Charlemagne
a donné au seigneur Gérard de Vienne, la capitale du Dauphiné. Mais Gérard se
brouille avec son suzerain et pille Mâcon. Charlemagne, furieux, charge
Roland d’assiéger Vienne. Mais Gérard a auprès de lui son neveu Olivier et sa
nièce, la belle Aude. Or, Roland en est tombé amoureux et lorsqu’elle paraît
sur les remparts, il renonce au siège. Pour en finir on oppose en combat
singulier deux héros, pour décider de la querelle. |
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LE
MARIAGE DE ROLAND Ils se battent — combat
terrible! — corps à corps. Voilà déjà longtemps que
leurs chevaux sont morts; Ils sont là seuls tous deux
dans une île du Rhône. Le fleuve à grand bruit
roule un flot rapide et jaune, Le vent trempe en sifflant
les brins d'herbe dans l'eau. L'archange saint Michel attaquant
Apollo Ne ferait pas un choc plus
étrange et plus sombre; Déjà, bien avant l'aube, ils
combattaient dans l'ombre. Qui, cette nuit, eût vu
s'habiller ces barons, Avant que la visière eût
dérobé leurs fronts, Eût vu deux pages blonds,
roses comme des filles. Hier, c'étaient deux enfants
riant à leurs familles, Beaux, charmants; —
aujourd'hui, sur ce fatal terrain, C'est le duel effrayant de
deux spectres d'airain, Deux fantômes auxquels le
démon prête une âme, Deux masques dont les trous
laissent voir de la flamme. Ils luttent, noirs, muets,
furieux, acharnés, Les bateliers pensifs qui
les ont amenés, Ont raison d'avoir peur et
de fuir dans la plaine, Et d'oser, de bien loin, les
épier à peine, Car de ces deux enfants,
qu'on regarde en tremblant, L'un s'appelle Olivier et
l'autre a nom Roland. Et depuis, qu'ils sont là,
sombres, ardents, farouches, Un mot n'est pas encor sorti
de ces deux bouches. Olivier, sieur de Vienne et
comte souverain, A pour père Gérard et pour
aïeul Garin. Il fut pour ce combat
habillé par son père. Sur sa targe est sculpté
Bacchus faisant la guerre Aux Normands, Rollon ivre et
Rouen consterné, Et le dieu souriant par des
tigres traîné Chassant, buveur de vin,
tous ces buveurs de cidre. Son casque est enfoui sous
les ailes d'une hydre; Il porte le haubert que
portait Salomon; Son estoc resplendit comme
l'œil d'un démon; Il y grava son nom afin
qu'on s'en souvienne; Au moment du départ,
l'archevêque de Vienne A béni son cimier de prince
féodal. Roland a son habit de fer,
et Durandal. Ils luttent de si près avec
de sourds murmures, Que leur souffle âpre et
chaud s'empreint sur leurs armures; Le pied presse le pied,
l'île à leurs noirs assauts Tressaille au loin; l'acier
mord le fer; des morceaux De heaume et de haubert,
sans que pas un s'émeuve, Sautent à chaque instant
dans l'herbe et dans le fleuve. Leurs brassards sont rayés
de longs filets de sang Qui coule de leur crâne et
dans leurs yeux descend. Victor Hugo La Légende des Siècles (1859) |
________________________ LE MARIAGE DE ROLAND 1.
Un texte épique : -
Comme
dans l’Iliade ou la Chanson de Roland le texte met en scène un
combat singulier (Ils sont là seuls
tous deux) :
le décor contribue à leur isolement (dans
une île du Rhône. Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune), de même que l’attitude
des bateliers (Et d'oser, de bien
loin, les épier à peine). -
Hyperboles
(Voilà déjà longtemps que leurs
chevaux sont morts / L'archange saint Michel attaquant Apollo Ne ferait pas
un choc plus étrange et plus sombre / , l'île à leurs noirs assauts
Tressaille au loin), accumulations
et anaphores insistantes (deux spectres d'airain… Deux fantômes… Deux
masques / Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés / sombres, ardents,
farouches). Endurance extraordinaire des combattants (Déjà, bien avant
l'aube, ils combattaient dans l'ombre). -
Vocabulaire technique
de l’armement : visière, targe, haubert, estoc, cimier, heaume,
brassards. Présence d’arme prodigieuse (Durandal). -
La
strophe sur Olivier imite les généalogies homériques (Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,/ A pour
père Gérard et pour aïeul Garin) et les ekphrasis, comme celle du bouclier
d’Achille au chant XVIII de l’Iliade. 2.
Une description contrastée : -
Les
deux personnages sont à la fois anonymes (Deux masques) et semblables vus de l’extérieur ; ils sont regardés de loin
par les deux bateliers : Hugo ménage une sorte de suspense puisqu’on
n’apprend seulement au v.22 l’identité des deux combattants. -
Mais
en même temps la description de leur armement les distingue, ne serait-ce que
par la disproportion entre l’unique vers consacré à Roland et les 12
vers consacrés à Olivier pour lequel Hugo introduit à dessein des
anachronismes ou des incongruités : -
On
se demande ce que vient faire le dieu Bacchus en Normandie, d’autant que
l’objet du combat est présenté comme un conflit de buveurs (Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre)… -
Le
chef normand Rollon (886-911) est historiquement postérieur à la scène
(Charlemagne meurt en 814). -
L’armure
d’Olivier est assez hétéroclite : elle mêle la religion païenne
(Bacchus) et la Bible (le haubert que
portait Salomon, avec l’anachronisme
du haubert à l’époque de Salomon) : elle est bénie par l’archevêque de
Vienne, mais Son estoc resplendit comme l’œil d’un démon. -
La
simplicité extrême de l’unique vers concernant Roland en ressort d’autant
mieux : pas de vocabulaire technique précis (son habit de fer),
mais la seule présence de Durandal contrebalance largement tout l’attirail
d’Olivier (Olivier grave son nom sur son épée afin qu'on s'en souvienne, alors que celle de Roland
porte elle-même un nom). Ce qui a pour effet de valoriser Roland. 3.
La valeur symbolique : -
Le
Moyen Âge est un Moyen Âge revisité par les romantiques (comme celui de Notre-Dame
de Paris). C’est un prétexte pour déployer les goûts de Victor Hugo pour
le grandiose et le monstrueux : nombreux contrastes violents entre
l’ombre et la lumière (les deux pages blonds, roses comme des
filles deviennent noirs /
bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre / Deux
masques dont les trous laissent voir de la flamme / sombres,
ardents). -
Mais
cette scène de combat a surtout une visée symbolique, c’est l’affrontement de
deux forces brutes. Replacé dans la composition du recueil Le mariage de
Roland répond au poème La conscience (Abel et Caïn) : au
combat fratricide va succéder une réconciliation, à la fin du poème Roland et
Olivier cessent de se battre, pour s’allier par le mariage de Roland avec la
belle Aude. -
Cet
affrontement prend dans l’épopée une valeur cosmique et universelle, c’est le
combat entre le Bien et le Mal, déjà évoqué par le combat entre L'archange saint Michel chef de la milice céleste
(connu pour avoir terrassé un dragon suscité par Satan) et Apollo (qui
dans la Chanson de Roland est déjà associé aux Sarrasins). C’est le
lent progrès de l’humanité des ténèbres du Mal vers le Bien, d’où un
important champ lexical de l’ombre (sombre,
l'ombre, nuit, spectres d'airain, fantômes, noirs, sombres, leurs noirs
assauts),
ombre à laquelle ne s’oppose pour l’instant qu’une lumière elle-même
maléfique (Apollo, la flamme, Son
estoc resplendit comme l'œil d'un démon). - C’est ainsi que Victor Hugo définit son projet dans la préface de La légende des siècles : « Exprimer l'humanité dans une espèce d'œuvre cyclique; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière ». |