Charlemagne a donné au seigneur Gérard de Vienne, la capitale du Dauphiné. Mais Gérard se brouille avec son suzerain et pille Mâcon. Charlemagne, furieux, charge Roland d’assiéger Vienne. Mais Gérard a auprès de lui son neveu Olivier et sa nièce, la belle Aude. Or, Roland en est tombé amoureux et lorsqu’elle paraît sur les remparts, il renonce au siège. Pour en finir on oppose en combat singulier deux héros, pour décider de la querelle.

 

  

 

 

 Victor Hugo (1802-1885)

LE MARIAGE DE ROLAND

 

Ils se battent — combat terrible! — corps à corps.

Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts;

Ils sont là seuls tous deux dans une île du Rhône.

Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune,

Le vent trempe en sifflant les brins d'herbe dans l'eau.

L'archange saint Michel attaquant Apollo

Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre;

Déjà, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre.

Qui, cette nuit, eût vu s'habiller ces barons,

Avant que la visière eût dérobé leurs fronts,

Eût vu deux pages blonds, roses comme des filles.

Hier, c'étaient deux enfants riant à leurs familles,

Beaux, charmants; — aujourd'hui, sur ce fatal terrain,

C'est le duel effrayant de deux spectres d'airain,

Deux fantômes auxquels le démon prête une âme,

Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme.

Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés,

Les bateliers pensifs qui les ont amenés,

Ont raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine,

Et d'oser, de bien loin, les épier à peine,

Car de ces deux enfants, qu'on regarde en tremblant,

L'un s'appelle Olivier et l'autre a nom Roland.

 

Et depuis, qu'ils sont là, sombres, ardents, farouches,

Un mot n'est pas encor sorti de ces deux bouches.

 

Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,

A pour père Gérard et pour aïeul Garin.

Il fut pour ce combat habillé par son père.

Sur sa targe est sculpté Bacchus faisant la guerre

Aux Normands, Rollon ivre et Rouen consterné,

Et le dieu souriant par des tigres traîné

Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre.

Son casque est enfoui sous les ailes d'une hydre;

Il porte le haubert que portait Salomon;

Son estoc resplendit comme l'œil d'un démon;

Il y grava son nom afin qu'on s'en souvienne;

Au moment du départ, l'archevêque de Vienne

A béni son cimier de prince féodal.

 

Roland a son habit de fer, et Durandal.

 

Ils luttent de si près avec de sourds murmures,

Que leur souffle âpre et chaud s'empreint sur leurs armures;

Le pied presse le pied, l'île à leurs noirs assauts

Tressaille au loin; l'acier mord le fer; des morceaux

De heaume et de haubert, sans que pas un s'émeuve,

Sautent à chaque instant dans l'herbe et dans le fleuve.

Leurs brassards sont rayés de longs filets de sang

Qui coule de leur crâne et dans leurs yeux descend.

 

Victor Hugo La Légende des Siècles (1859)

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LE MARIAGE DE ROLAND

 

1. Un texte épique :

-         Comme dans l’Iliade ou la Chanson de Roland le texte met en scène un combat singulier (Ils sont là seuls tous deux) : le décor contribue à leur isolement (dans une île du Rhône. Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune), de même que l’attitude des bateliers (Et d'oser, de bien loin, les épier à peine).

-         Hyperboles (Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts / L'archange saint Michel attaquant Apollo Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre / , l'île à leurs noirs assauts Tressaille au loin), accumulations et anaphores insistantes (deux spectres d'airain… Deux fantômes… Deux masques / Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés / sombres, ardents, farouches). Endurance extraordinaire des combattants (Déjà, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre).

-         Vocabulaire technique de l’armement : visière, targe, haubert, estoc, cimier, heaume, brassards. Présence d’arme prodigieuse (Durandal).

-         La strophe sur Olivier imite les généalogies homériques (Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,/ A pour père Gérard et pour aïeul Garin) et les ekphrasis, comme celle du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade.

 

2. Une description contrastée :

-         Les deux personnages sont à la fois anonymes (Deux masques) et semblables vus de l’extérieur ; ils sont regardés de loin par les deux bateliers : Hugo ménage une sorte de suspense puisqu’on n’apprend seulement au v.22 l’identité des deux combattants.

-         Mais en même temps la description de leur armement les distingue, ne serait-ce que par la disproportion entre l’unique vers consacré à Roland  et les 12 vers consacrés à Olivier pour lequel Hugo introduit à dessein des anachronismes ou des incongruités :

-         On se demande ce que vient faire le dieu Bacchus en Normandie, d’autant que l’objet du combat est présenté comme un conflit de buveurs (Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre)…

-         Le chef normand Rollon (886-911) est historiquement postérieur à la scène (Charlemagne meurt en 814).

-         L’armure d’Olivier est assez hétéroclite : elle mêle la religion païenne (Bacchus) et la Bible (le haubert que portait Salomon, avec l’anachronisme du haubert à l’époque de Salomon) : elle est bénie par l’archevêque de Vienne, mais Son estoc resplendit comme l’œil d’un démon.

-         La simplicité extrême de l’unique vers concernant Roland en ressort d’autant mieux : pas de vocabulaire technique précis (son habit de fer), mais la seule présence de Durandal contrebalance largement tout l’attirail d’Olivier (Olivier grave son nom sur son épée afin qu'on s'en souvienne, alors que celle de Roland porte elle-même un nom). Ce qui a pour effet de valoriser Roland.

 

3. La valeur symbolique :

-         Le Moyen Âge est un Moyen Âge revisité par les romantiques (comme celui de Notre-Dame de Paris). C’est un prétexte pour déployer les goûts de Victor Hugo pour le grandiose et le monstrueux : nombreux contrastes violents entre l’ombre et la lumière (les deux pages blonds, roses comme des filles deviennent noirs / bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre / Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme / sombres, ardents).

-         Mais cette scène de combat a surtout une visée symbolique, c’est l’affrontement de deux forces brutes. Replacé dans la composition du recueil Le mariage de Roland répond au poème La conscience (Abel et Caïn) : au combat fratricide va succéder une réconciliation, à la fin du poème Roland et Olivier cessent de se battre, pour s’allier par le mariage de Roland avec la belle Aude.

-         Cet affrontement prend dans l’épopée une valeur cosmique et universelle, c’est le combat entre le Bien et le Mal, déjà évoqué par le combat entre L'archange saint Michel chef de la milice céleste (connu pour avoir terrassé un dragon suscité par Satan) et Apollo (qui dans la Chanson de Roland est déjà associé aux Sarrasins). C’est le lent progrès de l’humanité des ténèbres du Mal vers le Bien, d’où un important champ lexical de l’ombre (sombre, l'ombre, nuit, spectres d'airain, fantômes, noirs, sombres, leurs noirs assauts), ombre à laquelle ne s’oppose pour l’instant qu’une lumière elle-même maléfique (Apollo, la flamme, Son estoc resplendit comme l'œil d'un démon).

-         C’est ainsi que Victor Hugo définit son projet dans la préface de La légende des siècles : « Exprimer l'humanité dans une espèce d'œuvre cyclique; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière ».