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Ulysse le Grec et Hector le Troyen se retrouvent pour parlementer, afin d'éviter que se déclenche la guerre entre leurs deux nations. C’est l’avant-dernière scène de la pièce. HECTOR. - Et voilà le vrai combat, Ulysse. ULYSSE. - Le combat d'où sortira ou ne sortira pas la guerre, oui. HECTOR. - Elle en sortira ? ULYSSE. - Nous allons le savoir dans cinq minutes. HECTOR. - Si c'est un combat de paroles, mes chances sont faibles. ULYSSE. - Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l'air d'être chacun sur le plateau d'une balance. Le poids parlera... HECTOR. - Mon poids ? Ce que je pèse, Ulysse ? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l'élan vers ce qui est juste et naturel. ULYSSE. - Je pèse l'homme adulte, la femme de trente ans, le fils que je mesure chaque mois avec des encoches, contre le chambranle du palais... Mon beau-père prétend que j'abîme la menuiserie... Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie. HECTOR. - Je pèse la chasse, le courage, la fidélité, l'amour. ULYSSE. - Je pèse la circonspection devant les dieux, les hommes, et les choses. HECTOR. - Je pèse le chêne phrygien, tous les chênes phrygiens feuillus et trapus, épars sur nos collines avec nos bœufs frisés. ULYSSE. - Je pèse l'olivier. HECTOR. - Je pèse le faucon, je regarde le soleil en face. ULYSSE. - Je pèse la chouette. HECTOR. - Je pèse tout un peuple de paysans débonnaires, d'artisans laborieux, de milliers de charrues, de métiers à tisser, de forges et d'enclumes... Oh ! pourquoi, devant vous, tous ces poids me paraissent-ils tout à coup si légers ! ULYSSE. - Je pèse ce que pèse cet air incorruptible et impitoyable sur la côte et sur l'archipel. HECTOR. - Pourquoi continuer ? la balance s'incline. ULYSSE. - De mon côté ?... Oui, je le crois. HECTOR. - Et vous voulez la guerre ? ULYSSE. - Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle. HECTOR. - Nos peuples nous ont délégués tous deux ici pour la conjurer. Notre seule réunion signifie que rien n'est perdu... Jean GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu II, 13 (1935) |
Giraudoux La guerre de
Troie n 'aura pas lieu acte II, scène 13 C'est
l'avant-dernière scène de la pièce : Ulysse
et Hector
ont une dernière entrevue pour éviter la guerre qui menace. 1.
De fausses négociations : -
A
aucun moment de l'entrevue Hector et Ulysse n'abordent la cause supposée
de la guerre, à savoir l'enlèvement
d'Hélène
par Paris. -
Paradoxe
: la négociation pour la paix est présentée d'emblée comme un combat, à la
fois par Hector et par Ulysse (reprise de combat). -
Dès
le départ la situation est faussée car les deux intervenants ne sont
absolument pas de force comparable : importance de l'intertextualité,
le texte de la pièce renvoie constamment à d'autres textes, en particulier
l'Iliade et l'Odyssée. Or dans ces textes Ulysse est
l'exemple même de la ruse et de la puissance oratoire (cf. Iliade
III 210 sq où l'on évoque l'action oratoire d'Ulysse qui feint
d'abord d'être maladroit, mais dont la parole est plus irrésistible
qu'une tempête de neige ; cf. l'Odyssée où Ulysse est systématiquement
appelé « Ulysse aux mille ruses »). -
La
réplique d'Hector (« Si c'est un combat de paroles, mes chances sont
faibles ») rappelle clairement au spectateur de Giraudoux la puissance
oratoire d'Ulysse, d'autant que dès le départ Ulysse lui donne une leçon :
Hector croit pouvoir diriger le débat en prenant l'initiative de la parole («
Et voilà le vrai combat »), mais immédiatement Ulysse prend l'avantage
en transformant Hector en demandeur (« Elle en sortira ? ») ; à
la définition d'Hector (un combat de paroles) Ulysse substitue une
autre définition (une pesée), c'est lui qui dirige désormais le débat
tout en affirmant qu'il n'y a pas débat. 2.
La fatalité : -
L'image
de la pesée est également empruntée à Homère (Iliade
VIII 70 sq, XXII
210 sq) : Zeus, garant de l'ordre cosmique, doit veiller à ce
que les destins s'accomplissent ; il pèse alors les destins dans une
balance. Cette référence suggère donc la présence d'une fatalité qui
dépasse les hommes. -
L'allégorie
de la fatalité par l'image de la balance est confirmée par la présence
de personnifications qui suggèrent que les choses arrivent d'elles-mêmes
: le poids parlera, je suis moins sûr de ses intentions
à elle. Hector parle de conjurer la guerre, terme dont la
connotation
est nettement religieuse. -
L'intertextualité
laisse aussi deviner la
présence aux côtés d'Ulysse de la redoutable Athéna,
déesse guerrière, mais en même temps la plus rusée de l'Olympe (elle
est fille de Métis « la Ruse » que Zeus avait avalée). Ulysse l'évoque
par deux fois devant Hector (qui ne comprend peut-être pas l'allusion)
: je pèse l'olivier (l'olivier
est l'arbre d'Athéna qui a planté le premier olivier en Attique lors
de sa dispute avec Poséidon), je pèse la chouette (la chouette
est l'animal emblématique d'Athéna appelée chez Homère « la déesse
aux yeux de chouette »). -
Dans
le contexte d'une pièce à sujet mythologique, Giraudoux montre donc la
présence d'une fatalité contre laquelle on ne peut rien. Mais cette fatalité
n'est qu'un prétexte littéraire pour dire autre chose : la guerre n'est pas
voulue par les dieux, mais par les hommes ; ses causes ne sont pas
religieuses, mais politico-économiques. 3.
Les vraies causes de la guerre : -
Le
texte est fondé sur un parallélisme constant : monde antique et monde
moderne, fatalité et contexte historique et économique. Ce parallélisme
invite donc à considérer que la pièce a un double sens, qu'elle invite le
spectateur à réfléchir sur ce qui se passe d'analogue dans l'Europe de 1935. -
La
joute oratoire (souvent sous forme de stichomythie)
fait se succéder cinq groupes de deux répliques : -
à
l'individuel (un homme jeune, une femme jeune...), à une
vision étroite de l'Histoire, à un manque d'expérience, à une spontanéité
naïve (l'élan vers ce qui est juste et naturel), Ulysse oppose une
vision plus large, une plus grande expérience. -
aux
activités simples de la vie, Ulysse oppose une méfiance générale (la
circonspection devant les dieux, les hommes, et les choses). -
à
la richesse pacifique du pays phrygien (cadence
majeure, insistance des homéotéleutes
feuillus et trapus), Ulysse oppose l'olivier
(symbole ambigu : paix dans le monde judéo-chrétien, mais synonyme
de guerre dans le monde antique). -
la
chouette d'Athéna (nuit, ruse) est opposée au monde diurne, où les
choses sont claires. La référence à Pascal
(La vérité non plus que le soleil ne se peuvent regarder en face)
et à La
Rochefoucauld (Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder
fixement, Maxime 26) oriente l'interprétation : Hector malgré
ce qu'il dit ne veut pas, ne peut pas voir la vérité insoutenable
d'une guerre imminente. -
à
un monde riche et inoffensif (débonnaires, laborieux) Ulysse oppose la
violence négative (incorruptible, impitoyable) du pays
grec : paradoxe de l'air qui pèse plus lourd que les enclumes. -
La
conclusion est claire : quand un pays riche et inoffensif est convoité par un
pays pauvre et agressif, rien ne peut plus arrêter la guerre. Tout est joué
d'avance, d'où le refus de négocier de la part d'Ulysse, d'où la remarque
naïve d'Hector qui sonne comme une antiphrase involontaire (rien n'est
perdu = tout est perdu), d'où aussi le titre même de la pièce et son
caractère provocateur (tous les spectateurs savent à l'avance que la guerre
de Troie aura lieu). Conclusion
: A
l'instar d'Ulysse, le diplomate Giraudoux (il est à l'époque inspecteur
des postes diplomatiques et consulaires) sait déjà à l'avance que
la guerre va éclater. En 1933
Hitler a été élu chancelier du Reich, en 1935
la Sarre opte pour l'Allemagne. La volonté de guerre des Grecs est
une illustration du Lebensraum
allemand. |