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XXXI
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Première ébauche en latin dans l’Elégie latine écrite à Rome |
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Felix qui mores multorum vidit et urbes, Sedibus et potuit consenuisse suis. Ortus quaeque suos cupiunt, externa placentque Pauca diu, repetunt et sua lustra ferae. Quando erit ut notae fumantia culmina villae Et videam regni jugera pauca mei ? Non septemgemini tangunt mea pectora colles Nec retinet sensus Thybridis unda meos. Non mihi sunt cordi veterum monumenta Quiritum, Nec statuae, nec me picta tabella juvat : Non mihi Laurentes nymphae, sylvaeque virentes, Nec mihi, quae quondam, florida rura placent. |
Heureux qui
a vu les mœurs et les villes de beaucoup de peuples, et a pu vieillir dans
son propre foyer. Tous désirent revenir à leur source, et parmi les choses étrangères,
il en est peu qui plaisent longtemps : même les bêtes sauvages regagnent
leur tanière. Quand reverrai-je le toit fumant de ma maison familière et les
quelques arpents qui sont mon royaume ? Les sept collines ne touchent
pas mon cœur, et l’onde du Tibre ne retient pas mes sens. Les monuments des
anciens Romains me laissent indifférent : ni les statues ni les tableaux
ne me charment. Ni les nymphes de Laurente [ville du Latium], ni les forêts verdoyantes,
ni les campagnes fleuries ne me plaisent comme autrefois. |
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Sonnet
XXXI “ Heureux qui comme Ulysse… ” 1)
Une élégie nostalgique : -
Expression lyrique de
la nostalgie : -
exclamation (1er
quatrain), question oratoire (2e quatrain), interjection hélas ; -
déséquilibre des vers
qui traduit l’émotion : deux enjambements successifs aux v.5 et
6 ;. -
présence de la première
personne à travers des pronoms et des adjectifs possessifs qui soulignent
l’attachement de DB à ses racines (v.5, 7, 8, 9, 11, 12, 13) ; expression
de la subjectivité avec la répétition de plaît ; -
redondances (beaucoup
davantage développé par les anaphores de Plus) ; -
hyperbole et
paradoxe : Ulysse
est traditionnellement l’exemple type du héros malheureux ; or
Ulysse est comparativement plus heureux que DB, puisque son voyage
de retour (qui a duré dix ans et lui a fait traverser de nombreux
dangers) est un beau voyage ; -
adjectifs qualificatifs
à valeur affective : mon petit village, ma pauvre
maison, mon petit Liré. 2)
Intertextualité et références humanistes : -
Mais, comme
souvent, la poésie personnelle est directement inspirée des sources
antiques, en plein accord avec les principes de la Deffense
et illustration de la langue françoyse qui proclame la nécessité
de donner à la langue française le prestige de la langue latine. -
Le premier état du
texte, composé en latin à Rome, est encore très proche de divers textes de
l’antiquité : -
le prologue
de l’Odyssée
(“ Muse, chante le héros plein de ruse qui longtemps erra
quand il eut renversé la sainte Ilion. Il visita de nombreuses
cités, et connut les mœurs de peuples nombreux ”) ;
-
le début (très célèbre) des
Psaumes
dans la Bible (“ Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil
des impies… ”), considérés comme source de sagesse ; -
surtout la deuxième
Épode
d’Horace
(Beatus ille qui procul negotiis, ut prisca gens mortalium, paterna
rura bubus exercet suis... neque horret iratum mare : “ Heureux
celui qui loin des affaires, comme l’antique race des mortels, travaille
les champs de ses pères avec ses bœufs… et n’a pas à craindre la mer
irritée ”). -
Or la comparaison avec
le texte initial montre une évolution très nette vers quelque chose de plus
personnel et de plus intime : -
on fait allusion
à Ulysse,
mais l’imitation du prologue de l’Odyssée est supprimée, tandis
que la référence à Jason
relativise la valeur exemplaire d’Ulysse et permet d’étendre la référence
antique à tout le quatrain. Il s’agit donc davantage d’une sorte de
clin d’œil ironique ; la référence aux Psaumes présente
plutôt le poème comme un texte sapiential ou une sorte d’adage populaire. -
DB imagine déjà les
circonstances de son futur retour : le toit fumant de ma maison
familière est conservé, mais DB parle de la cheminée de son petit
village, c’est-à-dire sa cheminée qu’il distingue de loin en arrivant
au village. -
les quelques arpents
qui sont mon royaume deviennent le
clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province : à l’espace
effrayant du voyage au dehors (thème répétitif dans les Regrets)
répond l’espace clos et rassurant de la maison protectrice ; le royaume
devient une province, terme précis de l’administration romaine (territoire situé hors d’Italie
et administré par un gouverneur qui en tirait de gros revenus par la levée
d'impôts). -
Il y a donc refus de la
tradition antique au profit d’une poésie personnelle : de fait le
premier état du texte ne parle ensuite que de la grandeur de Rome, alors que
les deux tercets vont au contraire être construits sur une opposition très
forte, voire polémique, entre Rome et la France. 3)
Un texte polémique : -
Reprenant un procédé
habituel dans le sonnet, les quatrains consacrés à l’élégie nostalgique
s’opposent aux tercets, avec une attaque en règle de la grandeur romaine, de
sorte qu’on peut voir dans le sonnet XXXI la mise en abyme de l’ensemble des Regrets :
une première partie élégiaque suivie d’une partie consacrée à l’autre genre
mineur qu’est la satire. -
L’opposition est
d’abord géographique, imitée de l’antique rivalité entre la Gaule (Loire
gaulois) et Rome : -
La périphrase le
séjour qu'ont bâti mes ayeux s’oppose au front audacieux des
palais romains, métaphore personnifiante désignant le fronton : la
diérèse d’audaci-eux (=
orgueilleux) souligne le caractère
pompeux de ces palais, en contraste avec mes ayeux, auquel l'associe
la rime : le faste impersonnel de la pompe s'oppose ainsi à ceux qui ont
donné un nom. -
L'adjectif fine,
rimant avec douceur angevine est mis en valeur par cette
position ; l'allitération en R de marbre dur
donne au contraire à cet adjectif une valeur péjorative : la dureté du
matériau est symbolique de la dureté du cœur. -
Le dernier tercet est
très travaillé : le parallélisme des v.12 et 13 est souligné par des
échos phoniques (Loire ð Liré) ou par l’utilisation de rime riches (latin
/ Palatin) ; aux rimes masculines en IN qui désignent chaque fois
les réalités romaines (latin, Palatin qui reprennent les rimes
intérieures à l’hémistiche romains et air marin) s’opposent la
douceur maternelle des rimes féminines correspondantes (ardoise fine, douceur
angevine). -
Mais l’opposition est
aussi poétique : le travail de réécriture montre en effet le
rejet de la littérature épique qui n’est ici évoquée que pour être détournée.
Aux grands sujets de l’épopée du 1er quatrain s’oppose l’élégie du
2e quatrain. L’opposition géographique des tercets sert à
souligner les choix poétiques de DB qui préfère la modestie à la
grandeur : l’air marin n’est pas celui de Rome ; il renvoie
à la figure emblématique d’Ulysse dans les Regrets, ce double dont
l’excellence (plein d'usage et raison) ne sert qu’à souligner encore
la modestie du chétif DB. |
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