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A Albert Dürer
Dans
les vieilles forêts où la sève à grands flots Court
du fût noir de l’aulne au tronc blanc des bouleaux, Bien
des fois, n’est-ce pas ? à travers la clairière, Pâle,
effaré, n’osant regarder en arrière, Tu
t’es hâté, tremblant et d’un pas convulsif, O
mon maître Albert Düre, ô vieux peintre pensif ! On
devine, devant tes tableaux qu’on vénère, Que
dans les noirs taillis ton œil visionnaire Voyait
distinctement, par l’ombre recouverts, Le
faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux verts, Pan,
qui revêt de fleurs l’antre où tu te recueilles, Et
l’antique dryade aux mains pleines de feuilles. Une
forêt pour toi, c’est un monstre hideux. Le
songe et le réel s’y mêlent tous les deux. Là
se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes Dont
les rameaux tordus font cent coudes difformes, Et,
dans ce groupe sombre agité par le vent, Rien
n’est tout à fait mort ni tout à fait vivant. Le
cresson boit; l’eau court; les frênes sur les pentes, Sous
la broussaille horrible et les ronces grimpantes, Contractent
lentement leurs pieds noueux et noirs. Les
fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs; Et
sur vous qui passez et l’avez réveillée, Mainte
chimère étrange à la gorge écaillée, D’un
arbre entre ses doigts serrant les larges noeuds Du
fond d’un antre obscur fixe un œil lumineux. O
végétation ! esprit ! matière ! force ! Couverte
de peau rude ou de vivante écorce ! Aux
bois, ainsi que toi, je n’ai jamais erré, Maître,
sans qu’en mon cœur l’horreur ait pénétré, Sans
voir tressaillir l’herbe, et, par le vent bercées, Pendre
à tous les rameaux de confuses pensées. Dieu
seul, ce grand témoin des faits mystérieux, Dieu
seul le sait, souvent, en de sauvages lieux, J’ai
senti, moi qu’échauffe une secrète flamme, Comme
moi palpiter et vivre avec une âme, Et
rire et se parler dans l’ombre à demi-voix Les
chênes monstrueux qui remplissent les bois. 20 avril 1837 Victor
Hugo, Les voix intérieures |
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« A Albert Dürer »
de V. Hugo Genre poétique de l'épître (tradition littéraire:
sujets philosophiques ou esthétiques). 1) Une vision
fantastique: « Le songe et le réel
s'y mêlent tous les deux. », « Rien n'est tout à fait mort ni tout à
fait vivant »: -
association
du champ lexical du mouvement associé à des éléments normalement immobiles (« court,... Là se penchent
rêveurs les vieux pins,... Le cresson boit; l'eau court... tressaillir
l'herbe... palpiter et vivre avec une âme/ Et rire et se parler ») ; -
personnifications
(métaphores): « les rameaux tordus font cent coudes difformes... les
frênes [...] Contractent lentement leurs pieds... Les fleurs
au cou de cygne ont les lacs pour miroirs ». -
=>
vision hallucinatoire: « Le faune aux doigts palmés, le Sylvain aux jeux
verts/ Pan, qui revêt de fleurs l'antre où tu te recueilles / Et l'antique dryade aux mains pleines de
feuilles... Mainte chimère étrange à la gorge écaillée/ D'un arbre entre ses doigts serrant les
larges nœuds/ Du fond d'un antre obscur fixe un œil lumineux». -
prédominance
des couleurs sombres: «fût noir... noirs taillis... par l'ombre
recouverts... l'antre... groupe sombre... pieds noueux et noirs... antre obscur... dans l'ombre ». -
violents
contrastes entre l'ombre et la lumière: « Court du fut noir de l'aulne au
tronc blanc des bouleaux...
Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs... Du fond d'un antre
obscur fixe un œil lumineux ». 2) Esthétique romantique: -
goût
pour le monstrueux et le gigantesque: « vieilles forêts... grands flots...
monstre hideux... les vieux pins, les grands ormes... cent coudes difformes... broussaille
horrible... la gorge écaillée... les larges noeuds...
Les chênes monstrueux ». -
réhabilitation du
monstre: les chênes sont pareils à Hugo (« Comme moi »), et ils ont
une vie humaine (« palpiter et vivre avec une âme/ Et rire et se
parler ») . - récupération par Hugo de l'esthétique de Dürer:
mouvement du texte: 1) tableau de Dürer regardé par Hugo; 2) esthétique de Dürer (« Une forêt pour
toi, c'est un monstre hideux »); 3) expérience semblable d'Hugo («Aux bois, ainsi que toi »). Le
texte forme ainsi lui-même un triptyque : autour du thème principal
(l'esthétique de Dürer) se répondent l'expérience d'effroi mystique de Dürer
(première strophe) et celle de Victor Hugo (troisième strophe). 3) Poète =
prophète de Dieu: - vocabulaire religieux: « l'horreur » ressentie
par Hugo reprend et explique l'attitude craintive de Dürer au début (« Pâle, effaré, n'osant regarder en
arrière J Tu t'es hâté, tremblant et d'un pas convulsif»); les tableaux qui représentent
la Création sont vénérés. - mélange de mythologie païenne et de religion chrétienne =>
le sujet du poème n'est pas telle ou telle
religion, mais la terreur sacrée ressentie devant le divin. - le peintre comme le poète est un prophète de Dieu: en
harmonie avec la Création il la révèle aux hommes (« vieux peintre pensif... ton œil visionnaire/
Voyait distinctement ») => l'homme est semblable à la nature, et les chênes de la fin du texte sont visiblement
une allusion aux chênes
prophétique de Dodone (« Pendre à tous les rameaux de
confuses pensées ») . CONCLUSION: Dürer, présenté comme un vieux maître,
révèle par son art à Hugo les «faits mystérieux » que seul Dieu peut voir. Mais en se substituant peu à peu à Dürer, en
faisant sienne l'esthétique du peintre allemand,
Hugo donne une autre dimension à cette vision fantastique: ce poème annonce
le rôle de visionnaire, de mage qui prendra de plus en plus
d'ampleur dans la suite de son œuvre (cf. Les Contemplations
« Ce que dit la bouche d'ombre »). |