Le 10 mai.

 

            Il règne dans mon âme tout entière une merveilleuse sérénité, semblable à ces douces matinées de printemps que je savoure de tout mon cœur. Je suis seul et je goûte la joie de vivre dans cette contrée qui est faite pour des âmes comme la mienne. Je suis si heureux, mon très cher, je suis à ce point plongé dans le sentiment de cette existence paisible que mon art en souffre. Actuellement je ne pourrais pas dessiner, pas même tracer un trait et pourtant jamais je n’ai été un plus grand peintre qu’en ce moment. Quand les vapeurs de ma chère vallée s’élèvent autour de moi, quand les feux du soleil au zénith reposent sur les impénétrables ténèbres de ma forêt, si bien que seuls quelques rayons épars se glissent furtivement à l’intérieur du sanctuaire; quand, allongé dans l’herbe haute, près du ruisseau qui dévale, et plus proche de la terre, je découvre des milliers d’herbes diverses; quand je sens plus près de mon cœur le grouillement du petit monde qui s’agite entre les brins d’herbe, les formes innombrables et insondables des vermisseaux et moucherons, et quand alors je sens la présence du Tout-Puissant, qui nous a créés à son image, le souffle de l’être d’amour qui, voguant dans une éternelle béatitude, nous porte et nous soutient; mon ami! lorsque mes yeux sont noyés de brume et que le monde qui m’entoure et le ciel tout entier reposent en mon âme comme l’image d’une bien-aimée, alors, souvent je ne suis plus que nostalgie et je songe: ah! que ne peux-tu exprimer tout cela! que ne peux-tu insuffler au papier ce qui vit en toi avec tant de plénitude, tant de chaleur pour que cela devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir du Dieu infini!  Mon ami, ces pensées m’anéantissent, je succombe sous la puissance et la splendeur de ces apparitions.

 

Gœthe Les souffrances du jeune Werther (1774)

 

 

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Les souffrances du jeune Werther

 

Gœthe (1749-1832) est l’un des écrivains allemands les plus célèbres. Les souffrances du jeune Werther est un roman épistolaire qui a eu un succès considérable dans toute l’Europe.

 Werther, le jeune héros de ce roman épistolaire, est parti travailler loin de chez lui et écrit à son meilleur ami. Il rencontre une jeune fille, Charlotte, dont il tombe instantanément amoureux; il apprend presque en même temps qu’elle est déjà fiancée. Le fiancé est de plus un jeune homme très sympathique, avec qui Werther se lie immédiatement d’amitié. Son amour impossible le poussera à se suicider. A l’époque les lecteurs s’identifièrent tellement à Werther qu’il y eut dans toute l’Europe une vague de suicides...

  Cette lettre est une des premières du livre: Werther est encore heureux, mais l’on devine déjà dans son exaltation tous les ravages que l’amour pourra faire chez lui.

 

[lecture]

 

  Le premier aspect du texte auquel nous nous attacherons est la description de la nature; nous verrons ensuite que cette description se double d’une dimension religieuse et philosophique importante; enfin nous montrerons comment cette lettre ouvre le roman sur une réflexion où se pose le problème de la création.

 

1) Description:

-      Le texte se signale tout d’abord par sa tonalité lyrique. Werther écrit à la première personne et entend faire partager son exaltation à son ami. Cette exaltation est traduite à l’aide de plusieurs procédés:

-      de nombreux points d’exclamation,

-      des apostrophes (“ mon très cher,... mon ami,... mon ami ”)

-      des hyperboles (ces pensées m’anéantissent, je succombe),

-      de nombreuses anaphores qui trahissent la puissance des sentiments éprouvés: “ Je suis seul... Je suis si heureux, mon très cher, je suis à ce point plongé... ”, “ quand...quand... ”, “ que ne peux-tu exprimer tout cela ! que ne peux-tu insuffler ”, “ tant de plénitude, tant de chaleur ”.

-      Le lyrisme de cette description est dû au fait que le personnage se projette dans le paysage qu’il décrit (cette projection, déjà présente chez Rousseau, deviendra vite un lieu commun dans la littérature romantique):

-      le héros se présente d’emblée comme le miroir de la nature (“ Il règne dans mon âme tout entière une merveilleuse sérénité, semblable à ces douces matinées de printemps ”, “ faite pour des âmes comme la mienne ”);

-      l’auteur joue sur la polysémie de termes qui peuvent se rapporter aussi bien à la nature qu’à l’être humain: “ mes yeux sont noyés de brume ” renvoie aux “ vapeurs de ma chère vallée ”.

En décrivant la nature, le héros se décrit en fait lui-même, de sorte que la description du paysage devient une analyse psychologique (“ merveilleuse sérénité... joie de vivre... nostalgie ”). Or cette exaltation est principalement due à un profond sentiment religieux qui parcourt tout le texte.

 

2) Dimension religieuse et philosophique:

-      Les réflexions de Werther combinent à la fois des notions philosophiques et religieuses. L’homme est situé entre deux infinis (l’infiniment grand et l’infiniment petit): ce thème, déjà traité par Pascal dans les Pensées, établit une similarité entre le macrocosme et le microcosme, de sorte que l’univers est conçu comme une harmonie universelle (conception qui remonte à Platon; chez les philosophes présocratiques on trouve l’idée que c’est l’Amour qui unit entre eux les quatre éléments fondamentaux).

-      La contemplation des petits éléments de la nature (“ milliers d’herbes diverses... le grouillement du petit monde qui s’agite entre les brins d’herbe, les formes innombrables et insondables des vermisseaux et moucherons ”) mène directement à la contemplation de Dieu (“ je sens la présence du Tout-Puissant ”);

-      Le vocabulaire est nettement religieux:

-      Werther parle d’âme (¹ esprit).

-      La longue période finale présente bien des traits qu’on retrouve chez les mystiques: double mouvement dans les deux premières subordonnées de temps (montée de l’homme vers le ciel, descente de la lumière de la foi dans l’âme de l’homme, comparée ici à une forêt qualifiée de sanctuaire); Dieu est un “ être d’amour ” et l’image de la Création est considérée comme “ l’image d’une bien-aimée ” (voir le Cantique des cantiques); l’impuissance et désespoir du mystique de se hausser jusqu’à Dieu (la longue protase, qui peint cet élan, s’oppose d’autant plus à chute de l’homme dans l’apodose); le souffle du Créateur (voir Genèse) est repris sur un mode mineur par le verbe insuffler.

Cette dimension religieuse débouche logiquement sur un projet prométhéen: égaler Dieu dans la création artistique.

 

3) La réflexion sur la Création et la création:

-      La réflexion sur la création repose sur une conception ancienne qui oppose la nature (qui est infinie) et l’art (qui est limité), le naturel et l’artificiel, le parfait et l’imparfait. C’est ce que souligne le paradoxe de la quatrième phrase (“ Actuellement je ne pourrais pas dessiner, pas même tracer un trait et pourtant jamais je n’ai été un plus grand peintre qu’en ce moment ”). A l’art, condamné à être imparfait, Werther oppose donc une perception de l’harmonie naturelle liée au sentiment de vivre pleinement (“ Je suis si heureux, mon très cher, je suis à ce point plongé dans le sentiment de cette existence paisible que mon art en souffre. ”).

-      Cette esthétique (qu’on retrouvera par exemple dans les jardins anglais) pose donc la primauté de la nature sur l’art. Combinée aux idées religieuses et philosophiques du texte, cette conception ne peut aboutir qu’à un sentiment d’échec (comparable à l’anéantissement des mystiques qui se croient abandonnés de Dieu): le “ Dieu infini ” par la force de son amour fait de l’homme son miroir (voir le chiasme qui clôt la période: “ pour que cela devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir du Dieu infini ”), mais l’homme ne peut faire reproduire cette infinité avec les seules ressources de son art.

-      Mais cette aporie, cet échec inévitable, trouve sa solution dans l’écriture: dans le moment même où le héros avoue son impuissance à peindre, il peint l’inexprimable avec des mots.

 

Conclusion:

  Ce n’est donc pas un hasard si cette lettre est une des premières du roman. Elle donne déjà une idée des ravages que causera l’exaltation du jeune héros; mais surtout elle est en même temps une réflexion de Gœthe lui-même sur sa propre création artistique, elle est une interrogation sur l’art en général, sur la difficulté de la création... et en même temps sur la puissance du créateur.