Albrecht Dürer (1471-1528)

 

 

"Le chevalier et la Mort" (1513)

A Albert Dürer

                               

Dans les vieilles forêts où la sève à grands flots

Court du fût noir de l’aulne au tronc blanc des bouleaux,

Bien des fois, n’est-ce pas ? à travers la clairière,

Pâle, effaré, n’osant regarder en arrière,

Tu t’es hâté, tremblant et d’un pas convulsif,

O mon maître Albert Düre, ô vieux peintre pensif !

On devine, devant tes tableaux qu’on vénère,

Que dans les noirs taillis ton œil visionnaire

Voyait distinctement, par l’ombre recouverts,

Le faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux verts,

Pan, qui revêt de fleurs l’antre où tu te recueilles,

Et l’antique dryade aux mains pleines de feuilles.

 

Une forêt pour toi, c’est un monstre hideux.

Le songe et le réel s’y mêlent tous les deux.

Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes

Dont les rameaux tordus font cent coudes difformes,

Et, dans ce groupe sombre agité par le vent,

Rien n’est tout à fait mort ni tout à fait vivant.

Le cresson boit; l’eau court; les frênes sur les pentes,

Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes,

Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs.

Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs;

Et sur vous qui passez et l’avez réveillée,

Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,

D’un arbre entre ses doigts serrant les larges noeuds

Du fond d’un antre obscur fixe un œil lumineux.

O végétation ! esprit ! matière ! force !

Couverte de peau rude ou de vivante écorce !

 

Aux bois, ainsi que toi, je n’ai jamais erré,

Maître, sans qu’en mon cœur l’horreur ait pénétré,

Sans voir tressaillir l’herbe, et, par le vent bercées,

Pendre à tous les rameaux de confuses pensées.

Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux,

Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux,

J’ai senti, moi qu’échauffe une secrète flamme,

Comme moi palpiter et vivre avec une âme,

Et rire et se parler dans l’ombre à demi-voix

Les chênes monstrueux qui remplissent les bois.

 

                               20 avril 1837

 

                                               Victor Hugo, Les voix intérieures

 

 

 

« A Albert Dürer » de V. Hugo

 

Genre poétique de l'épître (tradition littéraire: sujets philosophiques ou esthétiques).

 

1) Une vision fantastique:

« Le songe et le réel s'y mêlent tous les deux. », « Rien n'est tout à fait mort ni tout à fait vivant »:

-       association du champ lexical du mouvement associé à des éléments  normalement immobiles court,... Là se penchent rêveurs les vieux pins,... Le cresson boit; l'eau court... tressaillir l'herbe... palpiter et vivre avec une âme/ Et rire et se parler ») ;

-       personnifications (métaphores): « les rameaux tordus font cent coudes difformes... les frênes [...] Contrac­tent lentement leurs pieds... Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs ».

-       => vision hallucinatoire: « Le faune aux doigts palmés, le Sylvain aux jeux verts/ Pan, qui revêt de fleurs l'antre où tu te recueilles / Et l'antique dryade aux mains pleines de feuilles... Mainte chimère étrange à la gorge écaillée/ D'un arbre entre ses doigts serrant les larges nœuds/ Du fond d'un antre obscur fixe un œil lumineux».

-       prédominance des couleurs sombres: «fût noir... noirs taillis... par l'ombre recouverts... l'antre... groupe sombre... pieds noueux et noirs... antre obscur... dans l'ombre ».

-       violents contrastes entre l'ombre et la lumière: « Court du fut noir de l'aulne au tronc blanc des bouleaux... Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs... Du fond d'un antre obscur fixe un œil lumineux ».

2)  Esthétique romantique:

-       goût pour le monstrueux et le gigantesque: « vieilles forêts... grands flots... monstre hideux... les vieux pins, les grands ormes... cent coudes difformes... broussaille horrible... la gorge écaillée... les larges noeuds... Les chênes monstrueux ».

-       réhabilitation du monstre: les chênes sont pareils à Hugo (« Comme moi »), et ils ont une vie hu­mainepalpiter et vivre avec une âme/ Et rire et se parler ») .

-      récupération par Hugo de l'esthétique de Dürer: mouvement du texte: 1) tableau de Dürer regardé par Hugo; 2) esthétique de Dürer (« Une forêt pour toi, c'est un monstre hideux »); 3) expérience sem­blable d'Hugo («Aux bois, ainsi que toi »). Le texte forme ainsi lui-même un triptyque : autour du thème principal (l'esthétique de Dürer) se répondent l'expérience d'effroi mystique de Dürer (pre­mière strophe) et celle de Victor Hugo (troisième strophe).

3) Poète = prophète de Dieu:

-      vocabulaire religieux: « l'horreur » ressentie par Hugo reprend et explique l'attitude craintive de Dürer au début (« Pâle, effaré, n'osant regarder en arrière J Tu t'es hâté, tremblant et d'un pas convulsif»);  les tableaux qui représentent la Création sont vénérés.

-      mélange de mythologie païenne et de religion chrétienne => le sujet du poème n'est pas telle ou telle religion, mais la terreur sacrée ressentie devant le divin.

-      le peintre comme le poète est un prophète de Dieu: en harmonie avec la Création il la révèle aux hommes (« vieux peintre pensif... ton œil visionnaire/ Voyait distinctement ») => l'homme est semblable à la nature, et les chênes de la fin du texte sont visiblement une allusion aux chênes prophétique de DodonePendre à tous les rameaux de confuses pensées ») .

CONCLUSION:

Dürer, présenté comme un vieux maître, révèle par son art à Hugo les «faits mystérieux » que seul Dieu peut voir. Mais en se substituant peu à peu à Dürer, en faisant sienne l'esthétique du peintre allemand, Hugo donne une autre dimension à cette vision fantastique: ce poème annonce le rôle de visionnaire, de mage qui prendra de plus en plus d'ampleur dans la suite de son œuvre (cf. Les Contem­plations « Ce que dit la bouche d'ombre »).