XXXI

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy la qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage!

Quand revoiray-je, helas, de mon petit village
Fumer la cheminee, et en quelle saison,
Revoiray-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup d'avantage?

Plus me plaist le sejour qu'on basty mes ayeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaist l'ardoise fine:

Plus mon Loyre Gaulois, que le Tybre Latin,
Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur Angevine.

 

______________________________________

 

 

                    Première ébauche en latin dans l’Elégie latine écrite à Rome

 

Felix qui mores multorum vidit et urbes,

    Sedibus et potuit consenuisse suis.

Ortus quaeque suos cupiunt, externa placentque

    Pauca diu, repetunt et sua lustra ferae.

Quando erit ut notae fumantia culmina villae

    Et videam regni jugera pauca mei ?

Non septemgemini tangunt mea pectora colles

    Nec retinet sensus Thybridis unda meos.

Non mihi sunt cordi veterum monumenta Quiritum,

    Nec statuae, nec me picta tabella juvat :

Non mihi Laurentes nymphae, sylvaeque virentes,

    Nec mihi, quae quondam, florida rura placent.

 

 

Heureux qui a vu les mœurs et les villes de beaucoup de peuples, et a pu vieillir dans son propre foyer. Tous désirent revenir à leur source, et parmi les choses étrangères, il en est peu qui plaisent longtemps : même les bêtes sauvages regagnent leur tanière. Quand reverrai-je le toit fumant de ma maison familière et les quelques arpents qui sont mon royaume ? Les sept collines ne touchent pas mon cœur, et l’onde du Tibre ne retient pas mes sens. Les monuments des anciens Romains me laissent indifférent : ni les statues ni les tableaux ne me charment. Ni les nymphes de Laurente [ville du Latium], ni les forêts verdoyantes, ni les campagnes fleuries ne me plaisent comme autrefois.

______________________________________

 

 

Sonnet XXXI “ Heureux qui comme Ulysse… ”

 

1) Une élégie nostalgique :

-         Expression lyrique de la nostalgie :

-         exclamation (1er quatrain), question oratoire (2e quatrain), interjection hélas ;

-         déséquilibre des vers qui traduit l’émotion : deux enjambements successifs aux v.5 et 6 ;.

-         présence de la première personne à travers des pronoms et des adjectifs possessifs qui soulignent l’attachement de DB à ses racines (v.5, 7, 8, 9, 11, 12, 13) ; expression de la subjectivité avec la répétition de plaît ;

-         redondances (beaucoup davantage développé par les anaphores de Plus) ;

-         hyperbole et paradoxe : Ulysse est traditionnellement l’exemple type du héros malheureux ; or Ulysse est comparativement plus heureux que DB, puisque son voyage de retour (qui a duré dix ans et lui a fait traverser de nombreux dangers) est un beau voyage ;

-         adjectifs qualificatifs à valeur affective : mon petit village, ma pauvre maison, mon petit Liré.

 

2) Intertextualité et références humanistes :

-         Mais, comme souvent, la poésie personnelle est directement inspirée des sources antiques, en plein accord avec les principes de la Deffense et illustration de la langue françoyse qui proclame la nécessité de donner à la langue française le prestige de la langue latine.

-         Le premier état du texte, composé en latin à Rome, est encore très proche de divers textes de l’antiquité :

-         le prologue de l’Odyssée (“ Muse, chante le héros plein de ruse qui longtemps erra quand il eut renversé la sainte Ilion. Il visita de nombreuses cités, et connut les mœurs de peuples nombreux ”) ;

-         le début (très célèbre) des Psaumes dans la Bible (“ Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies… ”), considérés comme source de sagesse ;

-         surtout la deuxième Épode d’Horace (Beatus ille qui procul negotiis, ut prisca gens mortalium, paterna rura bubus exercet suis... neque horret iratum mare : “ Heureux celui qui loin des affaires, comme l’antique race des mortels, travaille les champs de ses pères avec ses bœufs… et n’a pas à craindre la mer irritée ”).

-         Or la comparaison avec le texte initial montre une évolution très nette vers quelque chose de plus personnel et de plus intime :

-         on fait allusion à Ulysse, mais l’imitation du prologue de l’Odyssée est supprimée, tandis que la référence à Jason relativise la valeur exemplaire d’Ulysse et permet d’étendre la référence antique à tout le quatrain. Il s’agit donc davantage d’une sorte de clin d’œil ironique ; la référence aux Psaumes présente plutôt le poème comme un texte sapiential ou une sorte d’adage populaire.

-         DB imagine déjà les circonstances de son futur retour : le toit fumant de ma maison familière est conservé, mais DB parle de la cheminée de son petit village, c’est-à-dire sa cheminée qu’il distingue de loin en arrivant au village.

-         les quelques arpents qui sont mon royaume deviennent le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province : à l’espace effrayant du voyage au dehors (thème répétitif dans les Regrets) répond l’espace clos et rassurant de la maison protectrice ; le royaume devient une province, terme précis de l’administration romaine (territoire situé hors d’Italie et administré par un gouverneur qui en tirait de gros revenus par la levée d'impôts).

-         Il y a donc refus de la tradition antique au profit d’une poésie personnelle : de fait le premier état du texte ne parle ensuite que de la grandeur de Rome, alors que les deux tercets vont au contraire être construits sur une opposition très forte, voire polémique, entre Rome et la France.

 

3) Un texte polémique :

-         Reprenant un procédé habituel dans le sonnet, les quatrains consacrés à l’élégie nostalgique s’opposent aux tercets, avec une attaque en règle de la grandeur romaine, de sorte qu’on peut voir dans le sonnet XXXI la mise en abyme de l’ensemble des Regrets : une première partie élégiaque suivie d’une partie consacrée à l’autre genre mineur qu’est la satire.

-         L’opposition est d’abord géographique, imitée de l’antique rivalité entre la Gaule (Loire gaulois) et Rome :

-         La périphrase le séjour qu'ont bâti mes ayeux s’oppose au front audacieux des palais romains, métaphore personnifiante désignant le fronton : la diérèse d’audaci-eux (= orgueilleux) souligne le caractère pompeux de ces palais, en contraste avec mes ayeux, auquel l'associe la rime : le faste impersonnel de la pompe s'oppose ainsi à ceux qui ont donné un nom.

-         L'adjectif fine, rimant avec douceur angevine est mis en valeur par cette position ; l'allitération en R de marbre dur donne au contraire à cet adjectif une valeur péjorative : la dureté du matériau est symbolique de la dureté du cœur.

-         Le dernier tercet est très travaillé : le parallélisme des v.12 et 13 est souligné par des échos phoniques (Loire ð Liré) ou par l’utilisation de rime riches (latin / Palatin) ; aux rimes masculines en IN qui désignent chaque fois les réalités romaines (latin, Palatin qui reprennent les rimes intérieures à l’hémistiche romains et air marin) s’opposent la douceur maternelle des rimes féminines correspondantes (ardoise fine, douceur angevine).

-         Mais l’opposition est aussi poétique : le travail de réécriture montre en effet le rejet de la littérature épique qui n’est ici évoquée que pour être détournée. Aux grands sujets de l’épopée du 1er quatrain s’oppose l’élégie du 2e quatrain. L’opposition géographique des tercets sert à souligner les choix poétiques de DB qui préfère la modestie à la grandeur : l’air marin n’est pas celui de Rome ; il renvoie à la figure emblématique d’Ulysse dans les Regrets, ce double dont l’excellence (plein d'usage et raison) ne sert qu’à souligner encore la modestie du chétif DB.