégie, genre mineur où Du Bellay a choisi d’exceller.
-
Comme
souvent dans les Regrets, ce sonnet présente également, à côté de
son sens obvis, une signification qui demande à être précisée. Le texte
fait appel à de nombreuses réminiscences culturelles et l’intertextualité
y tient un rôle important. L’image de l’agneau abandonné rappelle évidemment
au lecteur la fameuse parabole christique de la brebis égarée[2].
Mais cette image renvoie tout aussi clairement au genre antique de la bucolique,
illustré en particulier par Virgile.
- Ainsi Du Bellay définit son travail poétique par rapport à deux ensembles d’œuvres : d’une part dans ce poème polémique, Du Bellay s’oppose à la tradition italienne (avec Virgile pour les Bucoliques, avec Pétrarque pour la poésie amoureuse) ; d’autre part la pointe finale du sonnet (Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau) renvoie très clairement aux autres membres du troupeau (le terme désigne communément à l’époque un groupe de poètes, ici en l’occurrence la Pléiade). Du Bellay entend donc définir sa place au sein de la Pléiade : une place de premier plan qu’il doit à l’originalité de sa poésie, une élégie personnelle.
[1] Isolexisme : Figure de
rhétorique consistant à réunir dans une phrase au moins deux mots ayant
la même racine, dans le but de créer un effet d'insistance ou de comique :
vivre sa vie ; se nourrir d’une nourriture nourrissante ;
le chanteur, d’abord enchanté, a rapidement déchanté.
[2] Evangile selon Saint Mathieu, XVIII, 12-14 : « A votre avis, si un homme possède cent brebis et qu'une d'elles vienne à s'égarer, ne va-t-il pas laisser les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes pour s'en aller à la recherche de l'égarée ? Et s'il parvient à la retrouver, en vérité je vous le dis, il tire plus de joie d'elle que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. Ainsi on ne veut pas, chez votre Père qui est aux cieux, qu'un seul de ces petits se perde. ».