LES CHAMPS D’HONNEUR de Jean Rouaud I C'était la loi des séries en somme,
martingale triste dont nous découvrions soudain le secret — un secret éventé
depuis la nuit des temps mais à chaque fois recouvert et qui, brutalement
révélé, martelé, nous laissait stupides, abrutis de chagrin. C'est grand-père
qui a clos la série, manière d'enfoncez-vous-ça-bien-dans-la-tête tout à fait
inutile. Cet acharnement — comme si la leçon n'avait pas été retenue. Ce coup
de trop risquait même de passer inaperçu, et pour grand-père ce fut de
justesse. Un soir, sans semonce ni rien, le cœur lui a manqué. Son âge un peu
bien sûr, mais à soixante-seize ans on ne voyait pas qu'il avait de prise sur
lui. Ou les derniers événements l'avaient-ils plus marqué qu'il n'avait paru.
Un vieil homme secret, distant, presque absent. Et ce détachement allié à un
raffinement extrême dans sa mise et ses manières avait quelque chose de
chinois. Son allure aussi : des petits yeux fendus, des sourcils relevés comme
l'angle des toits de pagode, et un teint jaunâtre qu'il devait moins à une
quelconque ascendance asiatique (ou alors très lointaine, par le jeu des
invasions — une résurgence génétique) qu'à l'abus des cigarettes, une marque
rarissime qu'on ne vit jamais fumer que par lui — des paquets vert amande au
graphisme vieillot qu'il prétendit une fois à notre demande faire venir de
Russie, mais une autre fois, avec le même sérieux, de Pampelune derrière la
lune. On arrêta sans doute la production à sa mort. De fait, il fumait bien
son champ de tabac à lui seul, allumant chaque cigarette avec le mégot de la
précédente, ce qui, quand il conduisait, embarquait la 2 CV dans un rodéo
improvisé. Le mégot serré entre le pouce et l'index de la main droite, la
cigarette nouvelle au coin des lèvres, il fixait attentivement la pointe
rougie sans plus se soucier de la route, procédant par touches légères,
tirant des petites bouffées méthodiques jusqu'à ce que s'élève au point de
contact un mince filet de fumée. Alors, la tête rejetée en arrière pour ne
pas être aveuglé, bientôt environné d'un nuage dense qu'il balayait d'un
revers de la main, il soulevait du coude la vitre inférieure battante de la
portière, jetait le mégot d'un geste vif et, toujours sans un regard pour la
route, donnait un coup de volant arbitraire qui secouait les passagers en
tous sens. Conscience émoussée par la vieillesse ou, après une longue
existence traversée d'épreuves, un certain sentiment d'immunité. Sur la fin
il n'y avait plus grand monde pour oser l’accompagner. Les cousins
adolescents avaient inventé (cela arriva deux ou trois fois — on se voyait
peu) de se ceindre le front d'un foulard ou d'une cravate empruntée à leurs
pères et de s'installer à ses côtés en poussant le « Banzaï » des kamikazes. Le
mieux était de répondre à leurs gestes d'adieu par des mouchoirs agités et de
pseudo-versements de larmes. Au vrai, chacun savait que la lenteur du
véhicule ne leur faisait pas courir grand risque, mais les interminables
enjambements de lignes jaunes, les errances sur la voie de gauche, les
bordures mordues sur lesquelles les roues patinaient entraînant la 2 CV dans
un pénible mouvement de ressort, les croisements périlleux : on en descendait
verdâtre comme d'un train fantôme. Pour les manœuvres délicates, inutile de
proposer ses services en jouant les sémaphores. Déjà le rôle ne s'impose pas
vraiment. On peut même y voir comme un dépit de
n'être pas soi-même aux commandes — ces gestes un peu ridicules qui tournent
dans l'espace un volant imaginaire. Mais, avec grand-père, on avait tout de
la mouche du coche. On avait beau le mettre en garde, le prévenir en
rapprochant les mains l'une vers l'autre que l'obstacle à l'arrière n'était
plus qu'à quelques centimètres maintenant, il vous regardait avec lassitude à
travers la fumée de sa cigarette et attendait calmement que ses pare-chocs le
lui signalent. A ce jeu, la carrosserie était abîmée de partout, les ailes
compressées, les portières faussées. La voiture y avait gagné le surnom de
Bobosse. Si grand-père l'apprit jamais, il faisait montre de suffisamment
d'indifférence pour ne pas s'en émouvoir, et il est vraisemblable que ses
pensées nous avaient catalogués une fois pour toutes : petits morveux, ou ce
genre. Peut-être s'en moquait-il vraiment. Quand il pleuvait à verse, ce qui ne
constitue pas une anomalie au bord de l'Atlantique, la 2 CV ballottée par la
bourrasque, ahanant contre le vent, prenant l'eau de toutes parts, tenait du
caboteur délabré embarqué contre l'avis météo sur une mer trop grosse. La
pluie s'affalait sur la capote dont on éprouvait avec inquiétude la
précarité, tonnerre roulant, menaçant, qui résonnait dans le petit habitacle
comme un appel des grands fonds. Par un puis plusieurs trous microscopiques
de la toile se formaient à l'intérieur des lentilles d'eau qui bientôt
grossissaient, s'étiraient, tremblotaient, se scindaient et tombaient à la
verticale sur une tête, un bras, un genou, ou, si la place était libre, au
creux d'un siège, jusqu'à former par une addition de rigoles une petite mare
conséquente qu'il ne fallait pas oublier d'éponger avant de s'asseoir. Ce
système de clepsydre se changeait très vite en supplice, car à l'exaspérante
régularité du goutte-à-goutte s'ajoutaient les arrivées d'eau latérales, impromptues
et à contretemps. La pluie giclait par les joints à demi arrachés des
portières — cet air de ne pas y toucher du crachin qui, sur la distance,
trempe aussi sûrement qu'une averse. Au début, on s'essayait à tenir sur le
modèle de grand-père imperturbable dans la tourmente, comme s'il s'agissait
de franchir le mur du mystère, de vérifier avec lui que « tout ça » (son
expression parfois, évasive et lasse) n'était au fond qu'une suite de
préjugés, et la pluie une idée, juste un avatar, un miroitement de l'illusion
universelle. C'était peut-être le cas au plus haut degré de l'esprit, quand
le corps s'extrait de la matière pour s'élever dans les airs — ou dans des
voitures confortables, silencieuses et étanches, qui donnent la sensation de
voyager au cœur d'un nuage — mais ce pétillement léger qui se chargeait au
passage de la rouille des portières et traçait des micro-tavelures sur les
sièges imposait au fil des kilomètres sa manière têtue, et, après quelques
minutes d'un yoga humide, convaincu par les mœurs brutales du réel, on se
résignait à sortir un mouchoir de sa poche et à s'essuyer le visage. C'est en
subissant la loi de tels petits faits obtus que l'enfance bascule, morceau
par morceau, dans la lente décomposition du vivant. Curieusement, les trajectoires des
gouttelettes qui filtraient à l'oblique, passé le premier agacement, créaient
un climat de bonne humeur : l'attente déçue du miracle où la pluie glisserait
sur nous comme sur les plumes d'un canard nous poussait à un règlement de
comptes moqueur. Rapides, tendues, ou au contraire se posant en bout de
course avec mollesse, les gouttelettes frappaient au petit bonheur le coin de
l'œil, la tempe, la pommette, ou visaient droit au creux de l'oreille, si
imprévisibles, aux paramètres si compliqués, qu'il était inutile de chercher
à s'en prémunir, à moins de s'enfouir la tête dans un sac. Le jeu, bataille
navale rudimentaire, consistait simplement à annoncer « Touché » quand l'une
d'elles, plus forte que les autres, nous valait un sursaut, le sentiment
d'être la cible d'un tireur inconnu. La seule règle était d'être honnête, de
ne pas s'écrouler sur le siège, mimant des souffrances atroces, pour une
goutte anodine. D'où des contestations souvent, mais en termes mesurés. On
veillait à ne pas hausser le ton : la 2 CV de grand-père était un endroit
solennel — non son armure comme le laissait penser l'état pitoyable de la
carrosserie, mais sa cellule. Une fois, une unique fois, il fut des nôtres,
quand une goutte vint se suspendre comme un lumignon au bout de son nez et
que, sortant de son mutisme, d'une voix couverte, voilée, de celles qui
servent peu, il lança : « Nez coulé. » Nous cessâmes sur-le-champ de nous
chamailler, presque dérangés tout d'abord par cette immixtion d'un grand dans
notre cour, et puis, l'effet de surprise retombé, ce fut comme une bonne
nouvelle, le retour d'un vieil enfant prodigue : grand-père n'était pas loin,
à portée de nos jeux quand on l'imaginait à l'autre bout de son âge dans un
bric-à-brac de souvenirs anciens — alors, soulagés, peut-être aussi pour
manifester de quel poids pesait son absence, nous partons d'un rire joyeux,
délivré, qui s'abrite derrière la compréhension à retardement du jeu de mots
: ce nez qui coule clôt idéalement notre bataille quand, faute d'y trouver une
fin, nous nous astreignions à ressasser toujours la même pauvre règle. Notre
jeu d'eau improvisé se révéla définitivement impossible à reprendre, comme si
d'un seul coup l'exclamation en demi-teinte de grand-père l'avait épuisé. En
revanche, elle nous servit longtemps de constat désabusé à l'occasion de
diverses catastrophes domestiques : du lait qui déborde de la casserole, de
la lampe de poche qui flanche, à la chaîne qui saute du pédalier et à la
montre arrêtée. Elle s'élargit même au cercle des personnes responsables : le
« nez coulé » de papa pour une panne d'essence à deux kilomètres du bourg,
quand il avait estimé pouvoir arriver à bon port en zigzaguant sur la route
dans l'espoir d'utiliser jusqu'à la dernière goutte le fond du réservoir.
S'il avait vécu, comme il voyageait beaucoup, l'expression avait peut-être
une chance de passer dans le langage courant. Il eût fallu beaucoup
d'ingéniosité pour, dans cent ans, lui restituer son origine. La pluie est une compagne en Loire-Inférieure
[1],
la moitié fidèle d'une vie. La région y gagne d'avoir un style particulier
car, pour le reste, elle est plutôt passe-partout. Les nuages chargés des
vapeurs de l'Océan s'engouffrent à hauteur de Saint-Nazaire dans l'estuaire
de la Loire, remontent le fleuve et, dans une noria incessante, déversent sur
le pays nantais leur trop-plein d'humidité. Dans l'ensemble, des quantités
qui n'ont rien de considérable si l'on se réfère à la mousson, mais savamment
distillées sur toute l'année, si bien que pour les gens de passage qui ne
profitent pas toujours d'une éclaircie la réputation du pays est vite établie
: nuages et pluies. Difficile de les détromper, même si l'on proteste de la
douceur légendaire du climat — à preuve les mimosas en pleine terre et ça et
là, dans des jardins de notaire, quelques palmiers déplumés — car les mesures
sont là : heures d'ensoleillement, pluviosité, bilan annuel. Le temps est
humide, c'est un fait, mais l'habitude est telle qu'on finit par n'y plus
prêter attention. On jure de bonne foi sous une bruine tenace que ce n'est
pas la pluie. Les porteurs de lunettes essuient machinalement leurs verres
vingt fois par jour, s'accoutument à progresser derrière une constellation de
gouttelettes qui diffractent le paysage, le morcellent, gigantesque
anamorphose au milieu de laquelle on peine à retrouver ses repères : on se
déplace de mémoire. Mais que le soir tombe, qu'il pleuve doucement sur la
ville, que les néons des enseignes clignotent, dessinent dans la nuit marine
leur calligraphie lumineuse, ces petites étoiles dansantes qui scintillent
devant les yeux, ces étincelles bleues, rouges, vertes, jaunes qui
éclaboussent vos verres, c'est une féerie versaillaise. En comparaison,
lunettes ôtées, comme l'original est plat. Grâce à quoi les opticiens font des
affaires. Non que les myopies soient ici plus répandues qu'ailleurs, mais
nettoyer ses verres avec un pan de chemise sorti en catimini du pantalon,
avec un coin de nappe au restaurant ou l'angle intact d'un mouchoir roulé en
boule au creux de la main, le risque se multiplie que les lunettes se
démantibulent, tombent et se brisent. C'est un des nombreux inconvénients
qu'engendré la pluie, avec un fond de tristesse et des maux de tête
lancinants à force de cligner des yeux. Ce remue-ménage à la racine des
cheveux a peut-être une autre raison, mais à qui la faute si l'on doit courir
s'abriter dans les cafés qui jalonnent le parcours ? Il ne reste plus qu'à
attendre devant un verre, puis deux, trois, que le ciel s'éclairasse. Accoudés
au bar, silencieux, absorbés par leur reflet dans les vitres, les buveurs
timides suivent du regard les passants courbés qui, main au col, forcent
l'allure sous l'averse. Ils n'arborent aucun sourire supérieur quand un
parapluie se retourne. Simplement ils se félicitent d'avoir fait preuve de
plus de sagesse en se mettant au sec. Sur un ralentissement de l'ondée, un
ciel plus clair au-dessus des toits, ils concluent à l'embellie, avalent d'un
trait leur petit blanc, boutonnent la veste, rentrent la tête dans les
épaules, parés à franchir le seuil, mais non, l'averse reprend — alors un
signe du pouce au-dessus du verre à pied vide, sans un mot inutile : la même
chose, quoi. La pluie s'annonce à des signes très
sûrs : le vent d'ouest, net et frais, les mouettes qui refluent très loin à
l'intérieur des terres et se posent comme des balles de coton sur les champs
labourés, les hirondelles, l'été, qui rasent les toits des maisons,
tournoient, attentives et muettes, dans les jardins, les feuillages qui s'agitent
et bruissent au vent, les petites feuilles rondes des trembles affolées, les
hommes qui lèvent le nez vers un ciel pommelé, les femmes qui ramassent le
linge à brassée (incomparables draps sèches au vent de la mer — cet air
homéopathique d'iode et de sel entre les fibres), abandonnant sur le fil les
épingles multicolores comme des oiseaux de volière, les enfants qui jouent
dans le sable et que les mamans rappellent, les chats à leur toilette qui
passent la patte derrière l'oreille, et trois petits coups d'ongle sur le
verre bombé du baromètre : l'aiguille qui s'effondre. Les premières gouttes sont
imperceptibles. On regarde là-haut, on doute qu'on ait reçu quoi que ce soit
de ce ciel gris perle, lumineux, où jouent à distance les miroitements de l'Océan,
Les pluies fines se contentent souvent d'accompagner la marée montante, les
petites marées au coefficient de 50, 60, dans leur train-train biquotidien.
On se fixe toujours sur les grandioses marées d'équinoxe qui apeuraient tant
les marins phéniciens — la mer évanouie sous la coque des navires, comme
déversée dans la grande cascade du bout de la terre, et qui revient en vagues
rageuses regagner le terrain perdu — mais celles-là sont des exceptions qui
ne se produisent que deux fois l'an. Pour l'essentiel, ce va-et-vient sur une
portion de vase et de rochers nappés d'algues n'attire plus depuis longtemps
l'attention. Le ciel et la mer indifférenciés s'arrangent d'un camaïeu
cendré, de longues veines anthracite soulignent les vagues et les nuages, l'horizon
n'est plus cette ligne de partage entre les éléments, mais une sorte de fondu
enchaîné. Le pays entier est à la pluie : elle peut sourdre des arbres et de
l'herbe, du bitume gris à l'unisson du ciel ou de la tristesse des gens.
Tristesse endémique, économe de ses effets, qui déborde parfois dans un excès
de vin : verres accumulés qui tentent maladroitement de forcer le passage du
Nord-Ouest conduisant à la joie. La pluie est l'élément philosophai du grand
œuvre accompli sous nos yeux. La pluie est fatale. Dès les premiers
symptômes, on tend la main. D'abord, on ne sent rien. On la retourne côté
paume où la peau est plus sensible, mais pour recueillir quoi : une tête
d'épingle, une poussière de verre dans laquelle miroite l'étendue des nuages,
le ciel en raccourci au bout d'un doigt comme à travers l'œilleton minuscule
des vieux porte-plume le Mont-Saint-Michel ou la basilique de Lourdes. Cette
ébauche de gouttelette en main, on soupèse les risques d'une aggravation.
Parfois les choses en restent là. Il ne pleuvra pas. La marée monte seule,
accompagnée d'un vent caressant et soyeux qui met plus d'ordre que de
pagaille dans les cheveux et n'apporte pas grande nouvelle de l'Océan. Ou en
négatif : Sargasses apathiques, Bermudes calmes. Le Gulf Stream baigne la
côte bretonne, ce fleuve-pirate d'eau tiède, dans l'Atlantique, en provenance
des Caraïbes, à qui l'on doit les mimosas, les lauriers-rosés et les
géraniums — même si l'on triche un peu en rentrant les pots à la saison
froide. Sans le Gulf Stream, chaque hiver, l'estuaire serait pris comme celui
du Saint-Laurent dans les glaces, Nantes est à hauteur de Montréal. Or la
neige dans la région est seulement une figure de style, mince pellicule une
fois tous les dix ans et à peine au sol qu'elle fond déjà. Si l'on excepte
bien sûr le fameux hiver 1929 où Pierre s'embarqua pour Commercy, et puis
l'hiver 56 qui fit tant de victimes parmi les sans-abri mais permit aux
enfants de l'estuaire de poser fièrement à côté de bonshommes de neige de
leur création avec, comme ils l'avaient lu sans pouvoir jusque-là le
vérifier, des boulets de charbon pour les yeux et une carotte pour le nez —
chapeau, pipe et foulard complétant la panoplie. Il y eut bien aussi la
sécheresse de l'été 76 où la Bretagne se retrouva sans une goutte d'eau, les
prés jaunis, le maïs de la grosseur des lupins, les vaches efflanquées comme
des lévriers : des avaries du temps attribuées, faute de mieux, à de
mystérieuses taches solaires, l'éruption d'un volcan de l'hémisphère Sud ou
le balancement de la terre sur son axe. On s'en souvient précisément parce
que ce n'est pas la norme. La norme, c'est la pluie. Qu'il pleuve à marée montante, ce n'est
pas à proprement parler une pluie. C'est une poudre d'eau, une petite musique
méditative, un hommage à l'ennui. Il y a de la bonté dans cette grâce avec
laquelle elle effleure le visage, déplie les rides du front, le repose des
pensées soucieuses. Elle tombe discrète, on ne l'entend pas, ne la voit pas,
les vitres ne relèvent pas son empreinte, la terre l'absorbe sans dommage. L'ennui est au contraire un poison de
l'âme, celui des crachins interminables et des ciels bas — bas à tutoyer les
clochers, les châteaux d'eau et les pylônes, à s'emmêler dans la cime des
grands arbres. Il ne faut pas se moquer des anciens Celtes qui redoutaient sa
chute : les deux métaphysiques s'inventent sous de hauts ciels d'azur. C'est
une chape d'ardoise qui se couche lourdement sur la région, ménageant un
mince réduit entre nuages et terre, obscur, saturé d'eau. Ce n'est pas une
pluie mais une occupation minutieuse de l'espace, un lent rideau dense,
obstiné, qu'un souffle suffit à faire pénétrer sous les abris où la poussière
au sol a gardé sa couleur claire, ce crachin serré des mois noirs, novembre
et décembre, qui imprègne le paysage entier et lamine au fond des cœurs le
dernier carré d'espérance, cette impression que le monde s'achève doucement,
s'enlise — mais, au lieu de l'explosion de feu finale annoncée par les
religions du désert, on assiste à une vaste entreprise de dilution. Pas ici
de ces larges flaques des pluies d'orage qui se résorbent au premier soleil,
ni de ces crues brutales qui contraignent à des évacuations en catastrophe,
victimes secourues par des barques au premier étage de leurs maisons (les
champs des bords de Loire sont souvent inondés, mais il est admis que le
fleuve a droit à sa géométrie variable), Le décor semble intact, la campagne
est seulement plus verte, d'un vert de havresac, plus grise la ville, d'un
gris plombé. L'esprit des marais a tout enveloppé. Les prairies, les pelouses
sous leur verdoyance dissimulent des éponges. Les souliers qui s'y aventurent
s'affublent d'énormes semelles de boue. Il est risqué de rôder aux parages
des fossés, des étangs — gare à la glissade —, de frôler un buisson — c'est
la douche —, de s'appuyer contre un arbre — l’écorce est gluante. On joue à
l'hercule en brisant de grosses branches abattues et pourries. Les lourds
cabans de drap marine ne sèchent pas de la veille. Le pain est mou, les murs
se gorgent d'humidité, des continents se forment sur les tapisseries et on se
demande par où cette eau millimétrique a bien pu s'infiltrer. Les radiateurs
s'échauffent en vain, elle se faufile par le chas d'une aiguille comme sous
un arc triomphal. Le corps craque par tous ses membres, les os tisonnent
d'anciennes douleurs. Longs jours maussades sans même la promesse d'une
éclaircie. Les lampes demeurent allumées du matin au soir. On écarte dix fois
les rideaux pour vérifier que la pluie tombe toujours, inlassable, méticuleuse,
sans paraître jamais faiblir. Les plus fragiles s'y laissent prendre : c'est
à la sortie des mois noirs qu'on se jetait dans le puits. Le crachin n'a pas
cette richesse rythmique de l'averse qui rebondit clinquante sur le zinc des
fenêtres, rigole dans les gouttières et, l’humeur toujours sautillante,
tapote sur les toits avec un talent d'accordeur au point de distinguer, pour
une oreille familière, les matériaux de couverture : ardoise, la plus
fréquente au nord de Loire, tuile d'une remise, bois et tôles des hangars,
verre d'une lucarne. Après le passage du grain de traîne qui clôt la tempête,
une voûte de mercure tremblote au-dessus de la ville. Sous cet éclairage
vif-argent, les contours se détachent avec une précision de graveur : les
accroche-cœurs de pierre des flèches de Saint-Nicolas, la découpe des
feuilles des arbres, les rémiges des oiseaux de haut vol, la ligne brisée des
toits, les antennes-perchoirs. L'acuité du regard repère une enseigne à cent
mètres — et aussi l'importun qu'on peut éviter. Les trottoirs reluisent bleu
comme le ventre des sardines vendues au coin des rues, à la saison. Les
autobus passent en sifflant, assourdis, chassant sous leurs pneus de délicats
panaches blancs. Les vitrines lavées de près resplendissent, le dôme des arbres
s'auréole d'une infinité de clous d'argent, l'air a la fraîcheur d'une
pastille à la menthe. La ville repose comme un souvenir sous la lumineuse
clarté d'une cloche de cristal. Les pluies de tempête ont la volonté de
faire place nette. Si le froid s'installe, elles attendent la lune suivante
et à coups de bourrasques balaient toute la saleté de l'hiver. Parfois, dans
l'enthousiasme, un arbre a changé de place, un autre est décapité, une
voiture retournée, des cheminées prennent leur envol, des girouettes jouent
les filles de l'air, — mais on se doute bien qu'il doit être difficile de
doser des forces aussi considérables : les maladresses sont inévitables et
l'on ne saurait parler de cyclone — même si de temps en temps un anémomètre
se bloque sous la violence d'une rafale, ou cède une digue sous la fureur des
vagues. Les pluies de noroît sont glaciales et
fouettent le sang. Poussées par le terrible vent qui déferle de l'Atlantique,
elles giflent à l'oblique. C'est de la limaille qui cingle le visage, des
flèches d'eau qui vous percent et vous assomment. Les joues, le nez, les
mains sont vermillon. Les goûts ont évolué depuis la pâleur romantique
jusqu'au haie des Tropiques, mais jamais un teint couperosé n'est un critère
de séduction — même chez les Indiens d'Amérique, qui exigent un beau rouge
cuivré. A défaut de mettre en valeur, du moins procurent-elles, ces pluies
d'hiver, la détente d'un vigoureux exercice, ce bien-être qui suit l'effort,
tandis que, rentré chez soi, séché et emmitouflé, on écoute au-dehors la
tempête qui hurle et cogne. Bonheur anodin mais qui compte déjà ses exclus :
les sans-logis, les indigents. La pauvreté ne tire parti de rien. Diogène, de
qui découle cette fiction des clochards-philosophes, c'est encore une
histoire de cieux cléments. On peut sommer Alexandre, si grand soit-il, de ne
pas faire écran au soleil, mais les nuages ? Le Cynique n'aurait pas fait le
malin longtemps dans son tonneau ; trempé, glacé, sans le plus petit rayon
pour réchauffer ses vieux os, il aurait sans doute dans ses harangues réclamé
plutôt l'invention de l'Armée du Salut. Les pluies d'hiver pour ceux-là sont
un calvaire. Elles n'ont même pas l'aspect facétieux des ondées de printemps,
quand vous avez prudemment scruté le ciel avant de sortir, qu'il apparaît
serein, parsemé de nuages blancs défilant à grande vitesse, pressés de
traverser le pays comme s'ils avaient pour mission de stopper une invasion de
pluies barbares sur les frontières de l'Est. De confiance, vous laissez le
parapluie au vestiaire, ou ce qui en tient lieu : une corbeille à papier, un
bidon de lessive. L'envie de printemps est si criante après les mois sombres
qu'on se rebelle contre les tenues d'hiver (cette idée que sur sa seule
livrée l'hirondelle fera le printemps). De fait, les premières douceurs sont
dans l'air, des serpentins tièdes et parfumés sillonnent l'ambiance encore
hivernale des jours qui rallongent — on le note à quelques repères précis :
une sortie de bureau, la fermeture des magasins, un horaire de train, les lampadaires
trop tôt allumés. Vous êtes si absorbé par cette bonne nouvelle, si ravi de
l'approche perceptible des beaux jours, que vous ne remarquez pas
qu'au-dessus de vous, en trois minutes, le ciel se couvre, et brutalement,
sans crier gare, il pleut. Il pleut avec une vivacité comique, un déluge
presque enfantin au son rapide et joyeux. Et pour ce qui paraît un galop
d'essai, comme un feu d'artifice lancé en plein jour, la largeur d'une rue
suffit : à trois pas de là, le pavé est sec. Vous courez vous abriter sous un
porche ou l'auvent d'une boutique, vous vous serrez à plusieurs dans
l'embrasure d'une porte. Et, preuve que nul n'en veut à cette pluie, les
cheveux dégoulinants, on se regarde en souriant. Ce n'est pas la pluie, mais
une partie de cache-cache, un jeu du chat et de la souris. D'ailleurs, le
temps de reprendre son souffle et le ciel a retrouvé son humeur bleutée. Une
éclaircie, vous avez déjà pardonné. Grand-mère jugeait ces pluies ineptes.
Pour elle, il devait pleuvoir une fois pour toutes et qu'on n'en parle plus.
On lui confiait la responsabilité du régime des pluies, elle bloquait huit
jours dans l'année pour y faire tomber la quantité d'eau étalée sur douze
mois et partageait le reste entre saison chaude (pas trop) et froide (pas
trop non plus). Au lieu que là, disait-elle, cette douche écossaise à la mode
de Bretagne, on n'en sortait jamais. Elle pestait après le mauvais temps
comme après tout ce qui allait mal. Elle si ferme sur les principes jurait
vingt fois par jour des « nom de nom » — nom de qui, on ne savait pas — qui
résonnaient lourds de menace et de sous-entendu. Au-delà d'une simple
invective, ils paraissaient remettre en cause l'ordre même du monde et, si
elle ne nommait pas le coupable, c'est qu'il n'était sans doute pas bien
loin. Son mariage avec grand-père avait été
sinon imposé du moins arrangé par leurs parents — union triomphante de
commerçants prospères qui lançaient sur leur descendance une OPA radieuse.
L'affaire devait tourner court, emportée par la tourmente du siècle, mais,
dans l'euphorie de leur magasin de vêtements, Au bonheur des dames, rien
n'interdisait d'y croire, et les promis, pour ne pas contrarier l'avenir,
avaient fait en sorte de s'aimer. Non que l'amour soit si important : après trente
ou quarante ans, tout le monde se retrouve au même point. Mais cette
impression désagréable de n'avoir pas été maître de son destin : on ne se
convainc pas facilement qu'autrement n'eût rien changé, on ne retient que
l'éventualité d'un meilleur gaspillé et enfui. On ne retient que
l'intolérable. Son mariage avait été une date à ce
point capitale dans la vie de grand-mère qu'il marquait une sorte d'année
zéro, la borne d'où se détermine l'avant et l'après, comme la naissance du
Christ ou la fondation de Rome. Quand on s'interrogeait sur son âge (en
général, pour s'émerveiller de sa longévité et de son exceptionnelle
vigueur), il y avait toujours quelqu'un pour présenter la solution comme
simple : il suffisait de se rappeler qu'elle s'était mariée à vingt-cinq ans
en 1912 — comme si, mieux que sa naissance, cette date marquait une ligne de
partage d'où découlaient toutes les formes du temps. Il fallait bien que, ce
repère, elle l'eût elle-même déterminé. Qui d'autre qu'elle ? Certainement
pas le témoin privilégié de cette affaire, d'un an plus jeune, notre
silencieux grand-père. Mais les calculs se révélaient si compliqués quand les
millésimes ne finissaient pas par 2 que l'âge de grand-mère était devenu «
vingt-cinq ans en 12 », un âge fossilisé contre lequel les années ne
pouvaient rien. Il s'agissait seulement d'estimer grosso modo, selon l'état
de santé qu'on lui voyait, le temps passé depuis cette date, un temps inégal
qui stagnait pendant des années quand elle nous apparaissait inchangée et
soudain s'accélérait sous un signe patent de la vieillesse : une oreille
paresseuse, une démarche traînante, des oublis, les mêmes histoires dix fois
racontées. Mais, à part les vraiment derniers jours où elle s'ingéniait à
parler bas, une main devant la bouche, pour ne pas se faire entendre de
l'infirmière en chef qui selon elle se cachait derrière le radiateur mural et
l'empêchait de sortir danser le soir, c'est bien une
grand-mère.-arrière-grand-mère de vingt-cinq ans en 12 qui s'est éteinte
presque centenaire sur une dernière plaisanterie, pirouette élégante qui fit
rire ses filles à travers leurs larmes. Pour leurs noces d'or, tout le monde
avait calculé juste : le compte était facile. Il avait été question d'une
réunion de toute la famille, d'un banquet entrecoupé de numéros où chacun
irait de sa prestation et d'une petite représentation théâtrale en prévision
duquel papa et Lucie, la jeune sœur de maman, préparèrent une scène de La
jalousie du barbouillé, dans une vieille édition brunie des classiques Larousse.
On aurait donné un bal avec buffet, où grand-père aurait repris son violon et
reformé pour la circonstance, avec ses vieux amis du conservatoire de Nantes
d'où il était sorti premier prix, un quatuor flûte et cordes, mais, soit que
le flûtiste eût rendu son dernier souffle, ou plus sûrement que le sens
janséniste de la famille l'eût emporté sur tant de velléités, l'été s'acheva
sans même qu'on ait conclu un arrangement sur la date. Les vacances des uns
et des autres refusaient de coïncider. Après, ça devint vite trop tard :
l'automne, les pluies, la famille dispersée, et l'année suivante, avec une
once d'or en plus, on retombait dans les années impossibles à calculer. On se
donna rendez-vous pour les noces futures. De quoi au juste, on ne savait trop
: de platine ou de diamant, ce qui constitua un sujet de discussion (noces de
coton, de porcelaine) qui dérapa sur les noces de Chiffon, puis sur celles de
Figaro. Lucie en profita pour entonner de sa voix de soprano l'air de
Chérubin : « Voi che sapete che cosa è amor », et tout le monde l'applaudit. Pour les vieux mariés, ce fut sans doute
un soulagement, une corvée d'évitée. L'idée du quatuor n'avait guère
enthousiasmé grand-père, qui à la musique préférait de plus en plus le
silence. Le violon restait maintenant dans sa boîte et, s'il pianotait encore
de loin en loin, c'était par une espèce de phénomène d'aimantation, parce que
passant près d'un piano il est difficile de n'en pas soulever le couvercle.
Mais ses interventions étaient furtives : quelques lignes fuguées, une aria,
le thème esquissé d'une sonate. Il s'arrêtait au milieu d'un arpège,
demeurait sur ce sentiment d'inachevé, rêveusement, les mains à plat sur les
genoux, puis replaçait avec soin l'écharpe de soie verte sur le clavier. Dans
les derniers temps, il se contentait d'une seule note, comme pour prendre la
mesure du silence, puis même plus de note, juste une caresse muette sur les
touches d'ivoire. Grand-mère, de son côté, s'était fâchée tout rouge quand
les cousins avaient évoqué pour le jour de la cérémonie de décorer la 2 CV de
voiles et de rubans et de peinturlurer à l'arrière, sur le coffre bombé, «
Vive les mariés » : qu'on ne compte pas la voir participer à une telle
mascarade. D'une façon générale, la 2 CV était entre grand-père et elle un
sujet permanent de discorde. Non qu'elle lui reprochât sa mise modeste. Leurs
finances leur interdisaient depuis longtemps les voitures plus reluisantes
correspondant au temps de leur splendeur. Grand-mère acceptait en femme
énergique ces mauvais coups du sort et, du moment que les principes étaient
saufs, n'attachait pas d'importance à la perte des signes extérieurs qui
posent le notable. Elle avait des mots cinglants pour ceux qui s'y laissaient
prendre : ainsi ce pauvre garçon qui vantait la vitesse de son cabriolet de
sport et qu'elle rabroua d'un « Quel dommage qu'on n'ait pas le temps de le
voir ». Elle avait abandonné avec dignité leur grande maison tarabiscotée
mélangeant le tuffeau, la brique et le bois, composée de rajouts successifs,
de demi-paliers, de chambres donnant sur des pans de toit, pour un
deux-pièces exigu et sombre dans un rez-de-chaussée d'une maisonnette de
Riancé. Elle qui maudissait sur vingt générations le fabricant d'un stylo
dont la plume restait sèche ne montra aucun signe d'abattement quand il lui
fallut se séparer de la presque totalité de son mobilier. Dans la chambre, le
piano était collé au pied du lit et constamment encombré. Ce n'était
peut-être pas étranger à la désaffection de grand-père, qui devait pour l'atteindre
déblayer d'abord une montagne de vêtements. Ajoutez le guéridon, une table de
chevet, et toute circulation devenait impossible quand les portes de
l'armoire étaient ouvertes. Ramener treize pièces en deux nécessitait une
sélection cruelle, se séparer non seulement de l'entassement d'une vie mais
du legs des générations antérieures : plus qu'une forme d'ascèse, un
déblaiement de la mémoire. C'est malgré tout en souvenir de ce
passé que grand-mère avait tenu à conserver deux ou trois babioles,
s'entêtant notamment sur une travailleuse volumineuse, de rangement médiocre,
alors que pour la même surface et un profit supérieur ils pouvaient garder la
jolie bibliothèque de bois roux aux vitres ovalisées. Mais cette
travailleuse, c'était sa mère, sa grand-mère, elle et toutes les femmes
laborieuses de la famille — une stèle. Elle distribua le reste avec un
détachement que ne montra peut-être pas en la circonstance son époux. Il nous
gratifia à plusieurs reprises de cette mimique boudeuse qu'on différenciait
subtilement de son mutisme habituel par sa façon ostensible de ne rien dire.
Non qu'il fût, lui non plus, exagérément attaché aux biens de ce monde. Ses
séjours dans les cellules monacales de La Melleraye, la fréquentation des
trappistes, en étaient la preuve. Et s'il restait très exigeant en matière
vestimentaire, c'était à cause de son métier de tailleur : le sens de la
coupe, le coup d'œil qui décèle une malfaçon, apprécie le pli d'un pantalon,
les étoffes souples et légères, la qualité d'une doublure, de même que
François d'Assise, peu suspect, le Poverello, de frivolité, avait demandé en
fils de drapier à être inhumé dans un linceul de drap gris. Ce qui
contrariait surtout grand-père, c'était d'assister à la distribution.
Pourtant c'était à qui, parmi leurs filles bénéficiaires, montrerait le
meilleur esprit. S'il y eut des blessures, des jalousies, des déceptions,
elles furent proprement étouffées. Au contraire, on tenait à proposer son lot
aux autres avant de l'accepter. Et si l'une exprimait avec d'infinies
précautions son désir pour tel ou tel objet, les autres s'empressaient
d'assurer qu'il ne les intéressait pas. D'où pour l'avenir une accumulation
de petits ressentiments qui suintaient à l'occasion d'une visite quand on
apercevait chez l'autre un objet qu'on avait convoité : « Tiens, la lampe de
maman rend bien sur ta commode. » La 2 CV est une boîte crânienne de type
primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière
orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité
pariétale du toit, rien n'y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du
coffre arrière. Ce domaine de pensées, grand-père en était l'arpenteur
immobile et solitaire. Grand-mère s'en sentait exclue, au point de préférer
marcher plutôt qu'il la conduise, du moins pour les courtes distances. Or la
marche n'était pas son fort, compliquée par les séquelles d'un accouchement
difficile, une déchirure, qui lui donnait cette démarche balancée. Grand-père
prenant le volant d'une autre voiture, elle s'installait sans rechigner à ses
côtés. Car à toutes elle trouvait du charme, sauf à la 2 CV. Pour elle, cette
voiture n'était pas adaptée au climat océanique. A quoi rimait ce toit de
toile qu'on détache pour découvrir le ciel si le beau temps n'est pas au
rendez-vous. Sans parler de ce vent qui assomme, tourbillonne et exténue son
monde. Chaque tentative pour décapoter, les rares beaux jours, se heurtait
d'ailleurs à des ferrures rouillées, rongées par l'air salin, indécoinçables, et
une toile raidie, craquante,
qui refusait de s'enrouler. D'autant qu'on n'était jamais sûr qu'il ne
faudrait pas, dix kilomètres plus loin, replacer le toit en catastrophe.
Grand-mère n'en démordait pas, ce faux air de cabriolet n'avait rien à faire
au nord du 45e parallèle. Pour traverser des déserts, escalader le Hoggar,
comme les jeunes gens s'y risquaient, parfait. Mais la Loire-Inférieure, là,
c'était une autre histoire. L'inadaptation à la pluie constituait le
grief principal. Quand l'eau s'infiltrait, la troisième source de fuites
après le toit et les portières provenait du système rudimentaire d'aération,
une simple grille à maille serrée, large de trois doigts, sous le pare-brise,
recouverte d'un volet modulable qui n'assurait que partiellement l'étanchéité
— et d'autant moins que les joints de caoutchouc étaient brûlés. Déjà par
temps sec, l'air qui sifflait à travers le grillage suffisait à agacer
grand-mère. Comment garder son calme face à ce crachotement incessant ? Elle
accueillait les premières gouttelettes avec des soupirs entendus (entendez :
la preuve du bien-fondé de ses théories) et s'agitait sur son siège comme si
elle cherchait à les esquiver sans vouloir ennuyer personne avec ses
malheurs. Puis, devant l'impassibilité de grand-père, elle entreprenait de
colmater les brèches à l'aide de vieux chiffons qui traînaient dans la «
boîte à gants » (une tablette sous le tableau de bord). S'en emparait du bout
des doigts, se plaignait de leur saleté (ils servaient indifféremment à essuyer
la jauge d'huile, le pare-brise et même, un coin présentable, à astiquer la
pointe des souliers de grand-père), les roulait, tentait de les coincer
contre la vitre, mais ils tombaient à la première secousse. Quelques « nom de
nom » et elle recommençait, épongeait, n'arrêtait pas de tout le voyage.
Grand-père demeurait imperturbable. Comme il roulait au ralenti, les
essuie-glaces couplés au moteur se déplaçaient à la vitesse de limaçons
baveux, par soubresauts millimétriques, parfois se bloquaient, marquaient une
pause, et il fallait donner du poing sur la vitre pour qu'ils reprennent en
demi-cercle leur lente marche avant-arrière. Ils dessinaient sur le
pare-brise des éventails crasseux qui produisaient l'effet inverse de celui
qu'on attendait. Irritée que nul autre qu'elle ne prît la mesure du danger,
grand-mère passait sur la paroi intérieure du pare-brise une main inquiète
qui, partant d'un centre à hauteur de ses yeux, décrivait des cercles de plus
en plus vastes, de plus en plus aplatis, s'aventurant timidement du côté du
chauffeur, juste assez pour qu'il perçoive une différence — et, par la trouée
ainsi obtenue à travers la fine couche de buée, par cette vue directe sur
l'état du pare-brise, Il apparaissait clairement qu'on ne voyait rien. Puisque
la faute en incombait aux essuie-glaces, grand-mère se saisissait de la
poignée qui les commandait manuellement de l'intérieur, la tournait dans tous
les sens, les houspillait, et cet empressement des balais, ce changement
brutal d'allure, cette raideur accélérée, c'était comme un film muet : on
imaginait deux ouvriers vaquant paresseusement à leur besogne, deux plongeurs
lavant nonchalamment une pile d'assiettes, qui s'activaient soudain à
l'arrivée d'un contremaître tyrannique. Mais le résultat était à l'image de
cette vaisselle : un magma gélatineux, tartiné en demi-lunes, interdisait
désormais toute visibilité. Alors, rageusement, elle soulevait le battant
inférieur de la vitre de la portière qui ne manquait pas de lui retomber sur
le coude, passait le bras à l'extérieur, et, munie du chiffon, dégageait
devant elle une pastille de lumière. Cette apparition de la route en ligne de
fuite, des arbres du bas-côté, des pointes laiteuses de l'averse sur le
bitume, c'était la révélation d'un monde gigogne dans lequel s'enchâssait le
monde clos de la 2 CV. Si grand-mère n'avait pas le bras assez long pour
nettoyer la totalité du pare-brise, du moins par son hublot de propreté
s'autorisait-elle maintenant à recommander au pilote de tenir sa droite,
criant « Attention » au croisement d'un énorme camion dont le souffle
suffisait à donner de la gîte au frêle esquif. Rouler à l'aveuglette ne préoccupait pas
grand-père. Tassé sur son siège, les mains au bas du volant, une cigarette se
consumant docilement au coin des lèvres, les passants n'apercevaient que son
chapeau. A force, l'extrémité relevée de son sourcil avait jauni sous la
nicotine. Cette blondeur insolite au milieu de l'irrépressible envahissement
de la blancheur apparaissait comme un dernier brûlot de jeunesse, un repli
stratégique de la vie dans cette pointe soufrée. Elle créait avec l'autre
sourcil, immaculé, une asymétrie qui faisait soupçonner sur le vieux visage
des traces d'hémiplégie, impression accentuée par la fixité de l'œil droit
mi-clos, piqué par la fumée, qu'il clignait de temps à autre, décentrant sa
moustache en une expression chaplinesque. Il semblait si absorbé, lointain,
qu'on pouvait le croire assoupi : de fait, il l'était parfois, ce qui lui
valut quelques déboires, une roue au fossé, une aile arrachée. Son regard
rasait la courbure supérieure du volant, se perdait dans la contemplation
d'une ligne bleue imaginaire à travers des kilomètres de pensées où nous
tenions évidemment peu de place. Son jardin secret, disait grand-mère. C'était
avouer qu'elle craignait en s'y aventurant de ne pas s'y retrouver. Il avait pour unique confident le
portier de l'abbaye de La Melleraye, un petit moine au sourire très doux et à
la langue si bien pendue que pour rien au monde — sinon un ordre de son
supérieur — il n'aurait échangé sa place contre les règles de silence de ses
frères. Les jours d'affluence, tel le dimanche de Pâques, il courait d'un
groupe à l'autre, accueillait les nouveaux arrivants les bras écartés, serrait
les mains, avait en signe de reconnaissance un petit mot pour chacun,
tapotait la tête des enfants, les pressait, un peu trop fort peut-être,
contre sa robe dont l'odeur de moisissure incommodait, s'inquiétait des
études des plus âgés, et, si l'on se plaignait que l'un d'eux ne brillât pas
spécialement en latin, eh bien, il n'était pas le préposé aux affaires
latines, et à quoi bon s'acharner à l'étude d'une langue morte que quelques
vieillards comme lui étaient seuls à entendre, s'assurant ainsi à bon marché
la bienveillance des mauvais élèves, et il joignait les mains au ciel pour se
faire pardonner son quasi-blasphème. Ce reclus volontaire s'en voulait
d'aimer. Il fallait invoquer l'heure qui tourne
pour s'en dépêtrer. Mais, quel que fût le plaisir qu'il prît au commerce de
ses semblables, sitôt qu'il entendait le ronronnement de la 2 CV — et
l'identifiait parmi cent —, il abrégeait la conversation en cours et se
précipitait à la porte pour saluer son bon monsieur Burgaud. Grand-père lui
rendait visite une ou deux fois la semaine. Il en rapportait un succulent
fromage de l'abbaye, à la croûte crème orangée, pâte jaune paille piquée de
trous d'épingle, ferme et moelleux — qui doit appartenir au rayon des saveurs
oubliées, sans qu'on s'en émeuve faute de comparaison, mais envolés du même
coup mille petits satoris délicieux. Ensemble, ils se promenaient dans la
partie du parc réservée aux visiteurs (les femmes n'avaient accès qu'à la
poterie où étaient exposées les réalisations de la communauté). De loin, on
entendait leurs pas crisser sur le gravier des allées. Ils marchaient
lentement, s'arrêtaient sur un point plus vif de discussion, puis repartaient
: frêle silhouette du petit moine dans sa rude robe caramel, grand-père à
peine plus grand, le corps penché en avant, les mains en contrepoids croisées
derrière le dos. Ils parlaient à voix basse, aussi respectueux de la
solennité du lieu sous les grands arbres multiséculaires que sous la voûte
blanche de la chapelle cistercienne aux piliers de granit rosé. Le moine
accompagnait ses paroles d'amples effets de manche, ce qui était sa manière
d'élever la voix sans bruit. Rituellement, à mi-parcours, si le temps le
permettait, ils s'asseyaient sur la margelle du bassin et contemplaient en
silence la surface calme de l'eau. Mais cette mesure d'éternité n'était pas
du goût du portier : il aurait tout loisir à se taire, passé l'heure des
visites, et, à sa façon de chasser les gravillons du bout de sa sandale, on
le sentait impatient de reprendre la discussion. Il
éclata en sanglots en apprenant la mort de grand-père, un chagrin immédiat,
d'enfant démuni, puis aussi subitement se ressaisit. Il essuya ses larmes
avec sa large manche comme dans un poème d'adieu et pria qu'on l'excusât : «
Comprenez-moi, je perds mon meilleur ami. » Les consolations d'usage et il
arborait de nouveau, en se forçant un peu, son éternel sourire, cette
béatitude de façade qui faisait dire aux visiteurs qu'en dépit des règles
sévères du cloître ces gens-là étaient décidément les plus heureux.
Manquait-il les femmes ? Au contraire, ils ne connaissaient pas leur bonheur,
disaient les messieurs. « Bon débarras », concluaient plaisamment les
épouses. Et, chacun ayant dit ce qu'on attendait de lui, le débat était clos. Frère Eustache s'était étonné de n'avoir
pas reçu ces derniers temps la visite de grand-père. Hors vacances, le fait
était inhabituel, et ne laissait rien présager de bon. Il se rappelait qu'à
sa dernière absence lui et madame Burgaud avaient passé plusieurs semaines chez
leur fille cadette après le décès de son mari — quarante ans, n'est-ce pas ?
et trois jeunes enfants. Il y avait moins de six mois. Dieu envoyait de
terribles épreuves parfois, on avait bien du mal à le suivre dans les
méandres de son amour. A son retour, monsieur Burgaud lui paraissait avoir
beaucoup vieilli. Les traits accusés, le visage fermé, il ne portait plus le
même intérêt à leurs discussions, répondait à côté ou ne répondait pas,
souvent distrait. Cette mort d'un homme jeune qu'il aimait le tourmentait, il
y revenait sans cesse. Comme s'il découvrait sur le tard que le secret de
toute vie s'abreuve à cette source noire. Il s'interrogeait beaucoup sur «
tout ça », et, d'un geste évasif épousant l'orbe du ciel, le petit moine
englobait la chapelle, les arbres, les nuages, le bassin. De fil en aiguille, il évoqua leurs
interminables conversations et machinalement il se remit en marche,
entraînant le groupe silencieux à ses côtés. De quoi parlaient-ils ensemble ?
Oh, de tout, de musique bien sûr mais pas seulement, et même très peu à la
vérité. Lui-même n'avait qu'une vague idée de ce qui suivait le grégorien,
et, s'ils s'entendaient encore sur Bach, ils étaient loin d'être d'accord sur
Wagner par exemple, qu'il trouvait, lui, assommant, sans parler de tout le
tralala des livrets. Non, au vrai, si le terme n'était pas un peu abusif pour
des amateurs, ils philosophaient. Monsieur Burgaud avait un esprit curieux,
ouvert, trop cartésien sans doute, mais cette réserve était compensée par une
extrême attention aux autres. Le monde et ses malheurs étaient le champ
favori de leurs débats. Quand ils avaient établi un diagnostic, ils tâchaient
d'échafauder des solutions pour un avenir meilleur. Ils avaient même — il
pouvait bien le dire maintenant, il y avait prescription — adressé, après de
nombreux brouillons, une lettre au président de la République en vue de la
création de ce qu'ils auraient appelé les « Voitures-balais de la Charité »
(une métaphore probablement empruntée au Tour de France qui n'était certainement
pas du fait de grand-père, lequel ignora superbement toute sa vie qu'on
s'empoignait dans les stades). Le projet prévoyait d'expédier dans les
campagnes des camionnettes dont la mission était de dépanner, voire de
recueillir, les indigents. Cette révélation n'eut pas sur nous
l'effet escompté. On savait, en fait, que grand-père correspondait depuis
quelque temps avec les plus hautes autorités de l'Etat, signe d'un certain
vieillissement, quand rien n'impressionne plus des vanités terrestres. Un
original, traduisait-on, le doigt sur la tempe. Le secrétariat de l'Elysée
l'avait assuré en retour que son courrier avait été transmis aux services
concernés. Frère Eustache s'était laissé convaincre
par son ami. Il rougissait rétrospectivement d'une telle audace. Ah, ce
monsieur Burgaud. Le petit moine hochait la tête, souriait de plus belle,
levant les yeux au ciel. Il n'avait plus de chagrin. Il voyait grand-père
parmi les anges. A mesure qu'il parlait, on assistait à
une sorte d'ablation qui consistait à séparer grand-père de la famille et se
l'approprier. Ses remarques au détour d'une confidence : « Comment, vous ne
le saviez pas ?» ou « Monsieur Burgaud ne vous l'avait pas dit ?» le
renforçaient dans son rôle d'élu de cœur, celui que librement on choisit
contre le groupe des figures imposées. Il en résultait que, son grand homme,
nous l'avions ignoré, que lui seul l'avait reconnu, qu'en conséquence il lui
revenait de monopoliser sa mémoire. En un sens, le petit moine n'avait pas
tort. Grand-père avait trouvé auprès de lui une oreille attentive, un écho à
ses préoccupations souterraines. Ses visites à l'abbaye avaient servi de
prétexte à de salutaires échappées. On savait depuis longtemps que ses
silences bourdonnaient de pensées fiévreuses. Consolation de ses derniers
jours, Frère Eustache avait recueilli ce miel. Grâce lui en fût rendue. Il
était juste de lui abandonner cet héritage. Mais c'était se réserver le bon grain et
nous laisser l'ivraie. A l'écart du monde et de ses tentations, Frère
Eustache n'avait de la vie qu'une vision parcellaire. N'entrait dans le
domaine réservé de l'abbaye que les confidences haut de gamme, les pensées
généreuses, les grands élans mystiques. C'était un grand-père épuré qui
pénétrait dans cette ébauche de la Jérusalem céleste. Il déposait sur le
seuil son fardeau d'humanité et présentait à l'intérieur sa face divine. Car,
pour le reste, nous en savions sans doute plus que le petit moine, et l'image
du saint homme nécessitait quelques retouches : grand-père cachant ses
bonbons pour ne pas nous en offrir ou nous octroyant aux étrennes une obole
minuscule que grand-mère dans son dos devait multiplier par dix. Il ne
s'était certainement pas vanté non plus auprès du moine de son escapade de l'été
dernier. Chaque été, depuis leur retraite,
grand-mère et lui descendaient se reposer dans le Midi chez leur fille Lucie.
Après un premier et exténuant voyage en 2 CV, parsemé de pannes répétées et
d'hôtels décevants, grand-mère avait tranché définitivement en faveur du
train, plus rapide et plus sûr. Lui restaient en travers de la gorge les
remarques peu amènes des automobilistes sur la lenteur du véhicule et la
place qu'ils devraient occuper à l'hospice ou au cimetière. C'est vrai qu'ils
n'étaient plus jeunes. Us en convenaient encore à la descente du train,
déposant sur le quai quatre lourdes valises, grand-père s'épongeant le front
sous son panama, grand-mère s'éventant avec le journal mal replié de la
veille, fourbus, le visage souligné de fines nervures sombres contractées
sous le panache fuligineux de la locomotive — et, tandis que John, le mari
anglais de Lucie, empoigne les valises et les dépose sur un chariot, que le
petit groupe s'éloigne du pas méticuleux des vieux parents vers le ciel impeccablement
bleu de la sortie, on débat, au vu de leur fatigue, s'il ne serait pas mieux
de passer par Lyon en dépit d'un changement et de trois heures d'attente,
plutôt que par Bordeaux en ligne directe avec ses innombrables arrêts. Mais
pour grand-mère c'est du pareil au même, qui ne comprend pas qu'on n'ait pas
encore dynamité le Massif central et coupé tout droit. Elle se promet, la
prochaine fois, d'emporter un petit vaporisateur de poche pour s'humecter le
visage et lutter contre la sensation de voyager dans ce qu'il lui faut bien
appeler un wagon à bestiaux. Ces odeurs de nourriture (ah, les œufs durs
épluchés sous son nez) qui se mêlent aux relents de transpiration. La chaleur
ne justifie pas tout. Développement sur le manque général d'hygiène : certains,
noms à l'appui, sentent mauvais dès le matin, et l'on sait quelques auréoles
sous les aisselles qui ne datent pas du jour même. Mais ce qu'elle déplore
par-dessus tout, c'est le sans-gêne. Au début du voyage, leurs voisins
donnent tous l'impression de sortir du château (le château sert pour elle de
référence — celui de Riancé, une des plus vieilles familles de France) : élégance affectée, jambes croisées, main
devant la bouche pour atténuer une petite toux ridicule, civilités exquises
pour placer une valise dans le filet, et puis, les kilomètres passant, tout
le monde s'étale, se marche dessus, prétend donner à l'autre des leçons de
politesse, le jardin à la française vire à la friche. Elle a décidé il y a
longtemps qu'on ne la surprendrait jamais avachie, jambes écartées et bouche
ouverte. Elle s'en tient là. Et de s'éventer de plus belle, comme pour noyer
les vestiges de cette nuit de cauchemar dans les douces senteurs de Provence. Mister Djon, comme l'appellent les
ouvriers arabes du domaine, roule lentement dans les
premiers lacets des Maures, vitres baissées, l'avant-bras sur la portière. II
sent que les saveurs parfumées des collines, cette cuisine miraculeuse à ciel
ouvert, dédommagent déjà le vieux couple des misères du voyage. Senteurs
massives, entêtantes, d'où émergent quand on les frôle la sauge, le thym, la
marjolaine, le romarin, le basilic, la menthe, odeurs de térébenthine des
résineux, aigre du buis, douce-amère du figuier, troncs décortiqués des
chênes-lièges, tortueux des oliviers, reflets argent des feuilles de l'yeuse,
vernissés du laurier, terre ocre, schistes noirs, le ciel qui vire à l'indigo
au voisinage du vert des pins, avec ce lancinant chant des cigales dont le
volume envahit le creux des conversations. Dans les boucles, la voiture retrouve
l'ombre fraîche du versant nord dont profitent les hêtres et les chênes,
avant de replonger à la sortie du virage dans l'écrasante lumière du Midi. Le
vieux couple se laisse porter, s'incline mollement dans les courbes et commente
sa gratitude d'un regard vers les sommets. Grand-mère est assise à l'avant à côté
du conducteur. Avoir un gendre anglais, c'est le signe que sa vie n'a pas été
conventionnelle. Simplement, elle avait dit à sa fille : « Pour moi, ce sera
Jeannot. » Elle n'a pas osé affronter le ridicule de mal prononcer un nom
étranger, et à son habitude a choisi l'option radicale. Peut-être
Jeannot-John l'aime-t-il pour cela, cette faiblesse d'amour-propre chez cette
femme énergique. Elle est l'une des rares à dérider ses joues creuses. Elle
finit donc le récit de ses tribulations sur une note comique : ce geste
impudique des femmes qui l'insupporte pour faire circuler un courant d'air
sous leurs dessous. Elle pince sa jupe à deux doigts, la soulève légèrement et
l'agite comme pour en décoller la poussière. Succès. La gaieté à présent est
suffisamment bien installée pour supporter une répétition. Elle bisse son
numéro. Les mauvaises impressions du voyage s'effacent quand au bout de
l'allée empierrée marquée à son entrée par deux cyprès apparaît le crépi rosé
de la maison. Dans l'ombre du grand acacia, son fauteuil de rotin attend
grand-père. Il y passera l'été. Il en prenait possession tôt le matin,
après une courte promenade dans les collines, au milieu des parfums subtils
et de la douceur de l'aube, dans le silence béni qui précède le vacarme des
cigales — un périple à peine plus grand que le tour de la maison mais
attentif, studieux, où chaque plant, chaque papillon recevait son nom, du
moins parmi ceux qu'il identifiait dans les planches du Grand Larousse
encyclopédique. Non qu'il s'intéressât à la botanique — le jardin de la
maison de Riancé était un vaste fouillis —, mais il avait trouvé ce biais
pour communiquer avec ses petits-enfants. Promenant l'un d'eux par la main,
il pointait sa canne sur une plante, annonçait simplement « Sarriette » et
retombait dans son mutisme rêveur. Par cet emploi de naturaliste, cette
transmission de savoir, il lui semblait remplir son rôle d'éducateur. Inutile
donc de lui en demander davantage, et surtout pas, comme le lui suggérait
Lucie, d'enseigner le solfège aux petits ainsi que quelques rudiments de
piano. Il faisait celui qui n'entendait pas. Beethoven sourd aux petits
Mozarts. De retour de promenade, en chemisette
blanche et pantalon de toile, il s'installe dans son fauteuil. La matinée se
passe à lire le journal, ébaucher les mots croisés que Lucie termine le soir
dans son lit, tracer dans la poussière, de la pointe de sa canne, une
géométrie courbe dont i1 représente le centre, et, toujours de sa canne — une
canne souple de bambou, collection de son gendre —, à bâtir de petites
pyramides de feuilles sèches ou dévier le cours d'une colonne de fourmis. Son
panama rabattu sur les yeux à mesure que la luminosité augmente, il regarde
devant lui, répond au lointain bonjour d'un homme du domaine en soulevant son
chapeau. Personne ne passe sur le chemin qui mène aux vignes et aux chênaies
sans lui adresser un petit signe d'allégeance. Cette apparence de vieux
Chinois impassible sous son arbre paraît exprimer aux yeux de ceux qui
s'agitent une grande sagesse. Grand-père est l'axe autour duquel tourne la
maisonnée. Il indique dans quelle direction se trouve Mister Djon que cherche
un ouvrier parce que le tracteur est en panne. Et, si John est dans la
maison, il se fait le messager, hausse la voix : « Jeannot, on vous demande,
le tracteur toujours. » La fumée de sa cigarette stagne un moment, arrêtée
par le bord de son chapeau, l'enveloppe d'un nimbe évanescent. Au milieu de
sa rêverie, un cylindre de cendre tombe sur son pantalon de toile. Il le
prélève délicatement sur la couverture cartonnée de son agenda qu'il extrait
de la pochette de sa chemise (il y note entre autres choses ses découvertes
botaniques) et le reverse intact dans le cendrier posé près de lui sur un
rondin. Grand-mère, qui trouve un peu fort de le voir tirer tant de prestige
de ne rien faire, lui apporte un panier de fèves à écosser dans l'intention
qu'il serve au moins à quelque chose. Elle tricoterait, elle lui imposerait
de tendre les bras pour enrouler son écheveau. Mais il se montre à certains
moments d'une docilité exemplaire, pourvu qu'on n'exige pas de lui qu'il se
lève, se laissant rabrouer par sa fille quand il s'oublie à catapulter un
mégot mal éteint dans l'herbe jaunie, Lucie précipitant un pied ravageur sur
la cigarette fautive comme saint Georges sur la gorge du dragon, lui
désignant, comme si cela ne suffisait pas, les souches calcinées du coteau,
résidu effroyable du drame féerique de l'été passé, quand le mur ronflant des
flammes fut stoppé à moins de deux cents mètres de la maison, évoquant la
nuit illuminée de milliers de braseros comme si une armée en campagne
bivouaquait sur la colline, et le craquement plaintif du bois, et cette odeur
de pain grillé au petit matin, ce mont de la désolation maintenant — et à
l'origine peut-être une cigarette comme celle-ci. Et grand-père se repent
comme s'il avait mis le feu au bûcher de Jeanne d'Arc. Voilà, elle l'avait bien dit (grand-mère
qui passe triomphe), qu'il nous ferait tous griller avec ses cigarettes, et
elle reprend sa course après le minuscule Lucas, le dernier de Lucie, qui
s'obstine à se promener tout nu dans le domaine et s'enfuit en hurlant chaque
fois qu'on le force à enfiler le petit slip de bain bleu qu'elle tient à la
main. Ils repasseront bientôt dans le même ordre si le minuscule Lucas n'a
pas été rattrapé, son sexe bien trop
court pour baller fiché comme une cheville, toujours hurlant, doré de la tête aux pieds.
Tenté un moment de se réfugier auprès de grand-père, il incurve au dernier
moment sa course en se rappelant qu'il a horreur des noms de papillons et de
fleurs, ce qui lui vaut, ce refus de savoir, une sorte de disgrâce. De fait,
grand-père ne prend pas parti dans le drame qu'à l'échelle de ses pleurs
l'enfant signale comme une des injustices du monde. Il affecte une
indifférence très orientale en somme, si l'on songe à ces moines zen qui
tordent le cou des chatons pour mettre leurs disciples sur la voie du vide
parfait (qu'en pense le chaton ?) Grand-père abandonne son poste de vigie
à l'heure du déjeuner et de la longue sieste qui s'ensuit, au plus fort de
l'après-midi, quand l'air excédé vibrione comme sous le chalumeau d'un
lance-flammes. Il y reviendra pour la cérémonie du thé, concession
britannique de grand-mère qui déroge pour l'occasion à son café au lait —
tribut au changement de nom qu'elle impose à son gendre. Plus tard, à la
fraîche, on dispute devant lui, sur le terre-plein balayé avec soin,
d'interminables parties de boules. On lui emprunte cérémonieusement sa canne
dans les litiges pour mesurer les écarts, juge-arbitre improvisé dont la
seule présence incite les joueurs au bon esprit. A la tombée de la nuit, une
nuée de moustiques chasse de sous son arbre notre saint Louis des boulistes. Un matin, le fauteuil resta vide. A mesure que la matinée avançait, ses
pas ramenaient grand-mère rôder autour de l'acacia. Les premiers levés
avaient signalé cette absence comme un accroc joyeux au rituel. Elle, discrètement,
laissait poindre son inquiétude. « Alphonse n'est pas revenu de sa promenade
?» ou « Vous n'avez pas vu mon mari ? » Elle sollicita même le minuscule
Lucas dans sa panoplie du parfait naturiste, témoin privilégié toujours par
monts et par vaux, mais il y vit un piège, une manœuvre, et déguerpit à
toutes jambes. Grand-mère à ses trousses tentait de lui expliquer le
malentendu : « C'est juste pour que tu me dises où se trouve ton grand-père
», mais lui, chaton échaudé, ne voulait rien entendre : s'il ne s'agissait
cette fois d'enfiler un maillot, ce devait être alors pour une leçon de
choses. Les réponses des uns et des autres n'ayant rien donné, à midi le
domaine était en alerte. John avait refait sans succès le circuit
habituel de son beau-père, ce tour matinal de la maison mordant à l'arrière
sur la colline, parmi les chênes-lièges, longeant le cours d'eau à sec bordé
de cannes-roseaux, traversant les vignes et cette semi-garrigue au sud où il
puisait l'essentiel de ses connaissances botaniques. Grand-mère entrevoyait
le pire. Elle imaginait grand-père pris d'un malaise étendu sans connaissance
hors du chemin dont il s'était écarté à cause de ses maudites plantes, lui
qui n'avait jamais su distinguer entre le persil et les fanes de carotte,
mordu par un serpent, trop faible pour appeler à l'aide, ou trop loin, la
jambe noircie, piqué par une de ces abeilles monstrueuses, grosses comme le
doigt, qu'ils nomment ici des « bombes » et dont le dard est mortel, ou
encore son diabète que personne ne prenait au sérieux, dont le traitement
consistait en quelques sucrettes dans son café du matin et une floppée de
bonbons dans la journée, une aggravation brutale sous l'effet de la chaleur,
le sucre qui envahit le sang, les urines, grand-père dans un demi-coma
dévidant le film de sa vie couché parmi les aromates, les yeux tournés vers
le ciel d'un bleu vertigineux comme un appel à s'y jeter, un gouffre
ascensionnel — grand-père à l'ultime minute au bras de sa fiancée de 1912
épelant le cyste, la myrte et le chardon dans une envolée de violons et de
cigales. Tous les ouvriers du domaine, d'anciens
harkis pour la plupart, étaient mobilisés, chacun mettant d'autant plus de
cœur à l'ouvrage que monsieur Burgaud avait eu un mot aimable pour lui.
Grand-mère recommandait de fouiller les buissons, sonder les citernes,
emprunter les chemins abandonnés, de bien ouvrir l'œil, et, si l'on
découvrait Alphonse victime d'un serpent, surtout ne pas le forcer à marcher,
ce qui par une accélération de la circulation sanguine lui serait fatal. Il
fallait appeler, on arriverait avec le sérum, que chacun emporte un sifflet,
une trompe, un tambour, qu'il lance le chant du muezzin ou le cri des
bûcherons, ainsi gagnerait-on de précieuses secondes. Elle avait découpé le
terrain en quatre zones, réparti les hommes en quatre groupes. Elle dirigeait
les opérations, demandant de temps en temps son avis à John qui se contentait
d'approuver. Ils progresseraient déployés selon la technique de la battue.
Les quelques chasseurs de sangliers, d'authentiques Hurons des Maures qui se
vantaient de connaître le moindre pouce de terrain, fanfaronnaient devant
grand-mère : « Ne vous inquiétez pas, madame Burgaud, on vous le ramènera,
votre mari. » Ils ne ramenèrent rien du tout. A trois
heures, le dernier groupe rentrait bredouille. C'était délicat en cette
période d'incendie, de feux à répétition, maïs, comme depuis plusieurs jours
la situation était calme, le mistral tombé, on fit alors appel aux pompiers. Les jeeps rouges et le camion des
premiers secours étaient alignés en file indienne dans l'allée quand un petit
homme chapeauté, vêtu de clair, passa en revue, intrigué, cet imposant
déploiement. L'autocar, par une faveur spéciale au vu de son âge avancé, l'a
déposé devant l'entrée marquée par les cyprès. Sa cigarette n'est consumée
qu'à moitié qui pend à ses lèvres, mais, considérant la situation, il lui
vient à l'idée sans plus attendre de l'écraser. A tout hasard, il enfouit le
mégot dans sa poche. De sa canne de bambou, il soulève un coin de bâche qui
camoufle une civière heureusement inoccupée. Il lui semble qu'on s'agite
beaucoup devant la maison, où l'on a dressé la longue table des vendangeurs.
Les verres vides y impriment des cachets rosés qui scintillent au soleil
déclinant. A peu de distance, un groupe de volontaires entoure le capitaine
des pompiers. Tous lèvent les yeux très loin vers les collines, suivant en
cela le doigt de l'homme sanglé dans son épais cuir noir. De ce fait,
personne ne remarque le nouvel arrivant qui se joint à eux, écoute et,
profitant d'un silence, risque cette question : « II y a le feu ? » II était près de sept heures. Une
dizaine de bénévoles assistés du chef d'un corps d'élite venait de retrouver
grand-père. Quand il comprit que tout ce dérangement
était pour lui, il s'esquiva dans la maison et s'enferma dans sa chambre.
Certains qui auraient aimé apprendre pour quel motif ils avaient perdu leur
après-midi jugèrent cette attitude un peu cavalière. John sentit le moment
d'ouvrir une seconde bonbonne de vin rosé. Déjà on trouvait des excuses au
trouble du vieil homme. On rapportait des cas semblables d'amnésie,
d'individus errants ayant oublié jusqu'à leur nom : choc physique,
émotionnel, ramollissement du cerveau, congestion. La famille avait hâte que
tous fussent partis pour sonder ladite perte de mémoire de l'aïeul. Lucie tambourina longtemps à la porte de
sa chambre avant qu'il se décidât à ouvrir (grand-mère avait envoyé sa fille,
se doutant bien qu'elle-même n'obtiendrait rien de lui). Il prétendit qu'il
avait passé la journée à Hyères, notamment au jardin exotique, parce qu'après
avoir épuisé les ressources du maquis il avait éprouvé le besoin d'élargir le
champ de ses connaissances, s'initier à d'autres natures, aborder la flore
tropicale, et à ce titre il avait vu là-bas des merveilles, décrivit le
banian aux racines aériennes, le gigantesque séquoia de Californie, du nom
d'un célèbre chef indien, le flamboyant à la couronne — comme son nom
l'indique — de feu, énuméra la longue liste des curiosités botaniques du
jardin, et, craignant peut-être d'en faire trop, eut un mouvement d'humeur :
enfin quoi, il n'était pas interdit de se promener. Sur quoi tout le monde
était d'accord, simplement, la prochaine fois, on lui demandait de prévenir.
Ou alors, se demanda-t-on, avait-il quelque chose à cacher ? Et dans ce cas,
quoi d'autre qu'une femme ? Une femme, c'est-à-dire, dans le langage codé de
notre pensée, une intrigante, certainement parée de tous les charmes, au lieu
que grand-mère y ressemblait si peu : sans doute désirable dans sa prime
jeunesse puisque la fraîcheur a toujours partie liée à la grâce, mais jamais
jolie, même sur les plus anciens clichés — et cette vieille squaw maintenant,
sa démarche déhanchée, cette face flétrie, ce corps aux formes sans forme
qu'elle dissimulait sous une robe vague à dessein. II fallait des trésors
d'imagination pour y nicher de l'amour — tandis que cette autre là-bas, à
Hyères, plus jeune sans doute ou avec ce quelque chose d'impérissable, une
cheville fine par exemple contre laquelle souvent le temps ne peut rien,
cette jeunesse intacte parfois aux pieds des vieilles dames, cet osselet
précieusement préservé de peau tendue sur lequel, par un effet de synecdoque,
il suffirait de capitaliser la somme des désirs, religieusement,
hypnotiquement, pour qu'il devienne possible d'aimer la même femme toute une
vie. Mais les chevilles épaisses de grand-mère tombent droit dans la
chaussure, toujours emmaillotées, même par cette canicule, de bas-mousse gris
souris aux nuances violacées, parce qu'elle redoute le blanc de ses jambes,
l'immaculé laiteux de son corps, comme ces animaux aveugles et livides des
plus profondes cavernes où ne pénètre jamais le jour. Comment lutter contre
la femme-mystère d'Hyères à la silhouette éprouvée par un demi-siècle de
bains de mer ? La réponse attendit le lendemain que
grand-mère eût fouillé les poches de sa veste. Le héros de la veille avait
repris sa place sous l'acacia, comme si de rien n'était, à ce détail près
qu'il aurait bien réclamé qu'on débarrassât son champ de vision de la table
des vendangeurs, mais il estimait sans doute qu'il valait mieux se faire
oublier et, sans rien dire, il se contenta de décaler son fauteuil. Les
vignes et la chênaie étaient l'objet de soins attentifs, à en juger par le
passage sur le chemin. Il répondait au salut de chacun, apparemment peu gêné
que l'on s'inquiétât avec des sourires en coin de sa santé. La plupart
avaient participé aux recherches et ne semblaient pas lui en tenir rigueur.
Monsieur Burgaud avait retrouvé son poste de vigie, la vie reprenait son
cours paisible et lui le fil de ses rêveries singulières. Avant toute chose, grand-mère ne voulait
pas qu'on pensât qu'il était dans ses habitudes de faire les poches de son
mari. Ce n'était pas son genre. Mais il fallait considérer les circonstances
et, là, ces soi-disant aveux abracadabrants, il y avait de quoi nourrir des
soupçons. Des soupçons entièrement justifiés d'ailleurs : elle montrait à
Lucie un petit rectangle de carton rosé, un billet portant date et
destination et dénonçant sans discussion le fugueur, un aller-retour pour —
et plutôt que de prononcer l'a peine prononçable elle le donna à lire — l'île
du Levant : le paradis des naturistes. Elle était si souvent montrée du rivage,
l'île mythique, l'île scandaleuse, la troisième à l'est de Porquerolles et
Port-Cros, si secrètement convoitée, qu'on ne s'estimait pas en droit de
jeter la pierre à grand-père. Et même, la nouvelle ravissait. On admirait son
courage. De lui, rien n'aurait dû nous surprendre : son indépendance
d'esprit, ses virées solitaires, cette façon lasse de véhiculer les siens. Ne
devait-il y en avoir qu'un à faire le voyage, ce ne pouvait être que lui. On
l'imaginait en inspection sur l'île, l'air vaguement précieux, détaché,
tirant sur sa cigarette tandis qu'il engloutissait de ses yeux plissés la
nudité des femmes, les seins multiformes, le frémissement des chairs, humant
les peaux dorées parfumées de crème solaire, et sur le bateau du retour,
comme l'île s'éloigne, apprenant par cœur les sornettes qu'il se préparait à
nous servir : racines aériennes, couronne de feu — là, oui, on le
trouvait culotté. Mais cette fugue laissait rêveur. Comme si le vieil homme
recevait tacitement procuration pour profiter de son solde de vie. Sur sa
lancée, on le voyait même, si d'aventure il survivait à grand-mère, se
remarier comme son ami des années d'apprentissage à Paris quand tous deux,
vingt ans et sans le sou, assuraient la claque pour assister gratuitement aux
concerts, lequel ami, après un rapide veuvage, venait de convoler en secondes
et tardives noces avec une annoncée jeunette de tout de même cinquante ans,
mais de quoi donner des idées à un grand-père brutalement relevé de son
engagement de 1912. Grand-mère ne voulait pas d'histoire.
Elle recommanda à tous de ne pas ébruiter l'affaire, de taire ce que nous
savions au principal intéressé. De fait, à moins d'une année de là, comme
pour lui donner raison de n'avoir pas tardé à réaliser son vieux rêve de
Cythère, grand-père mourait, persuadé d'emporter son secret avec lui — un
soir, le cœur donc, dans leur petite chambre si encombrée qu'il fallut
déménager le piano pour faire entrer le cercueil — mais le cœur, bien sûr. Pour la petite tante, ç'avait été
l'enfance de l'art. On retira les perfusions de ses bras squelettiques posés
sagement sur les draps le long de son corps momifié, on arracha le tuyau
d'alimentation de son nez, et son cœur vaillant ne se fit pas prier. En trois
secondes, l'affaire — la grande — était réglée. Sa petite tête blanche se
couchait sur le côté. Dans des circonstances analogues, on
assiste parfois à un miracle d'opiniâtreté, l'organisme, contre toute
attente, s'aventure seul dans un périlleux exercice de survie, des années
quelquefois avant de capituler — jusqu'à vingt ans cela s'est vu, d'une vie
végétative qui se réfugie dans les phanères : ongles et cheveux. Cette
obstination eût au fond été dans la nature de la tante, de même qu'on l'avait
vu s'échiner des heures à traiter par l'arithmétique un problème d'algèbre
qui se résolvait plus simplement en une suite d'équations bien posées, mais
il y allait de son honneur de vieille institutrice, ne pas s'en laisser
compter par ces jeunes esprits outrecuidants qui, parce qu'ils étaient
maintenant au collège, avaient la prétention de lui en imposer. C'est sans
doute à sa ténacité qu'elle devait déjà d'avoir tenu ce coma de trois
semaines. Elle était tante Marie pour toute la
commune, variante locale du petit père des peuples. Le curé de Random, dont
elle avait été l'auxiliaire empressée, commença ainsi son oraison funèbre : « Notre tante Marie nous a quittés. » Ce ton
à la Bossuet nous agaça un peu : le chagrin n'était quand même pas identique
pour tout le monde. Au vrai, elle n'avait jamais eu que deux neveux : papa et
son cousin Rémi, les fils respectifs de ses frères Pierre et Emile. C'est
Pierre qui avait fait construire pour elle, sans se soucier du cadastre et
des autorisations administratives, la petite maison de plain-pied qu'elle
habitait dans notre jardin. Il avait pris cette décision pour soustraire sa
sœur aux vexations que lui infligeaient les sévères religieuses chez qui elle
logeait en sa qualité d'institutrice. Mais c'était aussi une manière, après
les ravages de la Grande Guerre, de reformer une phalange familiale réduite. Si elle en avait jamais eu l'intention,
il était désormais peu probable qu'elle fondât maintenant un foyer : les
hommes rescapés du massacre ne trouvaient pas grâce à ses yeux — ou elle aux
leurs. Ce petit ermitage composé de deux pièces était le reflet exact de sa
vie de béguine : cuisine rudimentaire (sa seule spécialité fut une sauce
manche, collante et grumeleuse, mais d'ordinaire trois ou quatre noix
suffisaient à nourrir son corps jivaro) et une chambre guère plus vaste
meublée d'un lit, d'une commode, d'une armoire, d'un bureau d'orme clair
surmonté d'une bibliothèque vitrée où elle rangeait ses manuels scolaires et
quelques ouvrages pieux, et d'un prie-Dieu, maigres biens sans valeur
qu'emporta à sa mort un brocanteur convoqué par Rémi. Les murs blancs, nus, accentuaient
l'atmosphère piétiste du lieu. Y était accroché ce qui constituait, dans
l'esprit de la tante, sa Trinité théologique : un crucifix, derrière la tête
duquel était glissée une branche de buis bénit du dimanche des Rameaux,
renouvelée tous les ans (le buis du jardin fournissait tout le bourg, ce dont
nous n'étions pas peu fiers), et, se faisant face, deux gravures imposantes
de Notre-Dame de Lourdes et de sainte Thérèse de Lisieux. A l'occasion du centenaire des
apparitions de Lourdes avait été organisé un grand concours international
(pèlerinage de huit jours offert au vainqueur) que la petite tante avait
gagné haut la main, elle était incollable sur le débit du gave de Pau, le
volume de la grotte de Massabielle et la couleur des yeux de Bernadette. Elle
avait rapporté de son voyage ce portrait de la Vierge, comme un prix
d'excellence où étaient calligraphiés son nom et son rang : première sur des
millions de participants — comme un sauf-conduit sur la voie céleste. Dans l'angle inférieur gauche, la petite
bergère est agenouillée près de la source, étalant dans l'herbe ses jupes
misérables, la tête couverte d'un scapulaire, un chapelet emprisonné dans ses
mains jointes. Elle levait son visage lumineux vers la longue dame blanche,
nimbée d'une poussière d'argent, qui lui sourit du haut de son rocher,
élégante comme un mannequin de haute couture, la taille marquée d'une soyeuse
écharpe bleue dont les pans épousent en tombant la ligne de la cuisse. Car,
malgré son apparence éthérée, cette Immaculée Conception cache sous la
tunique un corps plein de grâce. Il suffit pour s'en convaincre de partir des
pieds nus qui dépassent de l'ourlet (l'inclinaison légère du rocher fournit
un effet de talon), de remonter les jambes élancées, les hanches étroites, le
buste plat (Notre-Dame de Lourdes n'allaite pas), d'effleurer le long col du
cygne et d'émerger par la source claire de ses yeux qui portent sur l'enfant
extasié un regard de pur amour. Mystère de l'incarnation. Ceci est son corps.
Notre-Dame de Lourdes est la plus belle des Vierges, du moins parmi celles
qui pullulent comme des apparitions dans les yeux des petits paysans, donnant
de si jolis noms aux lieux — Notre-Dame du Bon-Secours, de Toutes-Aides, de
la Peinière, de la Salette, lesquelles ont depuis longtemps coupé le cordon
qui les reliait à la Vierge-fille-mère, cette jeune femme de Galilée aux
amours de colombe. La
gloire de Lourdes pâlit un peu devant la montée en puissance de celle qui lui
fait face dans son cadre noir et doré : Thérèse, la toute fraîche canonisée.
Son crédit est immense depuis qu'elle a sauvé la cathédrale de Lisieux des bombardements
de 1944 — l'église seule debout parmi les ruines, comme une prémonition de la
bombe à neutrons, laquelle eût également épargné les maisons aux alentours,
mais, pour l'époque, ce n'est déjà pas si mal. Sur les photos, la fille de monsieur
Martin a la bouille ronde et normande, des joues à cidre. Mais l'artiste
sulpicien, qui a le sens de l'universel, a gommé ces particularismes locaux
au profit d'une jolie chose en sucre qui étreint dans ses bras, comme un
champion cycliste, son légendaire buisson de rosés. Derrière la tête
encapuchonnée de la coiffe des carmélites, une auréole à l'or mat forme un
cercle parfait dont le centre se situe au milieu du front. La sainte est
cadrée en plan américain — l'artiste a coupé à mi-corps, on devine qu'il se
méfie des pieds. On peut donner à un visage le bon Dieu sans confession,
allonger la ligne, aplatir les seins, raboter les hanches, mais l'érotisme du
cou-de-pied n'est pas maîtrisable. Ainsi liftée, bien rétablie de sa phtisie,
la petite sœur de l'enfant Jésus est en mesure d'accomplir ses miracles. La tante conserve un minuscule carré de
tissu, de cinq millimètres de côté, qui a touché les vêtements de la sainte.
Munie de ce viatique, elle s'est promis de venir à bout de toutes les
vilaines fièvres. Quand l'un de nous trois est malade, elle profite du moment
où maman n'est pas dans la chambre pour nous faire embrasser son morceau de
toile et nous éponger le front avec, recueillant une micro-goutte de sueur
qui est censée concentrer l'esprit du mal. Zizou, la plus jeune, s'en moque,
Nine, la plus âgée, s'en offusque, mais l'état second que provoque la fièvre
permet à notre guérisseuse d'agir à sa guise. Ensuite, elle va trouver maman
et essaie de la convaincre de reprendre notre température. Maman lui
rétorque, agacée, qu'une fièvre de quarante ne tombe pas en cinq minutes.
Mais la tante insiste. Il serait tout de même incroyable qu'un quasi-morceau
de la garde-robe de Thérèse soit moins efficace que l'aspirine. La sainte de Lisieux étouffe les
anciennes gloires, les piliers de sacristie, non pas certes les austères,
Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Catherine de Sienne, Dominique, tous ces
chercheurs de lumière au fond de l'âme obscure, mais les saints à usage
domestique, ceux dont l'efficacité a pourtant été maintes fois vérifiée :
Corneille, Christophe, Antoine de Padoue, Barbe, Eloi, Yves, Joseph et bien
sûr Victor, le vénérable de la commune. La tante avait confectionné un
fichier qui était une sorte de Grand Albert, ce recueil de recettes
ésotériques en usage dans les campagnes. Tous les bienheureux, les futurs
canonisés, y étaient répertoriés, les images pieuses classées, avec une
préface-catalogue où tous les symptômes dressaient par ordre alphabétique une
liste terrifiante qui invitait à se reporter au saint spécialiste du cas à
traiter. Le travail de toute une vie. Hors classement, le Sacré-Cœur offrait
au monde son cœur glorieux extrait sans plaie de sa poitrine à la manière des
chamans philippins. Le Seigneur écarte sa chemise pour donner à voir, avec
l'audace pudique d'une jeune fille découvrant son sein, cette croix plantée
entre les oreillettes prolongeant jusqu'à la fin des temps les souffrances de
la Passion. A voir son teint poudré, sa coiffure Louis XIII, le Vendredi noir
semble bien lointain. La prière au dos de l'image promet à qui la lit
quelques milliers de jours d'indulgence. Car le Sacré-Cœur se préoccupe
d'abord du salut de l'âme. Pour les problèmes concrets, « Intestins »
(douleurs) renvoyait à saint Mamert, « Glaucome » à saint Clair, « Cécité » à
sainte Lucie, « Frelons » à saint Friard, « Pirates saxons » (touristes,
peut-être) à saint Similien, « Loup » (rencontre avec un) à saint François, «
Justice » à saint Yves, « Nourrissons » à sainte Nonne, « Orphelins » au père
Brottier, « Frères » (bonne entente entre) à saint Donatien et saint
Rogatien, « Mariage » à sainte Barbe et « Sécheresse » à saint Vio, lequel en
Loire-Inférieure n'avait généralement pas à se faire prier longtemps. A la
rubrique « Cochon » on croisait bien sûr le grand saint Antoine et ses
tentations mais aussi un certain saint Gourin. Dans une forêt profonde de la
vieille Armorique, cet ermite avait lancé au sanglier qui le chargeait : «
Gare goret, tu te goures de Gourin. » L'animal médusé s'était docilement
couché au pied de son nouveau maître. Normalement, si un verrat se montrait
un peu revêche, il était conseillé de tourner trois fois autour de sa bauge
en récitant cette apostrophe. Mais dans la réalité la tante était plutôt
d'avis d'en faire de la chair à pâté. Il lui arrivait d'inscrire « douteux »
en face d'un saint du type Gourin. Car son souci était de distinguer le
merveilleux païen du message chrétien. Elle tenait à être redevable de ses
miracles à la seule Eglise catholique, apostolique et romaine, non à de quelconques
avatars de Belen et Gargan, les soi-disant dieux celtes. Papa aimait la
taquiner en répétant : « Soulevez saint Michel et vous trouverez Mercure. »
Elle haussait avec dédain les épaules, mais on sentait que ces amalgames la
troublaient un peu. Venues
discuter des études d'une de ses petites élèves, les mamans en profitaient
pour consulter le fichier. On commençait à parler dictée, difficultés en
arithmétique, on accusait de ces contre-performances des problèmes dentaires
et on repartait avec une prière à saint Fiacre. En revanche, il ne fallait
rien demander à saint Colomban, que certains invoquent pour donner une lueur
d'intelligence aux esprits un peu lents, car la tante comptait
essentiellement sur l'excellence de ses méthodes pour combler les lacunes.
C'était son côté Siècle des Lumières. Au besoin, si la prière n'opérait pas,
elle ajoutait un poème de son cru : Saint Christophe, patron des dockers, Méfiez-vous en entrant dans l'eau Que l'enfançon sur votre dos Ne pèse du poids de nos misères. Les filles de Random passées dans sa
classe ont toutes appris par cœur la comptine, l'ont peut-être récitée à
leurs enfants — et petits-enfants maintenant — mais en ignorant son auteur,
l'attribuant sans doute à ce no man's land de la création populaire où le
dicton sur le temps voisine avec un air de marelle, une sentence proverbiale
avec « Saint Antoine de Padoue, vieux filou, rendez-nous ce qui n'est pas à
vous ». Notre tante qui rougissait comme une communiante sous les compliments
estimait sans doute que l'humilité, la vertu cardinale, ne pouvait
s'accommoder des lauriers d'une gloire littéraire, fût-elle locale. Peut-être
aussi la crainte d'ébrécher le dogme. La fréquentation des sœurs avait fini
de la convaincre que le péché commençait à la périphérie du contentement de
soi. De même qu'elle avait fait une croix sur ses amours, la maternité et la
plupart des plaisirs terrestres, elle comprimait soigneusement cette région
d'elle d'où sourdait le chant. Son
cahier de prières comporte d'ailleurs plusieurs versions de son Christophe.
Dans l'une, il est passeur de Loire au Pèlerin où, de fait, on trouve un bac.
Mais le grand fleuve ne se franchit pas aussi aisément que la mer Rouge et la
petite tante se ravise : il faudrait au bon géant des échasses de vingt
mètres pour ne pas s'enliser dans les fonds sablonneux. Elle fait donc de
Christophe le patron des dockers (annexion régionale discrète à qui sait
entendre) et reprend la vieille légende. Ce petit Jésus grimpé sur les
épaules du colosse ne semblait pas attenter à son orthodoxie. A chaque
nouvelle voiture de papa, elle veillait à ce qu'il fixe sur le tableau de
bord le badge en bronze à l'effigie du bon géant qui lui a jusque-là si bien
réussi. De fait, des centaines de milliers de kilomètres sans le moindre
accrochage. La circulation n'était pas encore ce qu'elle est, mais les routes
non plus. Saint Christophe est une valeur sûre. Antoine de Padoue est attesté : né à
Lisbonne, compagnon de frère François, grand voyageur, grand prédicateur, on
le recense parmi les docteurs de l'Eglise. Comment avec un tel bagage
s'est-il vu confier le ministère des objets perdus ? Voies du Seigneur
impénétrables. Quoi qu'il en soit, rien qu'avec son aide nous n'ayons fini
par retrouver : les clés de voiture de papa dans le coffre à linge, la chaîne
de baptême de Nine dans le buis du jardin, les lunettes de grand-mère pendues
à son cou, la fève dans la galette des rois, le voyou qui fractura les troncs
de l'église, qui avait sept ans, qui jura de ne pas recommencer et qui
recommença, le chemin quand nous étions perdus. La petite tante était gênée
de devoir traiter une telle sommité de « vieux filou ». Elle se faisait une
idée plus haute de l'intercession. Aussi avait-elle composé selon ses canons
une prière en forme de quatrain qui, contrairement à Christophe, ne sortit
jamais de la famille : Saint Antoine de Padoue Quand devant vous je me prosterne Abaissez votre lanterne Que je retrouve mon petit sou. Grâce à quoi on imaginait Diogène
arpentant les rues d'Athènes son falot à la main, en quête soi-disant d'un
homme, mais cherchant en réalité à retrouver quelques pièces de monnaie
égarées la veille au soir, tandis qu'il roulait ivre-mort dans le caniveau.
Du coup, l'image du clochard souverain n'impressionnait plus du tout :
Diogène était près de ses sous, voilà tout. Que pouvait-il nous arriver de fâcheux ?
Un cierge allumé devant l'autel préparait la réussite aux examens, saint
Joseph veillait sur la famille, Christophe sur la voiture, Thérèse sur la
santé, Victor établissait au-dessus de la commune un microclimat de la grâce
et la Vierge, omnipotente dans ses multiples incarnations, assurait un joli
mois de mai, une moisson abondante, le retour des conscrits, des grossesses
heureuses et dispensait mille antidotes pour se faufiler sans dommages au
travers des calamités du monde. A la mort de notre Marie, on avait retrouvé,
sous les différentes statues de saints qu'elle disposait dans les anfractuosités
du mur du jardin, ainsi qu'au dos des cadres pieux de sa chambre, des
dizaines de petits papiers plies. Sur chacun d'eux une demande, un vœu à
exaucer. Non pour elle, mais pour le petit monde des siens. Que J. n'ait pas
d'accidents, que les affaires du magasin reprennent, que N. réussisse sa
troisième, que X. retrouve un travail, Y. la santé, et que l'agonie de Z.
soit douce et illuminée par la certitude de la Résurrection. Si
l'intercession n'avait rien donné, le saint était mis en quarantaine, la
statue retournée face au mur comme au coin un mauvais élève. Le lendemain de
la mort de papa, saint Joseph, un robuste charpentier d'albâtre qui portait
son enfant d'un seul bras, contemplait ainsi le fond de sa niche. Cette
faillite décisive indiquait peut-être que le temps des miracles était à
jamais passé. Mais elle pensait, elle, qu'elle était seule fautive. Elle s'en
voulait d'avoir oublié d'invoquer ce saint spécial qui empêche qu'un caillot
de sang s'intercale entre le cœur et le cerveau. Comment penser, aussi, qu'à
quarante ans l'âme puisse aussi bêtement bouchonner ? Tante Marie, qui est, nous l'espérons,
dans le saint des saints, aies pitié de nous qui avons dû passer nos examens
sans tes cierges, affronter la vie sans tes prières, et suivons ce parcours
du combattant démunis, bras ballants, sans la force ni l'exemple de ton
neveu, notre père (cent ans d'indulgence). Dès qu'aux mois froids succédait un peu
de douceur, elle gardait la porte de sa maison ouverte pour laisser entrer la
lumière ou entendre tomber la pluie. Le matin, rituellement, elle déposait
sur le seuil les miettes de pain de son petit déjeuner. Tous les oiseaux
étaient en principe conviés au festin, mais le rouge-gorge veillait de son
poirier, qui empêchait moineaux et mésanges de s'approcher, leur concédant
seulement ses restes. Sa petite gorge rouge palpitait de colère quand un
intrus faisait mine de se présenter. Sautillant sur la margelle de ciment
finement alvéolée, il prenait son repas en toute quiétude, sûr de sa force. «
Mon rouge-gorge », disait-elle — un possessif inhabituel pour elle qui ne
possédait rien (elle appelait ainsi son domicile « la maison dans le jardin
de Joseph »), Elle qui avait la tendresse rude avec
les enfants et les animaux de compagnie (ce pauvre Pyrrhus, l'épagneul de
Rémi, aux oreilles duquel elle agitait une clochette pour le faire taire
quand il hurlait à la sirène) savait composer avec les oiseaux : pas de
manifestations débordantes d'affection, simplement cette vie mitoyenne dans
le silence et le respect du territoire de l'autre — même corps menu, tête
rentrée dans les épaules, mêmes parures passe-muraille, mêmes repas de poupée
(s'il arrivait à la tante, à l'occasion d'une fête ou d'un anniversaire,
d'accepter après de longues palabres de goûter à une liqueur, un dé à coudre
suffisait), mêmes heures de lever et de coucher, même discrétion effarouchée.
Elle racontait que son rouge-gorge s'aventurait jusque sur la table de
cuisine où elle poursuivait son ouvrage sans qu'il s'en trouvât dérangé,
semblant même intéressé, la tête toujours en mouvement comme s'il
s'inquiétait du pourquoi du comment. Mais on devait la croire sur parole, car
en notre présence il se contentait de ramasser les miettes en piqué et filait
se réfugier avec son butin dans le poirier. Leur numéro à tous deux ne
regardait pas les autres. Passant dans le jardin, il suffisait de
jeter un coup d'œil par la porte ouverte pour surprendre la tante dans ses
activités familières, toujours assise à sa table ou à son bureau, absorbée —
cette application dont elle faisait preuve dans la moindre tâche, honnis les
travaux ménagers qu'elle bâclait avec l'impression de perdre son temps. Elle
cousait comme elle cuisinait. Ses reprises pour réparer un accroc consistaient
à rapprocher les deux bords du trou, à passer un fil et serrer bien fort, ce
qui donnait de curieux plis à ses robes. Le jeudi, jour de repos des enfants,
était consacré aux bulletins paroissiaux qu'elle préparait et distribuait
l'après-midi, maison par maison, avec la même annonce à chaque porte : «
Voilà le facteur » — puis elle ajoutait malicieusement : « Du bon Dieu », et
c'était devenu une sorte de mot de passe, le récipiendaire prononçant la fin
de la phrase en même temps qu'elle. Et ainsi à chaque porte, avec quelques
variantes à peine de temps en temps pour ne pas lasser son auditoire. Rien ne
l'obligeait aussi à plier les bulletins en quatre et les entourer d'une bande
portant le nom du destinataire, sinon qu'elle tenait à donner toujours cette
impression d'un courrier du ciel. Avant de s'installer à sa table, elle
enfilait à la main droite un vieux gant noir qui ne servait qu'à cette
occasion, afin de ne pas se noircir les doigts sur l'encre encore fraîche
quand elle écrasait les plis. Avec des gestes d'une précision méthodique, cet
origami élémentaire remplissait la cuisine minuscule où elle officiait face
au mur d'une atmosphère recueillie, comme si le temps s'accordait une pause
tandis que les bulletins rosés, verts, jaunes ou bleus selon les semaines
s'empilaient sur la toile cirée par paquets de dix — au-delà, les piles
s'effondraient. Il nous prenait quelquefois l'envie de
l'aider. Elle nous faisait une place et on se serrait à quatre sur les trois
côtés de la table. Un œil sur sa méthode, l'autre sur notre ouvrage, on
s'attachait à reproduire le plus fidèlement ses gestes, mais on avait beau
s'appliquer, on n'éprouvait rien de cette transparence feutrée qui fascinait
de l'extérieur. C'était comme ces jeux dans le creux des vacances dont l'idée
lancée comme une bouée de sauvetage nous paraissait l'évident remède à notre
ennui et qui, à peine entamés, se révélaient si loin de combler notre
attente. D'ailleurs elle se méfiait de notre enthousiasme et de ses
retombées, en cela modérément enchantée de nos offres de service — bien que
flattée tout de même de l'intérêt que nous portions à son travail de
bénévole, d'humble fourmi de l'universelle mission évangélique. Elle ne
pouvait refuser à trois jeunes recrues de s'enrôler dans les légions du
Christ. De toute façon, elle ne refusait jamais rien aux enfants de Joseph.
Mais c'était, elle le savait, la promesse d'une belle pagaille. On atteignait à peine la vingtaine de
bulletins plies que déjà un certain laisser-aller transparaissait dans nos
travaux. Les quatre coins de la feuille qui devaient se superposer en un
angle droit unique trahissaient progressivement un décalage. Quelques
bulletins plus loin, on confectionnait presque des éventails. La tante
soupirait, repassait après nous, dépliait, aplatissait de sa main gantée,
reprenait, voilà, vous faites comme moi, ce n'est tout de même pas sorcier de
plier en quatre une feuille de papier. Oui, oui, cette fois on avait saisi.
On repartait plein de bonnes résolutions, mais l'ennui ne tardait pas à
reprendre le dessus. Bientôt les coins se chevauchaient à nouveau de travers,
encore un peu et revoilà les éventails. C'était la goutte d'eau quand, avec
l'un d'eux particulièrement évasé, on se masquait les yeux en affectant des
mines de carmencita. Là, la tante perdait son calme. Une petite colère de
moineau s'ébrouant dans sa flaque. Elle nous arrachait le bulletin des mains,
horrifiée, trépignait en réajustant ses lunettes à monture dorée : si c'était
pour lui donner deux fois plus de travail, elle préférait se débrouiller
toute seule. Elle ajoutait, dans une sorte d'aparté théâtral, assez fort
cependant pour qu'on l'entende, qu'elle avait l'habitude. Et, à travers ce
dernier reproche recouvrant le mystère triste de son existence, elle émettait
la somme de renoncements qui lui valait cette réputation de bienheureuse. On
comprenait vaguement : un regard sur son intérieur exigu, sans autre
concession à l'ornement qu'au-dessus de la table un calendrier des postes,
sur sa silhouette grise, voûtée, sur cette vie austère, étriquée, monotone —
pendant quelques instants on se repentait, on se promettait de ne plus
recommencer. Après la séance de pliage, elle
découpait des bandes de papier blanc dont elle ceinturait chaque bulletin,
réalisant un bracelet plat qu'elle soudait grâce à une touche de colle
blanche. Elle se servait pour étaler la pâte d'une petite spatule de
plastique qui ne manquait jamais de se briser sous la pression et qu'elle
remplaçait alors par des allumettes dont elle épatait l'extrémité non
soufrée. Comme elle ne jetait rien, ce sont ces mêmes allumettes qui
restaient collées à ses doigts et sur lesquelles elle soufflait en
catastrophe après avoir enflammé le gaz. Si elle nous avait supporté jusque-là,
elle vivait alors sa pire épreuve — le gâchis de ce papier blanc qu'elle se
donnait tant de mal à récupérer. Elle nous observait, inquiète, ciseaux en
main, dévier vers les frises, les guirlandes et les inévitables napperons :
des feuilles pliées quatre ou cinq fois, taillées, biseautées, évidées et
qui, dépliées, donnent un joli effet de dentelle. Nous nous en montrions très
fiers, et la pauvre tante devant qui nous exhibions nos chefs-d'œuvre
s'efforçait d'acquiescer, nous dévisageant le sourire coincé à travers les
trous artistiques de son beau papier. Pour la dernière phase de l'opération,
on se montrait presque utiles. Elle ouvrait un cahier où étaient répertoriés
les abonnés, nous le tendait et, à tour de rôle, nous lisions lentement les
longues listes de noms qu'elle recopiait de son écriture élégante de vieille
institutrice, à la plume, avec pleins et déliés, s'énervant un peu quand nous
allions trop vite ou que nous n'avions pas pris garde qu'en face d'Untel elle
avait ajouté la mention « décédé » — abrégée en trois lettres phonétiques. La
bande inutilisable lui servirait plus tard de brouillon. Cet exercice avait sur nous un effet
calmant. On plaisantait encore au passage sur deux ou trois noms un peu
rigolos, toujours les mêmes, mais la lecture de ces listes rendant un écho de
l'appel final nous obligeait au sérieux. Entre deux énoncés on entendait le
crissement de la plume sur le papier, son tic-tic de pivert dans l'encrier,
le glissement de la main sur le buvard pour assécher la ligne d'encre, un
soupir de la tante. Sa tête blanche penchée de trois quarts sur l'ouvrage,
elle nous incitait d'un regard à poursuivre. Ce labeur de copiste, c'était
ses Très Riches Heures. Son travail achevé, elle égouttait le
reste d'encre dans l'encrier, astiquait sa plume et l'enrubannait d'un carré
de tissu afin que la pointe ne s'émousse pas contre le bois du plumier. Elle ne voulait pas entendre parler de
stylo à bille, dont l'apparition avait enthousiasmé papa, au point qu'il en
faisait partout l'éloge. Il y avait vu une sorte de libération, le progrès
secouant une fois de plus le joug de la servitude. Fini les stylos dont
l'encre coulait dans la poche intérieure de ses vestes, tachait les
manchettes de ses chemises. Les représentants de commerce, ces irrigateurs de
la modernité, pariaient sur l'innovation. Il avait bien essayé de convaincre
sa tante que c'était l'avenir, que bientôt même ses élèves l'emploieraient,
qu'on avait bien abandonné la plume d'oie au profit de la plume métallique,
laquelle n'avait d'ailleurs plus rien d'une plume, qu'il fallait vivre avec
son temps. Mais la petite tante, qui estimait avoir fait et bien fait le
sien, était restée sourde aux arguments de son neveu. Incorruptible. Pour
elle, le stylo à bille ouvrait une ère de décadence, l'abandon des pleins et
des déliés et de là, elle le pressentait, des accords du participe passé et
de la concordance des temps («Après "si" jamais d'V »), des
exceptions et des accents circonflexes (« Le chapeau de la cime est tombé
dans l'abîme »), toutes ces beautés du verbe qui donnent le vertige et
qu'elle enseignait à coups de formules magiques (« Je commence à m'apercevoir
que le verbe apercevoir ne prend qu'un "p" »). Le stylo à
bille, c'était le cheval de Troie gros des quatre cavaliers de l'Apocalypse,
une sorte de Babel terminal où s'anéantiraient la langue et le monde. Car la
langue était de l'ordre de la Création, c'est-à-dire du divin. Le sort de
l'humanité tenait en équilibre sur la pointe d'une plume Sergent-major. Au vrai, elle redoutait surtout qu'on
n'ait plus besoin de son talent. Elle avait en catimini prolongé de cinq
années l'âge couperet de la retraite, mais une médaille d'un quelconque
mérite pour son demi-siècle d'enseignement avait fini par la dénicher au fond
de son école des sœurs. Cette invitation jésuitique à passer la main s'était
accompagnée d'une petite fête, manière de l'engager par des adieux devant
témoins à ne plus reparaître. Maire, curé, vicaires, sœurs de la communauté
avec permission de sortie spéciale, missionnaires en transit, notables, la
presque totalité de ses anciennes élèves — trois générations, certaines déjà
grand-mères, et celles qui n'avaient pu se déplacer avaient envoyé un petit
mot, lu en public —, flots des souvenirs, émotion de la tante entortillant
ses doigts comme une petite fille sur l'estrade plantée dans la cour de
l'école où sa frêle silhouette recevait les hommages, rougissant quand un
officiel lui donnait l'accolade (on entendait son baiser sonore, un
claquement de ses lèvres sèches, dans les haut-parleurs), puis se lançant
bravement dans une improvisation où elle bafouillait des remerciements,
exprimait ses regrets de quitter le décor de toute une vie — mais il fallait
bien laisser sa place aux jeunes, n'est-ce pas ? Elle n'en pensait pas un
mot, évidemment, persuadée qu'après elle le déluge, c'est-à-dire les stylos à
bille et les fautes d'accord — et terminait son allocution sur une note
humoristique, précisant à tous les abonnés du bulletin paroissial que dès
jeudi prochain ils retrouveraient leur petit facteur du bon Dieu. Voilà, elle
l'avait placé. Entendez : vous ne m'avez pas encore enterrée. Mais pas une
larme quand on attendait des sanglots, rien. Son petit air pincé en
redescendant l'estrade, elle boudait. Par la suite elle redoubla d'ardeur dans
l'accomplissement de ses charges paroissiales, s'attirant par cet excès de
zèle les réflexions moqueuses de Mathilde, la veuve de son frère Emile, laquelle
prenait avec la religion des libertés qui épouvantaient notre Marie. La tante
accusait le coup et attendait son heure. Elle faisait négligemment remarquer
que les pétunias du jardin de sa belle-sœur, qui soignait avec passion ses
parterres, étaient moins beaux et moins fournis que ceux de monsieur le curé.
A quoi Mathilde répondait qu'elle ne les arrosait pas avec de l'eau bénite.
La petite tante haussait les épaules en émettant un « pfft » méprisant qui
s'accompagnait d'une volée de postillons, et s'éloignait en bougonnant entre
les massifs de fleurs. Le contentieux entre elles remontait à loin. Mais on
n'attachait guère d'importance à ces chamailleries de vieilles dames — leur
numéro bien au point maintenant, siamoises et rivales, depuis qu'un même
homme, le frère et l'époux, les avaient réunies. Leurs querelles empruntaient
des détours de tendresses tortueux. Quand au bout de quelques heures la tante
n'avait pas réapparu, Mathilde poussait jusqu'à la maisonnette proposer un
reste de soupe que sinon elle jetterait, ce qui permettait à la tante, en
acceptant, de faire preuve de dévouement. Une autre fois, elle lui tricotait
d'autorité un châle, sous prétexte que Marie nous faisait honte avec ses
guenilles sur les épaules. Et toujours les sempiternelles remarques sur la
bigoterie de sa vieille compagne. Une manière de se renvoyer leurs vingt ans
— comptes comparés d'affection donnée et reçue — et dans chaque dispute le
reproche, maintenant noyé dans la nuit des temps, que l'autre était pour
quelque chose dans le malheur qui les a frappées. Ce que disent précisément
dans le langage des fleurs les pétunias. Son temps au service de la paroisse
était à ce point rempli que la tante affectait de se demander qui après sa
mort saurait reprendre le flambeau. Ce fut simple. Après sa mort, les
bulletins furent déposés en pile chez le boulanger, où chacun se servait en
prenant son pain. Seuls en pâtirent ceux, au loin, qui se faisaient envoyer
par la poste les nouvelles paroissiales pour apprendre, parfois au bout du
monde (les missions), que le 5 à 7 h 30 serait donnée une messe à la mémoire
de, rappelé à Dieu il y a un an maintenant, que le 7 serait célébré le
mariage du fils Ceci et de la fille Cela, ou qu'on avait à déplorer le décès
survenu dans sa soixante-quinzième année du dévoué monsieur Chose — pensées,
prières, requiescat in pace. Après la mort de papa, c'est un
sentiment d'abandon qui domine. Le cours des choses épousait sa pente
paresseuse avec un sans-gêne barbare : jardin envahi par les herbes, allée
bordée de mousses vertes, le buis qui n'est plus taillé, les dalles de la
cour qui ne sont plus remplacées et où l'eau croupit, le mur de briques percé
de trous, les objets en attente d'un rangement, les rafistolages dans un
éternel provisoire. Plus rien ne s'opposait au lent dépérissement. Dans les jours qui suivirent la mise en
terre, Julien, le fossoyeur, rapporta à la maison trois objets de valeur
qu'il avait exhumés du caveau familial : les deux alliances des parents de
papa et le dentier en or de sa mère. Il déposa son trésor sur la table de la
cuisine, timidement, avec l'humilité des réprouvés. C'était un ancien ouvrier
agricole, le grade le plus bas dans la hiérarchie des campagnes, un loueur de
ses bras qu'on couchait dans l'étable et qu'on salariait d'un couvert.
Accéder au poste de fossoyeur municipal fut pour lui plus qu'une promotion
inespérée, une sorte d'adoubement. Il avait été recruté sur une métaphore.
Accompagnant son patron à sa dernière demeure, il aurait répondu au maire qui
le sollicitait : « Les morts, c'est comme la semence, on met en terre et
après, tout dépend du ciel. » Peut-être en effet est-ce parce qu'ils
enterrèrent d'abord leurs morts que les premiers hommes, confiants en la
résurrection, inventèrent des millénaires plus tard ce geste plein
d'espérance d'enfouir des graines dans le sol. Quoi qu'il en soit, l'anecdote,
rapportée, valut à Julien de la considération. On lui trouva de la
profondeur, celle qui sied à la fréquentation des morts. Dans les
commentaires, il se disait qu'au contact de la nature la solitude atteint
fréquemment à cette dimension cosmique — et cela paraissait plus évident que
d'une pomme qui tombe concevoir les lois de la gravitation universelle. La
place de fossoyeur municipal étant vacante, le maire et son conseil,
impressionnés par ce parangon de la sagesse populaire, l'attribuèrent spontanément
au journalier philosophe sans emploi. Les premiers temps, il crut qu'on
attendait encore de lui quelques sentences. Il ne manquait jamais de placer :
« Les pierres sont les os de la terre », mais, ne retrouvant pas la veine de
ses débuts, il se cantonna bientôt prudemment dans son fief. Du fait de sa
familiarité avec les morts, il s'accordait le privilège de ne pas baisser la
voix quand il dirigeait les opérations, écrasant le murmure des visiteurs et
marquant ainsi sa puissance locale. Il circulait comme un chat entre les
tombes dans son ensemble bleu rapiécé, terreux, le béret rabattu en accent
circonflexe sur les yeux, progressant à longues enjambées dans ses bottes de
caoutchouc vert. Par temps chaud, son litre de vin baignait au frais dans un
seau d'eau près du seul robinet de l'enceinte, auquel il suspendait sa veste.
Il relevait un vase renversé par le vent, arrachait un brin d'herbe,
ratissait la couverture de sable d'une sépulture, redressait dans l'axe un
crucifix, arrangeait un bouquet de fleurs avec la délicatesse de ses mains
cornées, repliées d'avoir définitivement épousé le manche de sa bêche. Petit
caporal de cette armée des ombres, il aurait volontiers tiré l'oreille de ses
morts, n'était le risque qu'elle lui restât entre les doigts. Son jour de gloire était la Toussaint.
Il organisait à son compte la vente des chrysanthèmes en pot qu'il disposait
sur un étal composé de trois planches sur deux tréteaux devant la grille
d'entrée du cimetière. Aidé de son fils Yvon, qui n'était d'ailleurs pas le
sien, il jouait volontiers les hommes d'affaires. Dès qu'il avait trois
clients, il passait de l'un à l'autre dans le style du valet de comédie,
toujours courbé, relevant sans cesse du pouce son béret sur le haut du crâne
en homme débordé qui ne s'accorde pas le temps de souffler. C'était aussi une
manière de s'aérer l'esprit, de lui offrir un délai de réflexion dans la
conclusion d'une transaction, car il avait un peu de mal avec les chiffres.
Pour faciliter l'opération, il arrondissait tous ses prix au zéro, si bien
que selon les années il était plus avantageux d'acheter des trois-têtes ou
des quatre-têtes. Il tirait de la poche arrière de son pantalon, dont
l'entrejambe lui tombait aux genoux, un épais portefeuille en cuir dans
lequel il glissait ses billets avec l'assurance d'un maquignon. Yvon se
contentait d'un fac-similé en carton, une boîte à sucre Chantenay vide, pliée
et repliée de manière à former deux pochettes, l'une pour les billets,
l'autre pour les pièces. Mathilde, chez qui il jardinait quelques heures par
semaine, lui avait offert un ancien portefeuille de son fils Rémi, bien ciré,
remis à neuf, mais, la fois suivante, au moment d'empocher son salaire, il
ressortait son astucieux pliage, qu'il présentait comme un modèle d'invention
et la preuve d'un cerveau habile. De fait, il était plus proche de l'homo
habilis que du sapiens sapiens : on ne savait s'il était le fils de son oncle
ou de son grand-père, mais cet héritage pharaonique avait incontestablement
laissé des traces. Son père adoptif l'envoyait livrer les pots de
chrysanthèmes qui n'étaient pas destinés au cimetière de Random. Yvon
chargeait un cageot qu'il arrimait tant bien que mal sur son porte-bagages,
enfourchait sa bicyclette, retournait sa casquette, visière sur la nuque, et
dévalait le bourg à toute allure en criant : « Vas-y Bobet. » Tout le monde se moquait de lui. Enfant,
il était déjà le souffre-douleur de ses camarades d'école, dont le grand jeu
consistait, à la sortie, à le coincer au pied de la vieille tour d'Enfer,
vestige branlant d'une enceinte médiévale, et à lui lancer des pierres. En
classe, sous la surveillance du maître, il bénéficiait d'une relative
amnistie, même s'il était régulièrement proposé en contre-exemple. Et les
récréations ne se passaient pas trop mal non plus, sauf s'il pleuvait :
chacun s'ingéniait alors à donner des coups de pied dans l'eau boueuse des
flaques pour l'en asperger. Son vrai calvaire débutait au moment de la ruée
sauvage de cinq heures. Il prenait position à la base de la tour et attendait
que la lapidation commence, s'abritant derrière son cartable qu'il relevait
comme un bouclier à hauteur de son visage. Les pierres pleuvaient,
s'abattaient avec un bruit mat sur sa pauvre défense. Entre deux esquives, il
trouvait quand même le courage de faire front, d'insulter ses assaillants.
Son juron favori était, en patois, une sorte d'onomatopée qui lui tenait lieu
de surnom quand les choses tournaient mal pour lui. Parfois une pierre
l'atteignait à la jambe et on le voyait se mettre à danser comme un Indien.
D'autres fois, il s'écroulait en poussant des hurlements qui, au lieu
d'attendrir ses agresseurs, provoquaient l'hilarité générale. Il ne se
trouvait personne pour détourner la foudre de ce paratonnerre idéal. Sur un aussi bon sujet, le malheur ne se
priva pas de déployer ses inépuisables ressources. A quinze ans, il voyait
déjà grimper des lézards au mur et tout le bestiaire fantastique du delirium
tremens, sans oublier les rats bien réels qui couraient sous son lit. A la
mort de Julien, on ne trouva pas un drap propre dans la maison au sol de
terre battue. Yvon prit sa succession. Il se rengorgea un peu. Les femmes qui
le croisaient le jugeaient vicieux parce qu'il avait porté sur elles un
regard qu'elles qualifiaient de sournois et qui était surtout plein de
convoitise. Pauvre Yvon que toutes fuyaient. On l'a retrouvé mort dans un
fossé, cirrhose au dernier degré, couché près de son vélo — le compagnon
fidèle de sa vie —, renversé par une voiture sans doute, pour achever le
travail commencé à la sortie de l'école. Les gendarmes classèrent vite
l'affaire et il ne se trouva personne pour protester. Chacun s'accordait à
penser que cette fin était la meilleure chose qui pût lui arriver. Yvon, mort
à vingt-neuf ans, plus seul qu'un chien — vie lapidaire. Il accompagnait son père quand Julien
apporta le dentier en or d'Aline et les deux alliances. Debout dans l'entrée
de la cuisine après avoir déposé leur butin sur la table et s'être reculés
d'un pas, ils attendaient un petit quelque chose en plus du remerciement.
Maman glissa une pièce à chacun. Une plus conséquente pour le père et de quoi
s'acheter des friandises — c'est elle qui précisa — pour Yvon. Comme ils
paraissaient ne pas vouloir bouger tous les deux, elle s'avisa qu'elle
oubliait l'essentiel. Elle s'excusa mais elle avait la tête ailleurs, et ses
yeux exténués de chagrin hésitèrent un moment, frêles miroirs d'eau en
équilibre. Julien, embarrassé, balbutia ce qui devait être des condoléances,
une formule rodée à travers laquelle il s'essayait à une distinction
au-dessus de ses moyens, puis esquissa le moment de s'en aller. Maman
insista. Il prendrait bien un verre de vin. Il hésita pour la forme, ne
voulait pas déranger davantage, mais après tout ne disait pas non. Et pour
son garçon ? Oh, la même chose, il avait l'habitude, ce n'était pas un verre
de vin qui lui faisait peur. Et à sa façon d'acquiescer, sa mèche grasse
collée sur le front, on voyait que de fait Yvon n'avait pas peur. Maman,
effrayée, lui proposa malgré tout le sirop de menthe que buvaient les
enfants. Est-ce qu'il n'aimerait pas mieux ? Yvon rougissait, gardait la tête
baissée sans répondre. Non, non, pas de complication, comme son père — dit le
père. Au vrai, ce ne fut pas compliqué : sirop
de menthe pour tout le monde. Maman s'avisait trop tard qu'elle n'avait pas
de vin à demeure, une famille de buveurs d'eau : le vin, on l'achetait aux
grandes occasions, pour les invités. Quand maman versa l'eau sur la menthe,
Julien l'arrêta comme si on allait noyer son pastis. La chose pour lui était
inédite. Seul le chagrin de cette jeune veuve l'avait retenu de s'esquiver.
Il goûta, fit claquer sa langue et déclara que ce n'était pas mauvais. Une
conversion très provisoire — lui aussi s'en alla victime de son foie. Verre en suspension et main sur la
hanche, Yvon prenait la pose de son père, campé largement sur ses bottes de
caoutchouc dont le fumet envahissait peu à peu la pièce. Pour meubler le
silence, maman félicita le fossoyeur de son honnêteté. D'autres à sa place
n'auraient peut-être pas eu les mêmes scrupules. C'était une manière de voir. Une autre
eût été d'imaginer le père Julien s'appliquant, pour masquer son forfait, à
fondre clandestinement son or dans son logement de misère, et négociant son
petit lingot auprès du bijoutier du coin — qui était Rémi, et dont la
boutique jouxtait notre maison. Il était évidemment plus simple pour le
jardinier philosophe de se payer d'un pourboire et d*un verre de vin. Ladite trouvaille, après son départ, fut
déposée sur le buffet parmi les objets et les papiers en attente d'un
rangement ou d'un tri. Une montagne hétéroclite qui s'écroulait chaque fois
qu'on tentait d'en prélever un morceau. Une coupe à fruits, somptuosité
tachiste, résolument moderne, en céramique ébréchée, était maintenant coulée
dans la masse. Les quelques noix dans son creux, les seuls fruits qu'elle
accueillît jamais, déposées là comme accessoires décoratifs le jour de son
intronisation au centre du buffet, furent exhumées des années plus tard, un
été, quand John, de passage, confia qu'il avait l'habitude de terminer ses
repas par une poignée de fruits secs. Quelqu'un se rappela les noix, sans
doute entraperçues lors d'un précédent éboulement. Un travail de terrassier
pour les atteindre, mais de fait elles reposaient encore au fond de la coupe,
blanches, propres, javellisées, comme une victoire sur le temps. Il fallut
vite déchanter : l'intérieur était tout poussiéreux, et les quelques amandes
sauvées si sèches, si rabougries, qu'on se faisait l'effet de pilleurs de
tombes ingurgitant le repas funéraire placé près du corps en prévision du
grand voyage. Si l'on avait besoin d'une vis, d'un
écrou, d'un tube de colle, d'une lame de rasoir, d'un ressort de montre,
d'une bille, d'une épingle, d'un crayon, d'un trombone, d'une pièce percée
(en guise de rondelle) ou de ce minuscule tournevis d'horloger avec lequel
nous resserrions les branches de nos lunettes, il suffisait de plonger dans
cette niche écologique entre le bahut et le placard supérieur et de localiser
le ravier en verre qui avait servi de baignoire aux petits mandarins blancs à
bec grenat, retrouvés morts les uns à la suite des autres au fond de la cage,
sans qu'on sût trop pourquoi. C'est dans ce beurrier-piscine qu'on déposait
ces pièces, dans l'idée qu'un jour on en aurait peut-être l'usage. C'est là
qu'atterrit le dentier. Sa carrière de prothèse était à coup sûr terminée
mais, de même que la mode était de métamorphoser un clairon en lampe de
chevet et un joug en lustre, on pouvait toujours espérer un recyclage futur. Au début, on était effrayé d'imaginer
une telle monstruosité dans la bouche d'un être humain. Ça tenait plutôt d'un
instrument de torture, on l'aurait bien vu en forceps de la parole.
Entièrement en or : dents, palais, gencives — lourd, grossier, encombrant,
rudimentaire. Extrait d'un champ de fouilles, on l'attribuait aux orfèvres
scythes ou aux chirurgiens de la XVIIIe dynastie. Mais ce qui eût suscité
l'émerveillement dans la bouche de la reine Hatchepsout ne laissait pas de
nous inquiéter pour le confort de notre grand-mère chrysostome. La grande Aline n'était sans doute pas
du genre à se plaindre. Elle avait connu une suite de drames dans sa vie, le
même drame recommencé, tous ses enfants mort-nés jusqu'au tardif et
miraculeux Joseph, notre père, qui avait dû conserver le sentiment de la
fragilité de l'existence puisque, en dépit de sa haute stature, il n'avait
pas dépassé quarante ans. Aline avait gardé de ses épreuves un
fond de tristesse qui frappait ceux qui l'approchaient, tristesse
qu'accentuait encore la douceur de sa voix. Ah, sa voix — tous les
témoignages concordent —, à peine tombait-elle de sa bouche d'or qu'on en
oubliait les formes massives, le corps abusivement charpenté que la
malheureuse déplaçait entre les rayons du magasin avec la volonté de légèreté
de ceux, parmi les plus délicats, qui redoutent par leur volume d'abuser de
l'espace. Le dentier était à sa mesure. Débordant
du beurrier-piscine, il parlait pour elle. Les vis, les boulons, les gommes y
étaient maintenant à l'étroit. Au moindre chamboulement sur le buffet, on les
retrouvait étalés sur le linoléum gris de la cuisine, oisillons déplumés
éjectés sans ménagement par ce coucou parasite. D fallait intervenir. On
dégagea l'angle avant du plateau et le lourd dentier fut placé là en
soutènement, qui prévenait de sa masse les affaissements à la base. On n'y prêta bientôt plus attention.
Seul le regard inquiet d'un visiteur nous renseignait parfois sur son incongruité.
Et puis, il se découvrit naturellement une fonction de presse-papier. Une
lettre, une facture urgente, étaient placées en attente, bien en vue, sous la
puissante mâchoire dorée. On prenait nos repas à côté sans en être le moins
du monde dérangés ni impressionnés. Ce sauve-qui-peut, cet à vau-l'eau.
Jamais de son vivant notre père néguentropique n'aurait laissé les portails
se démanteler. Sa vigilance ne permettait pas à une brèche de s'entrouvrir, à
une peinture de s'écailler, à un toit de fuir, à un tuyau de goutter. On lui
donnait Venise, il sauvait la Sérénissime des eaux, cimentant les façades,
habillant les boiseries de Formica, asséchant les canaux, inventant des
gondoles sur rails, mais Venise sauvée. Il avait pour le jardin un projet
Grand Siècle avec rochers, cascades, niches fleuries. La petite tante
s'inquiétait déjà de la place qu'il réservait à ses statues. De cette folie
témoignent un crayonné sur une feuille et quelques pierres de granité
rapportées de Bretagne intérieure, qui, entassées au sortir du coffre de la
voiture contre le mur du fond, disparurent bientôt sous les herbes. Ces labeurs herculéens dissimulaient la
pointe fine de son travail de restauration, la réparation des poupées, celles
de ses filles bien sûr, mais aussi — sa réputation grandissant — de toutes
les petites filles du pays qui lui apportaient pleines d'espoir un bébé de
celluloïd borgne ou manchot. D remettait en place les organes détachés. Pour
ceux qui manquaient, il collectionnait dans son atelier, au milieu des boîtes
de clous, des pièces récupérées sur des baigneurs trop fatigués — des yeux,
des têtes, des bras, des jambes, comme une exposition d'ex-voto. Les poupées
repartaient parfois avec un regard vairon, une jambe plus courte, ou plus
rosé, ou plus dodue, mais les petites filles ne semblaient pas voir la
différence. Construit par le père de notre père, le
garage au bout du jardin était fermé sur la rue par un portail métallique qui
avait représenté une audace pour son époque. L'argument Eiffel et la gloire
des Wendel avaient sans doute pesé dans le choix de Pierre. Cette crainte de
rater le train de la modernité — il s'était laissé convaincre que le fer
serait plus résistant, que cette armure protégeait mieux sa maisonnée des
attaques du temps. Faute d'entretien — il aurait dû être
gratté et repeint tous les trois ans —, la rouille en est facilement venue à
bout. De petits atolls ocrés ont d'abord émergé autour des rivets, avant de
s'étendre peu à peu jusqu'à former des îles puis des continents qui
gangrenaient comme une mer de corail le planisphère vert du portail. Sur la
fin, seules quelques traînées de peinture résiduelle rappelaient son passé
pompéien. On perçait des œilletons à travers la tôle d'une simple pression du
doigt. Les feuilles de métal, oxydées, rongées, s'écaillaient comme une
écorce de platane. Juste avant son remplacement, le portail était devenu si
dangereux qu'on avait ordre de ne plus s'en approcher. Outre la menace
tétanique pour une paille de fer sous la peau, on risquait de périr écrasé
sous les lourds panneaux ou transpercé par une lame dessoudée. Les colis
volumineux transitaient par le jardin voisin de Rémi, ce qui faisait
l'affaire des hirondelles nichant sous les poutres du garage, lesquelles,
n'étant plus jamais dérangées, tournoyaient à petits cris dans ce dock
abandonné. Ce portail avait toujours été d'un
maniement difficile. Il se repliait comme un paravent et il valait mieux pour
le fermer être deux ou, à défaut, comme celui qui venait de nous quitter,
être grand. La manœuvre consistait, tout en maintenant les panneaux tirés à
soi, à enclencher les tiges qui les rivaient au sol et au plafond. Mais le
bras fatiguait à retenir ces masses métalliques hautes de deux mètres
cinquante, le sang refluait de la main levée, et fréquemment, comme on visait
les mortaises pratiquées dans l'énorme poutre linteau, une parcelle de
rouille tombait qui se logeait dans l'œil. Alors on lâchait tout pour se
frotter la paupière animé d'un sentiment de rage impuissante et désespérant
d'y parvenir jamais. Cette chose, naturelle du temps que papa s'en chargeait
avec la redoutable force des pères, nous enseignait après sa mort que le
chemin serait désormais semé d'embûches contre lesquelles il nous faudrait
l'âme comme un brise-glace, dure et tranchante, que nous n'avions pas, ne
sachant que pleurnicher en robinsons tristes débarqués sur un archipel de
ténèbres. Le portail de bois qui fermait le garage
côté jardin aura sombré, lui, dans un lent pourrissement d'étrave sur une
côte verte d'algues : l'effet conjugué des pluies de l'Atlantique et des tirs
de ballon qui s'écrasaient lourdement sur lui en faisant vibrer les vieilles
planches. Il y eut d'abord une série de craquements, puis les première
fissures apparurent, jusqu'au jour où, dans une gerbe d'éclisses, la balle
perfora le portail pour aller battre puissamment, à travers le garage, contre
la tôle. A mesure que les années passaient, les planches pendaient un peu
plus aux ferrures, se détachaient et finissaient par tomber dans l'herbe, où
elles gisaient comme un jeté négligé de mikado. Quelques années après la guerre, un
garçon de vingt ans avait échoué sans le sou dans le pays. Il paraissait si
désorienté que papa lui proposa son garage pour abriter ses activités de
peintre, des pinceaux pour les exercer et des travaux pour en vivre. Au
moment de ses fiançailles, le jeune homme avait peint en lettres dorées le
prénom de sa femme sur le battant intérieur du portail, dont il se servait
comme d'une palette géante pour l'essai de ses couleurs. Plus tard, à la
suite d'une dispute peut-être, il avait recouvert l'inscription d'un pudique
rectangle noir, si bien qu'on avait fini par l'oublier. A présent que la
pluie lavait et relavait sans cesse ces vieilles planches, on la voyait
réapparaître comme une petite Troie d'amour exhumée. La petite tante n'aurait pas toléré ce
laisser-aller, cette détérioration du patrimoine. Elle eût mis à endiguer les
ravages du temps la même énergie qu'à éponger les litres d'eau qui avaient
transformé un jour sa maisonnette en piscine après la rupture d'un joint de
son évier. Elle avait lutté vaillamment toute une nuit comme la chèvre de
monsieur Séguin, seule avec ses serpillières, les pieds dans l'eau, à écoper,
essorer, vider des seaux et des seaux, ne voulant selon son habitude déranger
personne, ne demandant de l'aide qu'au mieux placé dans son fichier à la
rubrique « Dégâts des eaux ». Le lendemain, épuisée, elle nous prévenait
qu'elle aurait sans doute besoin de Joseph dès qu'il reviendrait, car elle
craignait que son emplâtre de chiffons ne résistât bien longtemps. Joseph,
amené à juger de l'ampleur du désastre, exprimait son admiration devant tant
d'opiniâtreté et de débrouillardise, ce qui mettait sa tante aux anges. Mais
d'autres fois, et c'était la source de longues séances de bouderie, il se
moquait de son obstination à tout conserver — tel objet qu'il avait jeté et
qu'il retrouvait dans le grenier de la maisonnette, ou lorsqu'elle s'était
mise en tête de recoller les mille morceaux de la statuette en stuc de sainte
Anne, tombée mystérieusement de son socle (vœu non exaucé, colère du ciel?),
un puzzle en trois dimensions qui l'occupa des soirées entières pour un
résultat médiocre : une pauvre Anne couturée, mal remise de son opération et
de ses greffes, bavant la colle par toutes ses plaies et qui faisait pâle
figure à côté de son gendre en charpentier d'albâtre. Mais on n'abandonne
quand même pas comme une poignée de gravats une réplique de la mère de la
mère de Dieu, celle que l'enfant Jésus appelait grand-mère. La petite tante se serait dépensée sans
compter pour s'opposer à cette clochardisation du jardin. A coups de tube de
colle, de sparadraps de fortune et d'appels au ciel. Elle eût considéré de
son devoir de poursuivre l'œuvre du neveu disparu. Elle eût fait cela en
mémoire de lui. Elle fut au contraire la première à
lâcher prise. Elle passa le Nouvel An — comme une borne ultime qu'on se
promet de dépasser, après quoi on s'accordera un peu de repos. Ce cap
franchi, le 2 au matin, on la portait manquante. II était près de midi et elle n'avait
toujours pas donné signe de vie. Ce n'était pas dans ses habitudes. Si elle
tenait à son indépendance, elle craignait trop la solitude pour demeurer
cloîtrée toute une matinée dans sa maisonnette sans qu'une course l'appelât
au-dehors. Pour quitter le jardin, elle bénéficiait d'une double sortie.
Passant par notre maison ou celle de Rémi, elle n'avait que la rue à
traverser pour gagner l'église où, depuis sa mise en retraite, elle avait
entrepris de tout réorganiser dans un esprit clunisien. Mais elle tenait à
nous montrer qu'elle avait aussi d'autres activités. A chaque apparition dans
le couloir elle annonçait la raison de son passage. Elle tendait son maigre
cou fripé par la porte de la cuisine et, en femme pressée, lançait sans
s'arrêter, de sa petite voix sautillante : « Je vais acheter du beurre », ou
« Monsieur le curé me fait demander », ou « Si on a besoin de moi, je suis
chez la fille Untel ». Souvent il n'y a encore personne dans la cuisine. On
l'entend du premier lancer dans le vide son ordre de mission aux bols du
petit déjeuner qui nous attendent sur la table. Qu'à cela ne tienne. Elle
replace son cou sur ses épaules et en avant Seigneur, car c'est à Toi qu'appartiennent
le règne, la puissance et la gloire. Et ainsi jusqu'au soir où, avant de se
coucher, il lui reste à accomplir ce qui pourrait s'apparenter à un chemin de
croix immobile. Agenouillée sur son prie-Dieu en bois tourné noir, bras
écartés, paumes tournées vers le ciel dans l'attitude des stigmatisés aux
mains percées par des rayons laser, elle récite en boucle, à voix murmurées,
d'interminables chapelets. Le coussin du prie-Dieu porte les stigmates de ses
longues séances. D n'a plus de couleur et la trame en est si usée qu'on sent
la bourre comme de la picote sous les genoux. L'accoudoir est en meilleur
état, dont le velours vert est juste un peu fané à l'endroit où elle pose son
livre de prières. Car elle ne s'y appuie pas. Elle ne prie pas le visage dans
les mains comme à l'église où, bras écartés, il lui faut trois chaises sous
peine de gifler son prochain. Dans l'intimité, ce serait une marque de
laisser-aller, d'abandon, bien peu digne de celui qui a tant souffert pour
elle et pour la multitude en rémission des péchés — les péchés de la
multitude en priorité, car, pour ceux de la tante, il n'y avait certes pas de
quoi se suspendre à une croix. Elle incline la tête de côté comme elle
en a l'habitude quand elle mange d'une manière cérémonieuse ou prend la pose,
si bien que, sur toutes les photos d'elle, désaxant ce cou trop long, trop
frêle pour tenir sa tête droite, il semble qu'elle cherche à regarder
derrière le photographe, comme si celui-là s'interposait entre elle et
quelque chose d'essentiel, comme si dans la nuit de sa chambre-chapelle elle
cherchait à contourner ce matelas de ténèbres pour tenter de capter un reflet
de la lumière divine-Bien que plus rien ne l'y oblige, sinon la première des
trois messes basses qu'elle s'impose, elle continue de se lever de bonne
heure. Cinquante années de labeur rendent inapte à traîner au lit. Le pli est
pris. Ses journées n'en sont que plus longues à occuper. Elle passe son temps
à ses navettes incessantes qui lui donnent l'impression d'une activité
débordante, même si chacun comprend que les motifs invoqués au cours de ses
passages tiennent surtout lieu de dérivatifs à cette découverte tardive de
l'ennui. Pour ne pas paraître trop encombrante,
peut-être aussi pour ménager ce qu'elle imagine être des susceptibilités et
qui ne sont qu'une forme d'agacement, elle ne repassera jamais par la même
maison au retour de sa course. Et c'est devant Rémi penché sur son établi, sa
loupe d'horloger fichée dans l'œil, qu'elle agitera comme une pièce à conviction
sa plaquette de beurre : «J'ai acheté mon beurre » (et Rémi comprend qu'il
est censé savoir qu'elle est sortie en quête de beurre), ou « Monsieur le
curé était absent » (et, comme elle ne veut pas qu'on s'imagine qu'il ait pu
lui faire faux bond, elle s'empresse de raconter comment la bonne Anastasie
l'attendait avec des excuses de monsieur le curé, lequel venait d'être appelé
en urgence auprès de madame Chose pour ce qui pourrait bien être, hélas, ses
derniers sacrements. Et là Rémi, auquel rien n'échappe de la vie du bourg
qu'il observe à travers les voilages de Tergal blanc de la vitrine, a le tort
de relever la tête, d'ôter la loupe de son œil et de s'inquiéter ; « Madame
qui ?» Ce qu'il ne fallait surtout pas, car la petite tante, ayant ferré son sujet,
ne le lâchera pas de sitôt : madame Chose du village de, sur la route de,
épouse de, fille de — mais l'explication part de si loin (d'au moins trois
générations en arrière avec naissances, mariages, situations, cause des
décès), la généalogie emprunte des ramifications si compliquées que Rémi,
excédé, devra patienter une demi-heure avant d'apprendre qu'il s'agit en fait
de l'arrière-grand-mère, laquelle flirte avec les cent ans, et c'est en
maudissant madame Chose, la petite tante et tout ce qui se ligue pour lui
faire perdre son temps qu'il reprendra son ouvrage), ou encore, de son ton
cassant, un de ses jugements abrupts et sans appel : « La fille Untel n'a pas
inventé la poudre » — ce qui n'a rien, après tout, de déshonorant. Toutes ces allées et venues semaient à
la longue la confusion dans son esprit. Elle annonçait le beurre et revenait
de chez monsieur le curé, réagissait en personne débordée, se frappait le
front comme une héroïne de tragédie : « Ah oui, j'oubliais, mon beurre », et
repartait la tête dans les épaules, sa silhouette étriquée arpentant le bourg
à petits pas pressés, souris trotte-menue que chacun salue d'un mot aimable.
Nous l'entendîmes même une fois annoncer très distinctement qu'elle se
rendait au Magnificat et la vîmes se précipiter aux toilettes dans la cour.
Grâce à quoi et en souvenir, pendant des années, nous nous soulageâmes au
Magnificat. Nous en étonnâmes plus d'un par ces sursauts de piété qui se
terminaient à l'étage dans la cataracte d'une chasse d'eau. Mais il était
clair qu'elle se disposait à perdre bientôt la tête. Le coup du 26 décembre
ne fit qu'accélérer le processus et s'emballer les symptômes. Les cinq jours qui séparèrent la mort de
papa du Nouvel An, elle les passa dans une sorte de transe entrecoupée de
phases d'un total abattement. On la surprenait prostrée sur une chaise, la
tête penchée en avant comme son Jésus, presque bossue, mains croisées sur le
giron de son informelle jupe noire, la pointe des pieds effleurant à peine le
sol, l'air absent, comme si la réalisation brutale de l'événement provoquait
une disjonction dans le champ de ses pensées. Son esprit avait beau
s'interroger, il se cabrait devant cette mort, refusait d'intégrer
l'impensable. Ce collapse la retranchait des vivants. Et puis, sur une
impulsion, elle repartait dans ses activités secrètes avec une énergie
décuplée. Elle disait qu'elle s'occupait de tout, qu'en ce qui concernait les
obsèques elle s'arrangeait avec monsieur le curé pour le choix des textes, de
la musique, des fleurs, et avec Julien pour le cimetière. Nous pouvions
pleurer tranquilles, elle se chargeait du reste. Elle passait, repassait
comme un automate, et puis, à l'épuisement du ressort, se laissait tomber de
nouveau sur une chaise, hébétée, l'ourlet de ses yeux rougi par le chagrin et
les nuits de veille où elle apostrophait le Seigneur, lui proposant le plus
vieux marché du monde, un échange entre elle et son neveu. Il lui semblait
qu'il y avait eu erreur sur la personne, que le coup avait dévié de la cible,
que c'était elle la visée, qu'il fallait donc revenir la chercher, corriger
ce malentendu, qu'il n'y a pas de honte à reconnaître qu'on s'est trompé.
C'est du moins ce qu'elle ne cessait de nous répéter, mais le grand corps
dans la chambre du premier, que veilla maman sans discontinuer soixante
heures d'affilée, conservait sa rigidité de cadavre, et même sur la fin
dégageait une odeur suspecte qu'on attribua d'abord à un changement de temps.
Quand ils tournent à l'ouest, les vents se chargent au passage des déjections
gazeuses des industries chimiques du bord de Loire en amont de Saint-Nazaire
: relents de torchères, d'ammoniac, de soufre, de SO2, qui veinent le ciel de
l'estuaire de vert et d'ambre, et qu'on interprète à coup sûr comme une
promesse de pluie. Mais la fenêtre de la chambre était close, calfeutrée, ne
laissant rien filtrer du froid de l'hiver. Et, après vérification, l'air
au-dehors dégageait une fraîcheur de cristal. C'était la vie qui pliait
bagage. La petite tante entre deux courses
montait vérifier où en était son marché, si papa n'attendait pas assis dans
son lit qu'elle vînt le relever. Mais elle ne se faisait plus d'illusions.
Quelque chose s'était cassé. Elle avait toute sa vie négocié avec les saints
— leur côté humain, sensible aux compliments, aux hommages, aux marchandages.
En jouant finement, rien qu'elle n'ait obtenu d'eux. Mais, là, l'ordre de
retrait tombait de trop haut — incorruptible, inaccessible. Alors elle
s'approchait à pas feutrés d'une des chaises disposées autour du lit pour la
veillée, s'asseyait avec mille précautions sur le bord, fermait les yeux, et
son chapelet entre les doigts débitait un millier de rosaires — un murmure
entêtant, postillonnant, parasite, lequel, on le voyait bien, irritait maman
qui se retenait d'envoyer la petite tante prier ailleurs où, de toute façon,
l'effet eût été le même, implorant de son pauvre regard exténué qu'on la
laissât en paix auprès de l'homme de sa vie — une dernière fois, comme une
ultime faveur —, elle qui refusait, malgré les recommandations des uns et des
autres devant son visage défait, d'aller s'allonger un peu, voulant profiter
jusqu'au bout de son compagnon — surtout maintenant qu'une rumeur
inquiétante, suite à cette odeur, parlait de précipiter la mise en bière,
c'est-à-dire ce moment où, couvercle reposé, il disparaîtrait à jamais. Rémi fut le premier à s'inquiéter. Il
guetta te curé Bideau à travers ses rideaux et le héla au moment où il
entrait dans son église. L'abbé confirma n'avoir pas eu affaire à la petite tante
de la matinée, « Cet imbécile de Bideau » — selon Rémi — ne trouvait rien là
d'anormal, « alors qu'elle était toujours fourrée dans ses jupes », Rémi
était organiste titulaire et unique. Par son couplet anticlérical il se
dédommageait des services gratuits qu'il rendait à la paroisse — un marathon
hebdomadaire : trois messes plus les vêpres, le dimanche, et chaque matin de
la semaine l'office de sept heures, à quoi s'ajoutaient les cérémonies des
vivants et des morts. La marche nuptiale de sa composition était renommée,
très demandée. Il se vexait un peu quand les jeunes mariés lui préféraient
celle, pompeuse, disait-il, de Mendelssohn. Quand on le sollicitait pour
assurer la partie musicale d'un office auquel il n'était pas tenu par
contrat, il suffisait de le supplier un peu, il n'arrivait jamais à refuser.
Il s'en voulait. Il annonçait que, la prochaine fois, Bideau et ses acolytes
repasseraient la porte de son magasin les quatre fers en l'air, mais la
prochaine fois chacun pouvait entendre : « Merci monsieur Rémi, on savait
pouvoir compter sur vous. » Cette absence de la tante le tracassait.
Il aurait aimé s'en ouvrir à maman, mais on ne savait plus comment aborder
celle-ci. On lui parlait comme aux sourds-muets, en s'adressant à la personne
à côté. On nous demandait comment va ta maman, et maman se tenait à deux
mètres, en exil, très loin. Elle mit des années à réintégrer le monde des
vivants. Rémi se décida malgré tout, avec le
renfort de sa mère. Nous étions selon notre habitude dans la cuisine, la
seule pièce véritablement chauffée en hiver. En plus d'y prendre nos repas,
on y jouait, s'y chamaillait, y faisait nos devoirs — ou rien, le plus
souvent. A nous voir tous les quatre repliés sur notre malheur tout neuf, la
vieille Mathilde eut une telle expression de compassion que nous comprîmes
que notre affaire était plus grave encore que nous ne l'imaginions. Rémi
s'excusa de nous déranger, demanda rapidement de nos nouvelles, glissa sur la
réponse, et en vint à la raison de sa visite : avait-on vu la tante, ce matin
? Tiens, c'est vrai, elle n'était pas passée. Est-ce qu'on ne trouvait pas
cette absence inquiétante ? Oui, sans doute, mais l'inquiétude, on ne savait
plus trop où la situer. Et puis la tante, dans son perpétuel jeu de cache-cache,
avait toujours mis beaucoup de coquetterie à réapparaître au moment même où
Ton s'alarmait de sa disparition. Cependant, Rémi voulait en avoir le cœur
net, et, comme nous ne réagissions pas, il proposa de pousser une
reconnaissance jusqu'à la maisonnette à moitié camouflée par le buis du
jardin. L'expédition se mit en marche dans l'allée entre les massifs de
rosiers dont les branches mortes s'entrelaçaient sur la tonnelle, Rémi en
tête, de son pas chaloupé, suivi de Mathilde et maman vêtues de noir, et bientôt
rejoint par Pyrrhus, son épagneul fou, qui avait sauté la barrière, pourtant
haute d'un bon mètre, entre les jardins. Rémi présumait sans doute qu'il
pouvait y avoir du danger puisqu'il demanda aux enfants de rester en arrière.
Arrivé devant la maisonnette, il tenta de jeter un œil par la fenêtre, mais
les rideaux étaient tirés, d'où il déduisit que la petite tante était à l'intérieur.
Du coup, il nous conseilla de retourner à la maison, puis, comme nous ne
bougions pas, maman ne nous ayant rien dit, de demeurer à distance. La porte
refusa de s'ouvrir. Il restait à briser une vitre à hauteur de la poignée de
la crémone. Mathilde se penchait déjà, ramassait une pierre qu'elle tendait à
son fils, mais Rémi, méticuleux à son habitude, en horloger adepte de la
belle ouvrage, eut un mouvement de recul, et l'envoya chercher un diamant
dans le tiroir supérieur gauche de l'établi. Les corvées, c'était Mathilde.
Rémi se débarrassa de la pierre en la lançant au loin. Pyrrhus, qui
comprenait rarement ce qu'on attendait de lui, démarra ventre à terre et la
ramena dans sa gueule. Ce ne devait pas être le moment de jouer, car il se
prit une tape sur le museau. Quand Mathilde, soixante-dix ans, revint
essoufflée par sa course, Rémi remarqua qu'il lui en avait fallu du temps,
sur quoi elle objecta que le diamant n'était pas dans le tiroir supérieur
gauche, sur quoi Rémi voulut savoir qui ne l'avait pas remis à la place et
chercha un coupable parmi les trois suspects : sa mère, lui et son chien. De
l'autre côté de la vitre, draps remontés sous le menton, la petite tante
contemplait le ciel derrière ses paupières closes. « Voilà, je suis prête,
Seigneur, quand vous voudrez. Qu'une légion d'anges m'emporte vers Vous,
Très-Haut. Mais qu'entends-je? Sont-ce déjà vos envoyés, ce crissement sur la
vitre, suivi d'un cliquetis sec et cassant ? Depuis quand pénètrent-ils par
effraction, ces pilleurs d'âmes blasphémateurs ? » Rémi, qui venait de se
couper en passant la main pour tourner la poignée de la crémone, jura
doucement. Quand il eut ouvert la fenêtre — ce qui nous remplit d'admiration
—, il s'assit sur le rebord, pivota sur son derrière, prit sa jambe malade à
deux mains, la bascula par-dessus le chambranle et de l'autre côté s'empêtra
dans les rideaux. Tandis qu'il les écartait, que le jour profitait de
l'ouverture pour se poser sur le lit, il eut comme une hallucination :
Mathilde, l'oreille collée sur la poitrine miniature de la tante, scrutait à
la mode indienne un dernier souffle de vie. « Par où es-tu passée ? »
— « Tais-toi », dit Mathilde — « Elle est morte ? » questionna Rémi. — « Par
la porte », répondit sa mère — ce qui, cette réponse différée, impliquait que
le cœur de la tante battait encore. Exposée plein ouest (le soleil couchant
éclairait le maigre repas de la dîneuse solitaire), son bois gonflé par les
pluies d'hiver, la porte avait juste eu besoin d'une bourrade pour s'ouvrir.
Il fallait voir d'habitude comme la tante Marie s'y arc-boutait. On craignait
d'entendre craquer ses os. Mais grâce à une longue pratique elle dirigeait
son effort au bon endroit et ne se montrait pas peu fière de son talent.
D'ailleurs elle ne fermait jamais sa porte, ou alors les nuits d'orage, quand
le ciel éclate en morceaux au-dessus de l'Atlantique. Ni la prière ni l'intercession
auprès de la Vierge des Mers ne dissipaient dans ce cas sa frayeur : elle
donnait un tour de clé pour se rassurer. Les yeux clos, sans ses lunettes à
monture de métal doré, ses cheveux blancs écrasés par un filet de nuit, elle
paraissait ce jour-là une autre, presque étrangère, comme si au cours des
heures nocturnes on avait procédé à une substitution — notre petite tante qui
ne pouvait mourir (comment l'aurait-elle pu, avec cet âge sans âge et de si
hautes protections ?) ayant été remplacée, après sa dormition, par une
vulgaire mortelle aux traits voisins. Ce n'était pas celle que nous
connaissions : la vive, l'affairée, aux yeux de malice et au verbe
incontinent. Qu'avait-elle de commun, notre Marie, avec ce monde immobile et
silencieux, avec cette pâleur ivoirine, elle que sa vitesse de déplacement
dans le vent d'ouest condamnait à un treillis de couperose sur ses joues
fraîches. Pyrrhus, entré comme son maître par la
fenêtre, sauta sur le lit. La petite tante rebondit sur les ressorts, si bien
qu'on crut un moment qu'elle se réveillait, surprise par tout ce monde autour
d'elle, mais elle retomba, la tête en travers de l'oreiller. Le filet de nuit
lui glissa sur les yeux, que Mathilde réajusta avec beaucoup de délicatesse.
« Veux-tu », hurla Rémi à voix basse, la main levée. Le grand chien roux
s'affala bruyamment sur la descente de lit. Il ne comprenait toujours pas. Il
voulait, comme à son habitude, gratifier la tante d'une de ses manifestations
exubérantes de tendresse qui la laissaient stupéfaite et les lunettes de
guingois. On emmena la vieille institutrice en
urgence au centre hospitalier le plus proche. Rémi accusa le poêle à charbon.
Il prétendait avoir senti une odeur bizarre en pénétrant dans la maisonnette,
mais de la façon dont cuisinait la tante il y avait toujours en suspension
des senteurs inédites et étranges. A peine arrivé, le docteur Maubrilland fut
invité lui aussi à renifler. Jamais auparavant on ne se serait permis de
l'aiguiller sur une piste aussi prosaïque, mais, après la mort de papa, la
sûreté légendaire de son diagnostic en avait pris un coup. Cette assurance,
cet air définitif quand tombait son verdict —, il faudrait que devant nous il
adoptât dorénavant un ton plus humble ; nous pouvions encore lire sur l'agenda
paternel ses rendez-vous post mortem pour des séances de massage que le
docteur lui avait conseillées en remède à ses intolérables douleurs au dos.
Il n'était plus question de s'en remettre aveuglément à son jugement. C'est
pourquoi nous étions là tous les sept, le nez en l'air, à tenter de déceler
une émanation funeste qui nous aurait donné un semblant d'étourdissement, à
soulever à tour de rôle le couvercle du poêle pour un complément
d'information. Mais rien de bien probant (d'ailleurs, le gaz carbonique est
inodore). Et une telle sortie à la Zola - un auteur à l'index - ne cadrait
pas du tout avec notre petite tante. Quand elle rouvrit les yeux, l'hôpital
conclut à sa guérison et nous la renvoya. Lorsque nous aurons ressuscité d'entre
les morts, nous serons avec nos corps tout neufs comme des collégiens
empruntés. Nous le tenons de la tante, de cette pose inhabituelle alors
qu'elle nous attendait dans la chambre du premier donnant sur la rue où maman
l'avait installée à son retour d'hôpital, une main en appui sur le bois de
lit comme un Talleyrand revenu de tout, semblant moins se cramponner que
chercher une attitude, une nouvelle courbe dans l'espace où inscrire son dos
voûté, ses membres grêles, son port de tête, comme gênée de nous jouer ce
mauvais tour, s'excusant presque de cette fausse sortie, nous dévisageant
avec l'effarante distance de ceux qui ont dépassé les bornes de ce monde
sensible. L'impression ressentie à sa découverte inanimée se confirme : ce
n'est pas notre tante, comme si une part d'elle, cette part qui l'identifiait
à nos yeux, s'était estompée, gommée dans son passage à la frange des
ténèbres — et nous, devant cette tante approximative, devant cette silhouette
débarrassée de ses marques, comme, oui, sans connaissance. Que
dit Jean[2]
sur la réapparition de Jésus ce matin halluciné où achoppe le salut de la
multitude ? Que Marie-Madeleine, le jour à peine levé, accourt au
tombeau et le trouve vide — Marie-Madeleine, l'amoureuse effrénée qui
couvrait d'un coûteux parfum de Galilée les pieds du marcheur sublime en les
oignant de ses cheveux. Elle demande à celui qu'elle prend pour le gardien du
jardin où l'on a déposé le corps du supplicié, car elle désire l'emporter,
l'assurer par-delà la mort de la pérennité de son amour. Marie-Madeleine ne
se lamente pas qu'on l'ait trompée au sujet de la résurrection, elle ne joue
pas l'offensée, ne se calfeutre pas dans l'espérance d'une amnistie, honteuse
qu'on ait ainsi abusé de sa crédulité, elle se moque du qu'en-dira-t-on qui
paralyse les apôtres. Cette révélation de l'amour lui suffit, l'occupera
jusqu'à la fin de ses jours. Et Lui qui comprend, usant pour la première fois
sans doute d'un tendre diminutif : « Mariam », dit-il simplement, et elle, se
retournant : « Mon rabbi », ce qui en Hébreu signifie mon maître, ce qui
pourrait signifier mon homme, mon tout, ma sollicitude, car il est le seul à
la mesure de ce flux d'amour, le seul à l'étancher quand avant Lui tous les
hommes entassés dans son lit n'y suffisaient pas. Et maintenant, confiez ce
scénario à un metteur en scène et voyez ce qu'il en ferait (mon Dieu,
pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font) : il les précipiterait
ahuris l'un vers l'autre, leur demanderait de s'étreindre fougueusement dans
la joie des retrouvailles, et ni Jésus, ni Marie-Madeleine, ni le metteur en
scène n'auraient compris le fin mot de la résurrection. « Ne me touche pas »,
dit le Maître. « Embrassez votre tante », nous disait maman. On n'osait pas — pas envie de mettre les
doigts dans ses bronches blessées par la fumée du poêle, pas envie de croire
à cette revenante. Et puis, la tante n'avait jamais su embrasser : elle
collait sa joue sèche contre la joue qu'on lui tendait — un contrat rapide
comme un effleurement électrostatique —, faisait claquer ses lèvres dans le
vide et cela valait pour une démonstration de tendresse. Jamais elle ne vous
prenait dans ses bras ni ne câlinait, jamais elle ne vous serrait contre
elle, et pas même son Jésus qu'elle enlaçait bras écartés, pas même les bébés
qu'elle tenait en suspension comme une bûche sur des chenets. Il existe
d'elle une photo prise dans la cour où elle hisse Nine, deux mois, à bout de
bras à hauteur de son visage comme un vainqueur de championnat son trophée.
Nine tournée vers le photographe — papa, sans doute — et elle se dissimulant
derrière l'enfant avec une pudeur toute biblique. Cette pauvre sensualité ne favorisait
pas les transports. A tour de rôle nous nous sommes avancés vers elle. Elle a
lâché le bois de lit pour poser ses deux mains sur nos épaules. Cette manière
d'étreinte — elle ne pouvait pas faire mieux —, c'était de l'inédit pour
elle. On sentait qu'elle tenait à marquer l'événement, ce retour improbable,
d'un geste redondant. De tout temps minuscule, son séjour à l'hôpital l'avait
rétrécie encore, comme si elle avait déjà amorcé son retrait intérieur. De telles embrassades posent un problème
aux porteurs de lunettes. Il faut qu'ils veillent à bien contourner le
visage, à passer suffisamment au large pour ne pas accrocher les montures.
Son souci d'éviter l'incident — et ses commentaires habituels —, son faible
goût pour le contact de la chair, incitaient chaque fois notre tante à
entreprendre une manœuvre de débordement plus ample que nécessaire qui nous
amenait à embrasser le bouton fiché dans son oreille. Cette parure n'était
pas de sa part une coquetterie : il était à cette époque d'usage de percer
les oreilles des petites filles auxquelles, pas plus qu'aux excisées, on ne
demandait leur avis. Ces pointes d'or implantées quelques semaines après la
naissance, au prix parfois de saignements intensifs, étaient emportées dans
la tombe. Une sorte de rituel tribal qui apparentait notre tante bonne
chrétienne aux princesses barbares. Cette sensation froide du métal sur les
lèvres (« Seigneur, dit Thomas, ils ont oublié un clou dans votre plaie »),
c'est ainsi que nous prîmes congé d'elle. Ensuite, elle a perdu la tête. Au début,
on ne s'est pas inquiété. Quand elle demandait où était Joseph, on admettait,
tenant compte de l'âge et du séisme qui nous avait surpris à l'épicentre, que
ce type d'oubli était bien légitime. Même avec un cadavre sous le nez, la
mort n'arrive pas à rentrer. Je me souviens, alors que je regardais la télévision un dimanche soir
chez Rémi, de m'être levé précipitamment pour prévenir papa d'un résultat de
match qui l'aurait intéressé. J'avais déjà la main sur la poignée de la porte
quand tout m'est revenu [3].
On expliquait donc à la petite tante que papa était en tournée, que ses
affaires l'emmenaient de plus en plus loin maintenant, mais qu'il serait
bientôt de retour. Elle faisait semblant de se ranger à nos arguments, puis,
après un temps de macération, revenait à la charge. Elle voyait bien que
quelque chose ne collait pas. Il avait été convenu qu'elle
s'installerait chez Rémi sitôt qu'il aurait achevé l'aménagement d'une
chambre. Pas question qu'elle regagne sa petite maison et son poêle damné, et
maman n'avait pas la force de la garder. On avait été chercher chez elle ses
objets familiers pour qu'elle se sente moins dépaysée : son crucifix, les
cadres de Lourdes et de Lisieux, le fichier qu'elle achevait de remettre à
jour, plus quelques bibelots et une collection de médailles pieuses à glisser
dans les armoires et sous son oreiller. Elle a d'abord soutenu que le
crucifix n'était pas le sien, que le sien on l'avait volé et qu'elle s'en
plaindrait à Joseph dès son retour. Rémi essayait de lui démontrer le
contraire, mais, devant la raison butée de l'apostate, levait les bras et,
découragé, annonçait qu'il démissionnait. Mathilde le renvoyait à son établi
et prenait calmement le relais. Le crucifix avait été volé en effet, mais
gare au coupable, car Joseph à son retour saurait mettre la main dessus. La
petite tante disait qu'elle l'avait bien dit, qu'elle n'était pas folle — en
attendant, elle ne voulait pas de celui-là, et Mathilde, qui affectait de
comprendre que sa belle-sœur ne pût dormir en compagnie d'un étranger à
demi-dévêtu, glissait la croix dans le tiroir de la commode. Pyrrhus était heureux d'avoir retrouvé
sa vieille compagne. Il passait ses journées dans la chambre, allongé sur le lit,
De temps à autre, il descendait rendre une petite visite à Rémi au magasin,
recevait une caresse amicale sur le crâne, une autre plus aléatoire de
Mathilde, et, tout étant bien en ordre, remontait à l'étage rejoindre son
poste. Il se montrait si imprégné de son rôle, si évidemment responsable,
qu'il suffisait de dire « Pyrrhus est avec elle » pour qu'on cesse de se
tourmenter. Elle demandait toujours après Joseph. On
répondait la même chose : en tournée, un contretemps, ne va pas tarder. Par
lassitude, on aurait presque lâché le morceau. C'est peu à peu qu'on s'est
aperçu de l'ampleur du malentendu. A des glissements dans ses propos, des dérapages
hors du domaine d'absurde qu'on lui concédait. Joseph blessé, par exemple. Il
avait besoin de son aide, elle désirait le rejoindre, exigeait qu'on la
conduise à Tours — et puis cette histoire de Belgique aussi. Tours, on
voulait bien — la Loire malgré tout : Orléans, Beaugency, comme une longue
traîne au pays de l'estuaire —, mais que venait faire ici la Belgique ? De
fait, Papa avait tenté une incursion du côté de Bruxelles à l'époque où il
proposait ses tableaux à caractères pédagogiques dans les écoles libres (avec
si peu de succès qu'on dispose encore d'un stock énorme dans l'entrepôt du
jardin, tout l'Ancien Testament en trente planches couleur) mais il y avait
des années qu'il se consacrait exclusivement à la vaisselle et à la Bretagne.
On reconnaissait cette manie de la tante d'inscrire ses récits dans de vastes
rétrospectives, comme si pour elle le plus sûr moyen de retrouver papa vivant
était de repartir en arrière, d'inverser de ce point zéro le cours de sa vie,
de remonter le temps comme on remonte ce qui était démonté. On admettait
qu'elle mêlait tout, maintenant, avec art si l'on veut, mais que son esprit
campait dans une quatrième dimension de l’espace-temps où il n'était pas
question de la suivre. Elle insistait pourtant. Joseph blessé. Elle semblait
habitée de visions, recevoir par canal médiumnique un appel de papa
accidenté, peut-être, abandonné sans secours sur le bord de la route,
agonisant dans la carcasse broyée de sa voiture. On se rassurait à l'idée
que, là où il était, il ne pouvait plus rien lui arriver. C'est Mathilde qui a démêlé l'écheveau
des pensées embrouillées de sa vieille complice. Elle a tiré un à un les fils
et recomposé le canevas de sa mémoire. Tout y était. La petite tante n'avait
perdu la tête que pour mieux la retrouver. La confusion ne venait pas d'elle,
mais de nous, de notre lecture de ses visions. Le nœud de l'affaire, c'était
que, tout à notre chagrin, nous faisions comme si papa était le seul Joseph à
être mort depuis les débuts officiels de l'univers, c'est-à-dire jus¬qu'où
portaient nos souvenirs. Pour la tante, il était le second : Joseph blessé en
Belgique, transporté à Tours où il meurt, Joseph le frère aimé, à vingt et un
ans, le 26 mai 1916. Dès lors, on l'a laissé vadrouiller du
côté de sa mémoire archaïque. Une fois le principe établi, on pouvait presque
renouer le dialogue. C'était singulier d'entendre Rémi lui demander des
nouvelles du front, pour lequel elle se montrait pessimiste. D'autres fois,
elle le regardait avec l'air de penser : ce pauvre garçon a l'esprit
complètement dérangé. C'était une errance au fil de ses souvenirs. On avait
du mal à la suivre, car elle ne revivait pas son passé en continu. On la
pensait préoccupée par l'écho funèbre de Verdun et elle était avec nous,
pleurant la mort de papa. On se réjouissait de ce mieux — de ce chagrin que
nous partagions avec elle — et elle repartait pleurer ses disparus : Joseph
et Emile, morts tous deux au front, à un an d'intervalle, et puis une sœur
Eulalie — Mathilde nous servait de guide — emportée une année après Emile par
la grippe espagnole, sans oublier Pierre enfin, le miraculé de Quatorze, le
dernier frère à l'accompagner, qui, lui, succomba de n'avoir pu supporter la
disparition de sa femme, Aline. Au sujet d'Emile, elle fut la première à
évoquer le voyage de Pierre à Commercy, avec des imprécations : « Une inhumation à la
sauvette, comme un comédien. » Là, Mathilde se montrait beaucoup plus
discrète et semblait ne pas saisir. Elle admettait que, sur ce point précis,
la tante pût divaguer complètement. Mais nous commencions, nous, au
contraire, à la prendre pour une sorte de pythie de la bouche de laquelle ne
pouvait tomber que des vérités. Elle était notre marc de café infaillible
dans la lecture du passé. Simplement, les réponses à nos questions arrivaient
dans le désordre, et achoppaient finalement sur le mystère Commercy, comme si dans
ce puzzle nous nous trouvions en présence d'une pièce en trop, Elle a ainsi oscillé quelque temps
d'avant en arrière, balayant le siècle du faisceau de sa mémoire, et puis
elle a décroché. Une sortie clownesque, pénible pour qui avait connu sa
constance janséniste. Il est possible après tout que l'esprit enfiévré de
Pascal l'ait entraîné lui aussi sur la fin à quelques pitreries qui faisaient
sourire la famille Périer, mais la nièce charitable a eu bien raison de ne
pas les divulguer. On n'aurait retenu que cet épisode-là, histoire de river
son clou au vieil enfant génial, aux espaces infinis et au silence éternel.
Et donc devant les facéties de la tante on balançait entre peine et fou rire.
De petites choses anodines comme d'essayer pour la première fois de sa vie un
rouge à lèvres prélevé dans le rayon parfumerie de Mathilde, ou prétendre que
le curé Bideau lui faisait des avances, ou encore réclamer une cigarette et,
au lieu de la fumer (ce dont elle eût été bien incapable), la glisser
derrière l'oreille comme le marchand des quatre-saisons son crayon. Elle réclamait fréquemment aussi qu'on
la reconduise chez sa mère. On avait beau lui expliquer, déployant des
trésors de diplomatie, que celle-ci n'était peut-être pas en état de la
recevoir, elle ne voulait rien entendre, et, puisque personne n'avait la
gentillesse de l'accompagner, elle irait seule. Elle enfilait son manteau, se
chapeautait à la va-vite et il était impossible de la retenir. Elle errait au
milieu du bourg, vieille dame perdue qui ne répondait même plus aux bonjours
des passants, les dévisageant comme des étrangers, se dérobant quand ils lui
adressaient la parole. Alors Rémi sortait sa voiture, la rattrapait et
ensemble ils roulaient en silence, au pas, comme s'ils cherchaient une
adresse, deux, trois fois le tour de la place, selon l'esprit de résistance
de la petite tante. De retour devant la maison, Rémi disait qu'ils étaient
arrivés. Elle paraissait calmée. D'autres fois, tout semblait lui revenir,
elle soupirait : « Ah oui », et s'effondrait — l'écrasant rappel de la vie
qui s'achève. Elle se figeait un moment dans ses pensées, et bien vite sa
lubie la reprenait : qu'on la ramène chez sa mère, personne ne soupçonnait
comme celle-ci était terrible quand on se présentait en retard à table. Pour sa dernière, elle dînait en
compagnie de Rémi et Mathilde, Pyrrhus à ses pieds. Les repas prenaient
maintenant des allures d'un happening permanent où la tante, jamais à court,
improvisait, réalisant des tours de passe-passe avec sa cuiller, posant la
gamelle du chien dans son assiette, répétant que sa mère ne serait pas
contente ou boudant devant un morceau de fromage qu'elle disait empoisonné.
Ce soir-là, elle empoigna sa serviette de table, la plongea abondamment dans
la soupière et s'en alla l'étaler sur le téléviseur allumé. Passé le moment
de stupeur qui suivait chaque nouvelle invention, Rémi, qui craignait pour
son poste neuf un court-circuit fatal, se précipita sur le compteur au-dessus
de l'évier et disjoncta. On entendit alors dans le noir un bruit de chute
amortie, un aboiement du chien. Mathilde chercha à tâtons une bougie,
l'alluma, et, dans un clair-obscur tremblotant, la pâle lueur de la flamme
éclaira ce tableau fin de siècle : la petite tante écroulée dans le fauteuil
d'osier, hagarde, coiffée du linge qui dégoulinait sur son visage et ses
lunettes, mater dolorosa aux petits légumes passés que le grand épagneul roux,
les deux pattes sur elle, s'employait affectueusement à lécher. Direction Pont-de-Pitié. Chez — comme
nous disions avant ce final baroque — les dingues. Quand les événements commencèrent à mal
tourner pour la petite tante, redoutant une nouvelle épreuve pour leur fille
(il y avait moins de deux mois que papa nous avait quittés), grand-père et
grand-mère proposèrent de venir s'installer à la maison, afin de nous
apporter, dans notre détresse, aide et soutien. Maman n'avait pas osé
refuser. Les vieux parents chargèrent quatre énormes valises dans la 2 CV et
entreprirent une folle expédition entre Riancé et Random : quatre-vingts
kilomètres de routes secondaires à travers une campagne uniforme et plate aux
champs rectilignes, aux haies soignées, aux arbres alignés, aux bourgs sans
caractère, aux églises sans style, aux maisons sans façons, aux gens sans
histoire. De Riancé à Random, la Loire-Inférieure se cache dans les pensées
secrètes de ses épouses irréprochables. C'était une aubaine, cette vie, même
amoindrie, qui débarquait. Dès l'arrivée des nouveaux pensionnaires, nous
nous précipitâmes pour les aider à décharger leurs affaires. Zizou empoigna,
sur le siège arrière, une valise volumineuse que, n'ayant ni la taille ni la
force, elle traîna sur deux mètres — ce qui contraria grand-père, au point de
l'amener à desserrer les dents pour lui dire de faire attention. Cela suffit
à doucher définitivement notre enthousiasme. Au Pont-de-Pitié, notre Marie elle,
n'avait pas tardé à sombrer dans un coma définitif, un long tunnel blanc pour
la purger de ses ultimes facéties. Car, cette fois, la cause était entendue,
il n'y aurait pas de second miracle. Et c'est pourquoi nous nous entassions à
cinq dans la 2 CV pour lui rendre une dernière visite. C'était un temps de fin d'hiver :
averses et vent, ciel embrouillé, nuages effilochés ton sur ton dans la
grisaille, et un froid humide que le pitoyable véhicule laissait entrer par
ses innombrables fissures. Nous avions essayé en vain de tenir à quatre sur
la banquette arrière. Mais maman avait beau être menue, ce qui était
envisageable dans la DS nous apparentait à des sardines en boîte dans la
voiture de grand-père. Grand-mère avait vite trouvé la solution : elle
n'irait pas au Pont-de-Pitié, voilà tout, et d'ailleurs ce n'était pas comme
si la tante avait encore eu toute sa connaissance. Qu'elle vînt ou non, pour
notre Marie, il n'y avait pas de différence. En revanche, maman insistait
pour qu'on embrasse une dernière fois celle qui allait nous quitter. Nous
devenions les spécialistes du dernier baiser. « Embrassez votre père », avait-elle demandé devant
le cadavre habillé, cravaté, allongé mains croisées au milieu du lit,
position qui dénonçait bien le caractère extraordinaire de la situation
(d'habitude, papa dormait à gauche). La première fois, îl avait gardé un peu
de chaleur. La peau fraîchement rasée de ses joues sentait l'eau de toilette,
une certaine élasticité demeurait. L'épreuve n'avait pas été plus rude que
d'embrasser un bébé endormi : on se penche avec précaution, on applique un
baiser rapide, à peine le temps d'éprouver du bout des lèvres la température
du corps, et hop, on retourne, mission accomplie, se blottir autour du
fauteuil que maman n'a pas quitté. (La seconde fois, juste avant la mise en
bière, alors qu'une odeur sure montait de son ventre, on s'était carrément
dérobé.) La vieille Bobosse ainsi chargée se traînait sur la route humide.
Une rafale de vent un peu violente suffisait à l'arrêter dans son maigre
élan. On se consolait à l'idée que le retour se ferait au portant. Mais on se
sentait humiliés par ces voitures puissantes (à partir de trois chevaux) qui
nous dépassaient comme quantité négligeable, aspérité du bas-côté qu'on épinglait
d'un regard moqueur ou d'une indifférence étudiée. Les plus courtois nous
faisaient signe de nous pousser, et les plus charitables, en se trémoussant
sur leur siège, affectaient de peiner à nous doubler. Tous ces bons
Samaritains de la vitesse qui nous aspergeaient au passage se félicitaient en
eux-mêmes d'appartenir à l'ère des satellites quand ils dépassaient la
caverne roulante de ces nomades préhistoriques. Serrés tous les trois à l'arrière,
malmenés, chahutés, nous aurions volontiers laissé croire qu'on nous avait
kidnappés et que ce vieillard impassible au volant n'était pas notre
grand-père. Assise à ses côtés, maman communiait dans son mutisme. Elle
rebondissait sur les ressorts de la banquette comme une marionnette sombre,
un rictus amer dessiné au coin des lèvres, ne manifestant ni reproche ni
contrariété, rien d'autre que la dure nécessité de durer, sans promesse
hâtive, pour tout contrat ajouter une seconde à la précédente — et, cet
effort inouï, c'était tout ce qu'on pouvait exiger d'elle. Les soubresauts de
la 2 CV étaient un peu de dignité à son deuil. Un virage sévère l'obligeait à
réajuster au jugé son petit chapeau noir posé bas sur le front. Il n'y avait
dans son geste qu'un réflexe appliqué de survie. On devinait pourtant qu'elle
regrettait dans ces moments-là la DS carmin qui attendait dans le garage un
acheteur, maintenant que, faute de pilote, elle nous était devenue inutile.
Cette suspension feutrée qui avalait les bosses, ce moteur ronronnant à
grande vitesse, ces accélérations félines, ce pano rama vitré à 360 degrés,
ce confort moelleux des sièges qui procurait un répit au dos de papa, nous en
avions peu profité, trois mois à peine. Mais à son bord nous étions des
seigneurs. Dépassant la 2 CV comme une fleur des fossés, papa aurait eu un
mot drôle sur le lamentable véhicule et ses occupants, de même que dans le
brouillard du Tourmalet il avait déridé l'atmosphère en signalant « la
casquette blanche de jockey » d'un petit vieux intrépide dévalant la pente
aveugle au volant d'une voiture de collection. Malheureux et déchus, notre
chagrin était complet. Le Pont-de-Pitié est constitué d'un
ancien couvent et de rajouts tardifs quand cet hospice se transforma en
centre de désintoxication pour les assoiffés
de la région. Le porche
principal au fronton romain autorise l'entrée d'un carrosse, mais dans la
cour assombrie par les hauts bâtiments aux façades gorgées de pluie, aux
fenêtres doublées de barreaux, un sentiment de désolation serre la gorge du
visiteur. Les peupliers d'Italie élèvent leur futaie au-dessus des toits. La
cloche de la chapelle lance ses notes méditatives déformées par le vent. Les
religieuses traversent la cour à pas pressés en slalomant entre les flaques
d'eau. Elles retiennent à deux mains leur robe noire qu'un tourbillon soulève
et, quand le voile blanc de leur coiffe s'envole et se plaque devant leurs
yeux, faute de bras pour l'écarter, elles se retournent, font quelques pas en
arrière, avant de s'engouffrer à reculons dans les couloirs bordés de larges
fenêtres par où tombe un ciel de traîne. Peinture silicosée, odeur de
vieillards incontinents que tentent de submerger des hectolitres de
désinfectant, relents nauséeux de cantine (cette même soupe du soir au parfum
d'éternité qu'on sert au collège), silhouettes affairées des petites sœurs
glissant sur le linoléum, malades en pyjama errant à la recherche d'ils ne
savent trop quoi, et c'est ce qui les tue, regards éperdus qui délivrent
mille tourments, un précipité d'angoisse qu'aucune chimie n'expurgera jamais,
mains recroquevillées s'agrippant l'une l'autre comme deux maillons d'une
chaîne interrompue, démarche hésitante, craintive, propos hallucinés, gestes
brusques de déments, et dans le cloître le clan des durs : les clones de
Napoléon et de Louis XIV, toutes les Anastasia et les princesses apocryphes
d'un gotha imaginaire, dynasties fabuleuses du royaume des simples. Une
parentèle d'imposteurs que notre souveraine vierge Marie n'eut pas à
supporter trop longtemps. A l'étroit dans la minuscule cellule de
moniale aux murs et au mobilier blancs, mais le plus loin possible du lit
installé face à la fenêtre où le vent malmenait les peupliers, on n'osait
s'approcher de peur de bousculer les perfusions, de s'emmêler dans les tuyaux
en se penchant au-dessus de cette petite forme livide aux maigres bras
diaphanes, si fins, si transparents sur le drap, qu'on comprenait que notre
tante avait choisi, plutôt que de mourir, de s'effacer doucement. Son visage
sans lunettes se fondait dans la pâleur de l'oreiller, ses formes rescapées
creusaient un sas minimum sous les draps, petite ride de vie reliée au monde
par des tubes de cristal qu'un souffle transcendant effacerait bientôt. Maman détonnait dans ses habits de
deuil. Nous nous tenions au bord d'un trou de l'univers par où se déversait
le monde des apparences. On s'empêchait presque de respirer, on se diluait
dans cette source sur le point de tarir. Les religieuses, d'ordinaire si
énergiques avec les malades, entraient sur la pointe des pieds pour ne pas
troubler le sommeil de la bienheureuse. Profitant de l'intervention de l'une
d'elles, maman, qui montrait des signes d'impatience, donna l'ordre du
départ. Nous quittâmes la blanche agonisante sans un baiser d'adieu. De retour à la maison, grand-père monta
se réfugier dans le grenier. Depuis son installation chez nous, dans le cadre
de sa mission d'aide humanitaire, il s'était attribué deux fonctions en
dehors desquelles il ne fallait rien lui demander : les courses, qui lui
prenaient la matinée (« Monsieur Burgaud » devint rapidement célèbre auprès
des commerçants qui le félicitaient de son dévouement) et le rangement du
grenier, initiative personnelle à laquelle il consacrait ses après-midi.
Entendons : les courses pour être dehors, et le grenier pour avoir la paix.
Il se chargea aussi d'une mission qui gâta son séjour et en précipita la fin
; remplacer l'autorité parentale et parfaire l'éducation de Zizou, qui devint
rapidement sa tête de Turc. Qu'elle ne pose pas ses coudes sur la table, ne
mastique pas la bouche ouverte, ne heurte pas la cuiller dans son assiette,
ne coupe pas la parole, attende qu'on la lui donne, et coetera. Murée dans
son chagrin, maman ne se rendait compte de rien. C'est Nine, du haut de ses
quatorze ans, qui, devant le martyre de sa petite sœur, prit les choses en main,
convoqua grand-père et grand-mère le jour de la mort de la petite tante et
leur signifia leur congé pour après l'enterrement. Si maman s'aperçut jamais
de la présence de ses vieux parents auprès d'elle, elle se demande sans doute
encore la raison de leur départ. Les courses, c'était aussi pour
grand-père un moyen de se fournir en cachette en friandises, lesquelles lui
étaient déconseillées depuis qu'on lui avait trouvé un excès de glucose dans
le sang, pas au point de le contraindre à une injection journalière
d'insuline — ce qui nous fit toujours douter de son prétendu diabète — mais
assez pour qu'il se résigne — et grand-mère y veillait — à remplacer les huit
sucres de son café par des sucrettes à la saccharine qui ne lui procuraient
pas du tout le même plaisir. Toute sa vie il s'était ainsi consolé à la
manière des tristes. Autrefois, il achetait ses bonbons au détail, par cent
grammes, et n'aurait laissé à personne le soin de les choisir à sa place. Il
avait une adresse à Nantes — où l'appelaient ses fournisseurs —, rue de
Verdun, près de la cathédrale, une épicerie vieillotte, sombre, une sorte
d'anomalie coloniale datant des splendeurs troubles de la ville, bondée comme
un entrepôt des Iles et où dominaient les odeurs de café en vrac, de thé et d'épices.
Les bocaux de verre s'alignaient sur trois étagères dans l'entrée. Il était
difficile d'arrêter son choix parmi l'extraordinaire variété de berlingots,
bonbons au miel, menthols, caramels, gommes pectorales vertes, cailloux au
chocolat, pistaches, violettes, pâtes à guimauve, réglisses, pastilles Vichy
et autres, Grand-père rêvait de se servir lui-même en plongeant au cœur de
ces merveilles la petite pelle de cuivre en forme de gouttière isocèle, mais
les maîtres des lieux au teint farineux, confits dans leurs blouses grises,
ne le lui en laissaient pas le loisir. C'était leur tâche à eux et, de fait,
ils avaient l'œil. Ils dosaient au jugé à quelques grammes près le poids
exact et il leur suffisait de rajouter un bonbon ou deux pour obtenir l'équilibre
parfait des plateaux de leur immense balance Roberval. Cette précision était
la gloire de leur métier. Il eût été injuste de les priver de l'exercice d'un
talent qu'ils avaient payé d'un siècle d'épicerie. Grand-père ressortait avec
ses petits sacs blancs soigneusement scotchés qu'il reversait, sitôt arrivé à
Riancé, dans sa réserve, une boîte cylindrique aux motifs rococo dissimulée
dans le haut du buffet, hors de portée de ses petits-enfants. Sa cachette
n'était un mystère pour personne, mais elle faisait partie du rituel. Il
attendait qu'on ait quitté la cuisine pour se servir : une pleine poignée
pour la journée, qui caramélisait ses poches et mettait grand-mère en rogne.
On entendait le bruit de la chaise tirée sur le carrelage. Plutôt que de modifier
son rangement, il tenait à cette gymnastique de vieil enfant, manière comme
une autre d'arrêter le temps. Comme il ne pouvait fumer dans son
atelier de tailleur encombré de tissus, qu'il avait les mains occupées à
l'ouvrage, qu'au cours des essayages il coinçait des épingles entre ses
lèvres, en compensation il suçait des bonbons. On pouvait entendre ce léger
bruissement de salive, cette contraction de la gorge, tandis que son visage
d'ivoire se concentrait sur l'aiguille. Il perdait alors cet air un peu
arrogant qu'il avait la cigarette au bec et l'on voyait poindre dans ses
petits yeux fendus comme une forme de résignation. Mais ici, après la sieste, il gagnait le
grenier. De temps en temps on interprétait un bruit sourd comme un meuble
qu'on traîne, tel autre comme un petit éboulement, tel autre encore comme un
bris de verre, et on s'inquiétait — maïs le plus souvent on avait beau tendre
l'oreille, il semblait s'être endormi. Grand-mère se montrait soucieuse :
mais qu'est-ce qu'il fabriquait là-haut ? Elle redoutait qu'il eût déniché
dans notre inextricable fouillis une autre île du Levant. On mourait d'envie
de monter voir, mais le grenier nous était interdit. Non formellement, aucune
instruction dans ce sens, mais grand-père en son domaine n'était pas un homme
qu'on dérangeait. Son mutisme, cette façon de vous regarder sans voir, l'œil
mi-clos derrière la fumée de sa cigarette, tissait autour de lui un périmètre
de sécurité qui ne se franchissait qu'avec son assentiment. Il redescendait
une heure avant le dîner, un fil de toile d'araignée dans les cheveux, de la
poussière sur son veston, se brossait avec soin, refaisait entre deux ongles
le pli de son pantalon (grand-mère lui avait suggéré en vain d'enfiler une
tenue plus appropriée) et exigeait que nous nous lavions les mains en même
temps que lui. Un soir, à table, grand-mère se risqua à
lui poser quelques questions sur ses activités là-haut. Il ne répondit pas
directement mais demanda à son tour à maman si elle était au courant de cette
histoire de Commercy.
Maman leva la tête, étonnée qu'on puisse encore s'adresser aux morts-vivants.
Grand-père n'insista pas. Un dimanche, pourtant, il entreprit Mathilde
par-dessus la haie de lauriers entre les jardins. Elle fit de la main un
geste qui effaçait dans l'espace quelque chose dont elle ne voulait plus
entendre parler. Sur quoi la petite tante mourut. On
s'avisa qu'on était le 19 mars, la Saint-Joseph, comme si au cours de son
périple inconscient elle avait épluché chaque jour le calendrier pour
débarquer ce jour-là précisément qui unissait pour elle le neveu récemment
disparu et le souvenir lointain de son frère. Il soufflait le jour de l'enterrement un
vent du diable. Les surplis se soulevaient en même temps que les jupes des
femmes. Les enfants de chœur agrippaient à plusieurs la hampe de la haute
bannière à larmes d'argent qui se tordait sous la bourrasque, s'enroulait,
gonflait, tentait de s'arracher à son tuteur. En tête de la procession, le
porteur de la croix fonçait dans la tempête comme un hallebardier, crucifix
de bronze en avant. Le curé Bideau, ne pouvant plus retenir son étole au
bras, l'avait nouée comme une écharpe autour du cou. Elle flottait derrière lui
dans l'éclat de ses paillettes d'or. Le vent tournait les pages de son missel
plus vite qu'il ne les lisait. De crainte de déchirer le fin papier Bible, il
avait refermé son livre et improvisait ses prières. Les cantiques qu'il
entonnait à tue-tête étaient emportés par une gifle de grand frais sur la
route de Paris avant qu'on ait eu le temps de les reprendre en chœur. Le
clergeot responsable du seau d'eau bénite avait déjà répandu la moitié du
précieux liquide sur sa soutanelle, A l'arrivée, au moment de l'asperges me,
on se partageait ce qu'il en restait, on trempait le goupillon pour la forme.
Les hurlements du vent couvraient le piétinement du cortège, on avançait tête
baissée, le souffle coupé, se fiant pour le chemin à celui qui vous
précédait, préoccupé avant tout de ne pas s'envoler. Grand-mère et maman
avaient ôté leurs voilettes, grand-père tenait fermement son chapeau à la
main, d'autres couraient après un béret ou un foulard. Le corbillard
tanguait, tiré par le cheval de monsieur Biloche, ses draperies noires
claquaient, s'agitaient comme une nuée de corbeaux autour du corps. Dans le
grand virage menant au cimetière, il manqua même de verser (ce fut son
dernier voyage — après, c'est une ambulance qui mena les défunts). Biloche
fils estima qu'on ne pouvait plus avancer sans mettre en péril la sécurité du
mort. II choisit trois hommes solides dans le cortège et ensemble ils
empoignèrent le cercueil, le tirèrent hors du baldaquin et, après s'être
consulté du regard, le hissèrent vigoureusement sur l'épaule avec une
facilité qui les surprit. L'impulsion donnée au départ était trop appuyée
pour ce poids plume et le coffre manqua de sauter comme à la fête des
pompiers un volontaire sur le drap tendu. C'est donc à dos d'hommes, bien
calée contre la joue de ses porteurs, en roulant peut-être dans sa boîte trop
grande, que notre vierge Marie franchit le seuil de sa dernière demeure,
comme une reine, l'âme rougissante que de si beaux hommes consacrent ainsi
sur le pavois sa féminité timide. Au retour du cimetière, grand-père
regagna une dernière fois le grenier, le temps d'y retirer une boîte à
chaussures qu'en descendant il tendait à maman avec quelques mots
d'explication. Maman écouta d'une oreille lasse et, ne sachant où ranger la
boîte, la déposa dans un coin du bureau où elle disparut bientôt sous les
papiers. Le vieux couple chargea ses valises dans la 2 CV — rapide séance
d'adieu sur le trottoir devant le magasin (moustache piquante de grand-père,
plus douce de grand-mère), émotion dissimulant mal de part et d'autre un bon
débarras, le sentiment d'un fiasco. La voiture avait à peine disparu dans le
virage qu'on se précipitait au second juger des nouvelles dispositions du
lieu. De fait, on ne reconnaissait plus le
grenier. Si l'on considère que l'ordre n'est qu'une variation algorithmique
subjective du désordre, alors on peut dire du grenier ordonné selon
grand-père que c'était la même chose qu'avant mais dans le désordre,
c'est-à-dire qu'au chaos il avait substitué un autre chaos, avec cette
différence pour nous que celui-là ne nous était pas familier. Sur les étagères
où avaient été déposés au fil du temps de précieux déchets de civilisation,
au point de constituer une sorte de relevé stratigraphique des générations
successives et de leur élémentaire idée de survie, grand-père, en modifiant
le spectre de cette accumulation, avait brouillé le temps, battu les cartes
de notre Pincevent familial. Dans cette nouvelle donne, tous nos repères
avaient disparu. Avec les mêmes éléments il avait composé un autre tableau,
une autre histoire. Il faudrait s'habituer désormais à cette redistribution
de la mémoire, au petit bonhomme de céramique bleu dans la cage à serin, au
chapelet à grains noirs pendu au cou de l'ourson manchot pour lequel il avait
manqué à papa le talent de cousette qui lui eût rendu le bras, aux
chandeliers en bronze jouant les serre-disques pour une pile de 78 tours (un
dénommé Bach y raconte des histoires de comique-troupier), aux revues en vrac
dans le berceau d'osier développant sur cent années le même art immuable de
la blanquette, au miroir brisé sur le plancher gris de poussière reflétant
par morceaux les chevrons du toit, à cette chaussure orpheline posée sur un
paquet de factures soigneusement ficelées et témoignant pour mille ans
qu'elles ont bien été payées, à tous ces objets en soi réapparus sans légende
: cette pipette en fer blanc, cet obus conique en laiton, cette espèce de
chapeau chinois percé de petits / trous comme une bâtée, cet outil
serpentiforme, ce coffre en bois judicieusement compartimenté. Car le
bouleversement ramenait à la surface non seulement des préalablement enfouis,
des oubliés, mais aussi, apparemment, des inédits. C'est ainsi que grand-père avait exhumé
une série de portraits photographiques qu'il avait alignés face au fauteuil
Voltaire à l'accoudoir brisé où il s'installait (en témoignait au pied un
cendrier rempli de mégots), les classant non dans un souci généalogique mais
en regroupant des familles de ressemblance, par affinités morphologiques,
comme s'il avait cherché dans cette théorie de la réincarnation à retrouver
la trace du passage de la vie, à saisir par ce fil rouge des similitudes une
recette d'immortalité. Confronté à ces bribes de nous-mêmes éparpillées dans
ces visages anciens pour la plupart inconnus, on ne pouvait nier être une
partie perdurante de ceux-là. On reconnaissait dans les yeux de cette
lointaine aïeule (un presque daguerréotype) les yeux intacts de Zizou et
c'était troublant, cette transmission du regard à travers la mort. Restait la boîte à chaussures. Cette
passation solennelle, ces quelques mots secrètement murmurés, c'était clair :
grand-père avait regroupé dans ce carton l'essentiel de ses trouvailles. On
agita la boîte, elle ne tinta pas. Ne contenant pas d'or, elle nous
apporterait pour le moins la preuve de quelque ascendance glorieuse. Il y avait là des photos, des cartes
postales, des lettres, une broche, un médaillon et deux cahiers. L'écriture
du plus abîmé des deux, appliquée au début, se défaisait à mesure qu'on
tournait les pages, jusqu'à devenir presque illisible sur la fin, quelques
notes jetées qui se diluaient dans le blanc des dernières feuilles vierges.
Sur les photos on reconnaissait les parents de papa : Pierre dans sa voiture
ou en tenue militaire, Aline, massive dans un fauteuil, un petit chien blanc
et noir sur ses genoux, ou jeune fille souriante. Tous les documents
finalement se rapportaient à eux, à l'exception d'une image pieuse qu'on
aurait mieux vue dans le missel de la petite tante. Mais, à y regarder de
plus près, la prière au verso avait de forts accents patriotiques. II y était
question de la Grande Guerre, où Dieu avait choisi sans équivoque son camp —
la fille aînée de l'Eglise. Avec un tel soutien, l'issue du conflit ne
faisait aucun doute. Joseph s'en serait certainement réjoui, le frère aimé de
Marie, mais une note manuscrite confirmait qu'il était bien mort à Tours, des
suites de ses blessures, le 26 mai 1916. On déposa l'image funèbre sur le
buffet, qu'on remplaça dans la boîte, sur une idée de Nine, par le dentier
d'or et les deux alliances. Qu'y a-t-il à l'intérieur d'une noix ?
L'imagination s'emballe : la caverne d'Ali Baba ? Le bois de la vraie Croix ?
La voix de Rudolf Valentino ? On la casse et l'avale. On apprend qu'elle
contient oligo-éléments et vitamines, glucides et lipides, mais que la
caverne d'Ali Baba est dans la tête de Shéhérazade, le bois de la vraie Croix
dans l'arbre de la Connaissance et la voix de Rudolf Valentino dans le regard
du sourd. III Les conciliaires byzantins qui
débattaient du sexe des anges n'étaient pas loin, aux yeux de la petite
tante, de passer pour des pornocrates. L'embarras de papa lui-même devant la
maternité où nous avions garé la voiture, pendant que maman rendait une
visite à laquelle les enfants n'étaient pas admis, quand il dut répondre à la
question de savoir comment différencier dans ces petits tas de chair rosé les
filles des garçons ? Il hésita un moment, tapotant des doigts le bord de son
volant, ce qui traduisait chez lui un certain agacement. Phallus, pénis ?
Trop savant. Verge? Gnangnan. Quéquette? Infantile (un enfant n'est plus un
enfant). Soudain, l'illumination — et, se retournant avec un petit sourire
malicieux et gêné : « Le robinet. » Merveilleux papa pudique. Il n'y eut pas d'autres informations sur
la question, et donc beaucoup de travail plus tard au moment de la découverte
de la double fonction du robinet. Pourtant cela suffit. La flèche a vibré un
moment mais s'est plantée au centre exact de la cible. Cette aura de silence
autour du ventre arrondi des mères, c'est aussi une manière de souligner
l'extravagance de la nébuleuse qui nous rend si prudents dans son approche,
presque détachés, — au point que la vie semble à peine tenir à nous, et nous
à peine à la vie. Même si les sous-entendus affleurent
parfois. Témoin, dans la boîte à chaussures le cahier de chansons d'Aline
jeune fille (ce cahier appartient à, signé) où, parmi l'intégrale de Théodore
Botrel, le barde breton de Paimpol et sa Paimpolaise, j'ai deux grands bœufs,
et T'es bien trop petit mon ami (qui à seize ans faisait redouter d'être haut
tout comme), on tombe soudain sur un objet de désir qui s'allonge et s'étire
et n'est autre, vous l'aviez deviné, mesdames, qu'une jarretière, et ce
quiproquo entretenu jusqu'au dernier vers arrachait sans doute en fin de
banquet une sorte de soulagement collectif bien vite recouvert par Je sais
une église au fond d'un hameau dont le fin clocher se mire dans l'eau. Comment notre vieille Marie s'y
prit-elle pour annoncer, à l'occasion des premières règles de Nine peut-être,
puisque c'est elle qui le raconte, que les siennes occupèrent dans sa vie une
parenthèse de huit années : de dix-huit (ce qui ne marquait pas une grande
précocité) à vingt-six ans — fourvoiement de la nature dans ce corps chétif,
comme pour offrir moins de prise aux élans amoureux, se vouant désormais à
l'imitation des saints et l'enseignement des enfants : deux milliers de
petites filles étalées sur cinquante ans, trois générations, autant de
républiques, deux guerres mondiales, et elle priait encore avec ses élèves
pour la paix en Algérie. Son talent d'institutrice, c'est sa
dette au Seigneur, son apostolat, qu'aucun figuier ne demeure plus sans
fruit. C'est ainsi qu'elle apprît à lire, écrire et compter à une presque
autiste, jeune femme à la quarantaine prostrée qui nous effraie un peu quand
nous allons chez ses parents passer commande d'« un poulet pour cinq
personnes ». Assise dans un coin sombre de la cuisine, entre mur et buffet,
un gilet rouge posé sur ses maigres épaules comme une tunique flamboyante qui
la consume, elle balance doucement la tête d'avant en arrière au rythme de
ses pensées monocordes et du gémissement de l'osier. On dirait que son corps
entier fait fonction d'horloge, qu'elle vit pour mesurer son temps de vie.
Parfois elle resserre autour de la gorge le col de son gilet et frissonne
comme sous le coup d'un grand froid intérieur. Son visage toujours penché se
dissimule derrière la masse des cheveux qui accompagne en cadence son
mouvement perpétuel. Ses pieds sont posés l'un sur l'autre, chaussés de
pantoufles trop grandes, ses bas mal ajustés. Elle fuit les regards et répond
d'un grognement à nos bonjours. Si la présence de sa maman n'est pas
nécessaire à notre visite, elle enregistre la commande sur un cahier qu'elle
extrait d'un tiroir du buffet, d'une écriture hésitante, laborieuse, qui a
quelque chose de miraculeux, de ces démarches déhanchées d'anciens
paraplégiques pour qui chaque pas est un arrachement au désastre, et, si elle
ne tire pas la langue, il faut la voir ainsi : courbée sur sa page
d'écriture, studieuse, permanente apprentie, extirpant les mots comme des
nouveau-nés douloureux ensevelis dans l'épaisseur même de la feuille, presque
couchée sur son bras gauche, qui forme avec l'écran de ses cheveux un rempart
à nos regards, puis, sa tâche accomplie, sans qu'on lise sur sa face de
perpétuelle absente quelque sentiment de gêne ou de victoire, elle referme le
cahier, le replace avec le crayon dans le tiroir et s'en retourne tête basse
à son fauteuil, signe pour nous de nous en aller, de l'abandonner à ses
abîmes, ténébreuse plongée qui donne à l'allée de cèdres conduisant à la
grand-route des allures de voie céleste. Et c'est vrai que d'autres fois elle
rend convenablement la monnaie. Ses parents en étaient si fiers, si
reconnaissants à la petite tante, qu'ils ne manquaient jamais de glisser dans
le sac quelques œufs provenant de leur élevage. Peut-être grisée par son succès, ou
assurée de la bienveillance divine, la tante voulut exercer ensuite ses
talents sur la petite Annie, mais elle dut cette fois capituler. La petite
Annie, sans âge, à la grosse tête souriante et aux yeux bridés de sa Mongolie
mentale, qui déambulait librement dans le bourg en blouse d'écolière, ses
chaussettes blanches remontées jusqu'au genou, sa coiffure sage maintenue par
une barrette, fière des jolis rubans grâce auxquels elle se décernait un prix
d'élégance, répétant inlassablement à chaque passant qui s'enquérait de sa
santé, comme un juif exilé loin de Jérusalem : « La petite Annie à Paris
demain. » Et son vœu finalement exaucé, Paris où elle finit par regrouper la
diaspora de ses chromosomes pour y mourir, au-dessus de la pâtisserie de sa
sœur aînée, à Passy. Annonçait-elle encore aux gens des beaux quartiers qui
n'ont peut-être pas notre indulgence qu'elle irait à Paris demain, tel ce
nouveau venu qui cherche Rome en Rome et rien de Rome en Rome n'aperçoit ?
Paris était en effet le seul mot qu'elle identifiât, grâce à un subterfuge de
la tante qui à la place du A dessinait une tour Eiffel, si bien que devant le
monument grandeur nature la petite Annie fut sans doute la seule parmi les
millions de visiteurs à lire le nom de la ville promise dans l'enchevêtrement
des poutrelles. Pauvre tante, on devine sur quel ton de
petite fille à l'enjouement forcé elle dut s'immiscer dans la conversation,
sans qu'on l'eût conviée, simplement fâchée qu'on ne s'occupât pas d'elle,
avec son habitude d'avoir toujours sur tout son mot à dire. (Cela irritait
papa, qui ne comprenait pas qu'elle eût aussi un avis sur tel joueur de
football : rabrouée, elle se faisait malgré tout répéter son nom en prévision
d'une prochaine discussion où elle en parlerait comme d'une vieille
connaissance.) Mais ce jour-là le terrain n'est pas pour elle. Elle le redoute
même comme une peste de l'âme, où sont abordés ce mode d'assemblage des corps
et cette conception des bébés qu'une juste bonté de l'époque ne la força
jamais à enseigner. Du moins se jette-t-elle courageusement à l'eau plutôt
que de rester seule sur son île, en apportant ce qu'elle sait de la question,
sa modeste expérience, cette humble pierre dans l'édifice de la connaissance
— et, s'il n'y avait Nine, personne ne lui prêterait attention. Alors, devant
le peu de succès de son intervention, la vieille tante répète comme une pièce
importante à verser au délicat dossier de la sexualité que, quant à elle, à
vingt-six ans le problème s'était trouvé définitivement résolu, ce qui, cette
aménorrhée fatale, loin de la chagriner, était à l'entendre la meilleure chose
qui lui fût arrivée — comme un bon débarras à l'encombrant rappel chaque mois
de sa féminité, une sorte de grâce divine lui permettant, le corps et
l'esprit purifiés, de bâtir sur les ruines de sa vie de femme son limpide
destin de bienheureuse institutrice, pour la gloire du Très-Haut. On la chinait bien un peu, s'étonnant
qu'elle ne se fût jamais mariée. Elle prétendait qu'il n'avait tenu qu'à
elle, que ses prétendants n'avaient pas manqué, sur lesquels elle gardait
malgré notre insistance jalousement le secret. Mais, au vu de sa petite chair
grise, on les imaginait si tristes, si peu avenants, qu'on comprenait qu'elle
ait choisi de rester cette vieille fille mère immaculée de quarante enfants
l'an. Une seule fois on la surprit en flagrant
délit de coquetterie, au mariage de papa et maman. Sur une photo du cortège,
elle donne le bras à grand-père, pimpante dans une longue robe noire
fourreau, un chapeau capeline incliné sur l'oreille, gants noirs, pochette
noire, son petit visage chiffonné pointant glorieusement le menton, mais déjà
toute blanche. Ce sublime chant du cygne en l'honneur de son neveu ne saurait
effacer trente années de renoncement, d'oubli de soi. Elle a déjà cette allure
générale de petite vieille qu'elle avait dû adopter l'année de ses vingt-six
ans. Comment l'imaginer courant les magasins, arrêtant son choix sur une
robe, et, gainée de noir face à son reflet dans un miroir, promenant ses
mains sur ses pauvres formes ? Plus sûrement elle doit sa tenue à grand-père,
qui habilla de fait une grande partie de la noce. Mais elle a l'air ravi, ne
cherchant pas à se cacher du photographe, la tête penchée sur l'épaule comme
nous l'avons toujours vue et gentiment moquée, car c'était vraiment elle, sa
marque, si bien que plus tard, devant les femmes de Modigliani, nous avons
été quelque peu désappointés que d'autres pour cette inclinaison tirent une
gloire qui lui revenait à elle. Ce sursaut d'élégance, cette bouffée
d'audace, une fois dans une vie ce n'est pas abuser. D'autant qu'elle se doute
bien que les regards flatteurs, les marques d'intérêt, s'adressent, plutôt
qu'à elle, à la tête du cortège. Elle sait bien qu'elle ne possède pas la
distinction toute parisienne de grand-père, qui, à son bras, porte la
jaquette avec ce maintien aristocratique qu'enseigne la proximité des
maîtres. On la sent prête, au premier faux pas, à retrouver ses jupes
informes, son cabas noir écaillé et sa maisonnette dans le jardin, et, la
parenthèse de ce beau jour refermée, à reprendre le compte à rebours de son
dernier flux menstruel, l’année de ses vingt-six ans. Et si pour une fois
nous comptons avec elle au lieu d'affecter l'ennui devant ses histoires, nous
avons la surprise, puisqu'elle est née en 1890, d'aboutir à l'année 1916, et,
affinant nos calculs, à ce mois de mai où son frère Joseph expirait. C'est cela donc qu'elle nous disait,
lançant à la cantonade ses comptes cabalistiques. Cette longue et secrète
retenue de chagrin, ce sang ravalé comme on ravale ses larmes, et par cette
mort sa vie à jamais déréglée. L'apparition des gaz de combat remonte à
un an déjà, au nord d'Ypres, sur le front de Steenstraat, et c'est pourquoi
on baptise la trouvaille ypérite. Elle ne rendait pas son inventeur si fier
qu'on y attache son nom comme à Pasteur la pasteurisation et à Lecoq le
gallium — de gallus, coq, et non cette sorte d'appellation gauloise dont
s'offusquaient les chimistes allemands qui en représailles, cinquante ans
après, dénommaient germanium la découverte à leur tour d'un corps simple métallique.
Cette propension à annexer les noms de lieu, cet über alles, on aurait dû se
méfier. Dans le secret du laboratoire, testant sur de petits animaux martyrs
ses cocktails de chlore, le cruel employé du gaz — et, à l'horizon de ses
recherches, les futurs camps de la mort — n'ignorait pas qu'il enfreignait
les conventions de La Haye par lesquelles les pays habitués à en découdre
étaient convenus, afin d'en réduire les coûts, de livrer la guerre suivante à
la régulière, selon la mystique chevaleresque et la science du duel, version
planétaire du Combat des Trente où l'on s'entretuerait sur le pré de trois
départements, sans débord du périmètre de lice ni dommage pour la multitude
des vilains que n'ont jamais concerné ces joutes princières. Mais c'était en temps
de paix, quand les bien-portants s'imaginent en malades raisonnables.
Demandez à Joseph, les poumons brûlés, de ne pas hurler sa souffrance. Il y
avait des mois que les trente étaient des millions, décimés, épuisés, colonie
de morts-vivants terrés dans les boues de la Somme et de la Marne, lancés
abrutis de sommeil dans des contre-attaques meurtrières pour le gain d'une
colline perdue le lendemain et le massacre de divisions entières, pions
déplacés sur les cartes d'état-major par d'insensés Nivelle, plan Schlieffen
contre plan XVII, tête-à-tête de cervidés enchevêtrés figés dans leurs
ramures. Les règles de la guerre, si précieuses à Fontenoy aux ordres du
dernier des condottières, provoquaient dans cette querelle d'arpenteurs des
bilans d'abattoir et une esthétique de bauge. La facture s'alourdissait. Le
mérite du petit chimiste fut de proposer une bonne affaire : un kilogramme
d'explosifs coûte 2,40 marks, contre 18 pfennigs et de plus grands ravages
son poids de chlore. Face aux milliards des maîtres de forges, en fermant les
yeux, la victoire à trois sous. C'est ainsi que Joseph vit se lever une
aube olivâtre sur la plaine d'Ypres. Dieu, ce matin-là, était avec eux. Le
vent complice poussait la brume verte en direction des lignes françaises,
pesamment plaquée au sol, grand corps mou épousant les moindres aspérités du
terrain, s'engouffrant dans les cratères, avalant les bosses et les frises de
barbelés, marée verticale comme celle en mer Rouge qui engloutit les chars de
l'armée du pharaon. L'officier ordonna d'ouvrir le feu. Il
présumait que derrière ce leurre se dissimulait une attaque d'envergure.
C'était sans doute la première fois qu'on cherchait à tuer le vent. La
fusillade libéra les esprits sans freiner la progression de l'immense nappe
bouillonnante, méthodique, inexorable. Et, maintenant qu'elle était proche à
les toucher, levant devant leurs yeux effarés un bras dérisoire pour s'en
protéger, les hommes se demandaient quelle nouvelle cruauté on avait encore
inventée pour leur malheur. Les premiers filets de gaz se déversèrent dans la
tranchée. Voilà. La Terre n'était plus cette
uniforme et magnifique boule bleue que l'on admire du fond de l'univers.
Au-dessus d'Ypres, s'étalait une horrible tache verdâtre. Oh, bien sûr,
l'aube de méthane des premiers matins du monde n'était pas hospitalière, ce
bleu qu'on nous envie, lumière solaire à nos yeux diffractée, pas plus que
nos vies n'est éternel. Il virera selon les saisons de la nature et
l'inclémence des hommes au pourpre ou au safran, mais cette coloration
pistache le long de l'Yser relevait, elle, d'une intention maléfique.
Maintenant, le brouillard chloré rampe dans le lacis des boyaux, s'infiltre
dans les abris (de simples planches à cheval sur la tranchée), se niche dans
les trous de fortune, s'insinue entre les cloisons rudimentaires des
casemates, plonge au fond des chambres souterraines jusque-là préservées des
obus, souille le ravitaillement et les réserves d'eau, occupe sans répit
l'espace, si bien que la recherche frénétique d'une bouffée d'air pur est
désespérément vaine, confine à la folie dans des souffrances atroces. Le
premier réflexe est d'enfouir le nez dans la vareuse, mais la provision
d'oxygène y est si réduite qu'elle s'épuise en trois inspirations. Il faut
ressortir la tête et, après de longues secondes d'apnée, inhaler l'horrible
mixture. Nous n'avons
jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous
aiderait à remonter les chemins de l'horreur : l'intolérable brûlure
aux yeux, au nez, à la gorge, de suffocantes douleurs dans la poitrine, une
toux violente qui déchire la plèvre et les bronches, amène une bave de sang
aux lèvres, le corps plié en deux secoué d'acres vomissements, écroulés
recroquevillés que la mort ramassera bientôt, piétines par les plus vaillants
qui tentent, mains au rebord de la tranchée, de se hisser au-dehors, de s'extraire
de ce grouillement de vers humains, mais les pieds s'emmêlent dans les fils
téléphoniques agrafés le long de la paroi, et l'éboulement qui s'ensuit provoque
la réapparition par morceaux des cadavres de l'automne sommairement enterrés
dans le parapet, et à peine en surface c'est la pénible course à travers la
brume verte et l'infect marigot, une jambe soudain aspirée dans une chape de
glaise molle, et l'effort pour l'en retirer sollicite violemment les poumons,
les chutes dans les flaques nauséabondes, pieds et mains gainés d'une boue
glaciaire, le corps toujours secoué de râles brûlants, et, quand enfin la
nappe est dépassée — ô fraîche transparence de l'air —, les vieilles recettes
de la guerre par un bombardement intensif fauchent les rescapés. Seuls les
très chanceux atteignent les lignes arrière. Joseph est de ceux-là — ou
cueilli pas si loin qu'un anonyme grand de cœur ramène à couvert — mais son état
inspire l'inquiétude : lésions profondes, amputation probable d'un poumon. On
le dirige sur Tours, ce qui n'est pas bon signe. Il voit qu'il se rapproche
de sa maison, que pour lui la guerre est finie. Il trouve même la force
d'acquiescer quand son mal fait des envieux. Les valides qui ne savent pas
donneraient volontiers un poumon sur la promesse de ces femmes qui vont le
dorloter. Dans l'immédiat, on envoie un régiment
de Marocains récupérer les positions perdues. Le gaz n'est pas encore
dissipé, mais ces gens du désert ont l'habitude du vent de sable qui pique
aussi les yeux et les bronches. Le voyage est long jusqu'en Touraine. Le
convoi se traîne pour ne pas trop malmener sa charge de souffrance. Les
ambulances improvisées, les suspensions rudimentaires, les routes
approximatives, les nids-de-poule arrachent des plaintes aux blessés. Joseph
s'impatiente. Maintenant que nous savons où cela finit pour lui, il vaudrait
mieux empiler les kilomètres jusqu'à l'infini, qu'ils retardent au plus loin son
arrivée. Mais il souffre tellement. Chartres, Châteaudun, Vendôme — voilà,
nous y serons bientôt. Sous la fièvre, à des bribes de mots,
des convulsions de terreur sur les visages, on reconnaît le ressassement
halluciné de ces visions d'enfer, les corps à demi ensevelis, déchiquetés,
écartelés sur les barbelés, bleus étourneaux suspendus dans la pantière à qui
semble refusée l'ultime consolation de s'étendre, X d'attendre la joue contre
la terre humide la délivrante mort, animés de hoquets grotesques à l'impact
des balles perdues, soulevés comme des pantins de paille par le souffle d'une
explosion, décrivant dans le ciel haché d'éclairs un rêve d'Icare désarticulé
avant d'étreindre une dernière fois la lise féconde, / bouche ouverte en
arrêt sur l'effroi, regard étonné pour tout ce mal qu'on se donne, tandis que
le casque renversé se remplit d'une eau claire sauvée du bourbier, vasque
délicate pour le jour des colombes. Mais les oiseaux ont déserté ce ciel
tonnant ensanglanté de paraboles de feu. Il n'y a que les pauvres pigeons
parfois, lâchés dans la tourmente bardés de messages secrets, sur qui se
concentre le tir des soldats soulagés de participer soudain à ce qui n'est
plus qu'une simple chasse à la palombe. De la tranchée adverse on entend leurs
cris de joie, une clameur enfantine, quand le messager interrompu dans son
vol chute pesamment, et on les maudit comme jamais à ce moment, parce qu'il
apparaît tout à coup que c'était la solution au malheur que portait l'oiseau
abattu. Paysage de lamentation, terre nue
ensemencée de ces corps laboureurs, souches noires hérissées en souvenir d'un
bosquet frais, peuple de boue, argile informe de l'œuvre rendue à la matière
avec ses vanités, fange nauséeuse mêlée de l'odeur acre de poudre brûlée et
de charnier qui rend sa propre macération (des semaines sans se dévêtir)
presque supportable, avec le vent quand le vacarme s'éteint qui transmet en
silence les râles des agonisants, les grave comme des messages prophétiques
dans la chair des vivants prostrés muets à l'écoute de ces vies amputées, les
dissout dans un souffle ultime, avec la nuit qui n'est pas cette halte au
cœur, cette paix d'indicible volupté, mais le lieu de l'attente, de la mort en suspens et des faces noircies,
des sentinelles retrouvées au petit matin égorgées et du sommeil coupable,
avec le jour qui s'annonce à l'artillerie lourde, prélude à l'assaut, dont on
redoute qu'il se couche avant l'heure, avec la pluie interminable qui lave et
relave la tache originelle, transforme la terre en cloaque, inonde les trous
d'obus où le soldat lourdement harnaché se noie, la pluie qui ruisselle dans
les tranchées, effondre les barrières de sable, s'infiltre par le col et les
souliers, alourdit le drap du costume, liquéfie les os, pénètre jusqu'au
centre de la terre, comme si le monde n'était plus qu'une éponge, un marécage
infernal pour les âmes en souffrance, la pluie enfin sur le convoi qui
martèle doucement la capote de l'ambulance, apaisante soudain, presque
familière, enluminée sous les phares en de myriades de petites lucioles,
perles de lune qui rebondissent en cadence sur la chaussée, traversent les
villes sombres et, à l'approche de Tours, comme le jour se lève, se glissent
dans le lit du fleuve au pied des parterres royaux de la vieille France. Joseph ne mourra pas. Sa sœur Marie a
fait le voyage de Random à Tours avec une provision de médailles pieuses qu'à
peine arrivée elle glisse sous les oreillers de son frère et de ses
compagnons d'infortune. Elle a attendu
pour cela que les infirmières en
tablier blanc qui évoluent comme des ballerines russes entre les lits aient
le dos tourné. Certaines qui ne croient qu'en la science et ses vertus
cartésiennes colèrent contre ces gris-gris, un wagon de morphine ferait mieux
l'affaire. Car la bienfaisante morphine est rare. Sollicitées de toutes
parts, elles la dosent avec soin, la partagent selon d'empiriques
coefficients : l'intensité des plaintes, la proximité de !a mon. Quand elle
vient à manquer, elles aimeraient se boucher les oreilles, crier plus fort
que toutes ces douleurs accumulées. Cette guerre va trop loin. Tous sont
d'accord, ce sera la dernière. Pour Joseph et des millions, certainement. Au chevet de son frère, Marie s'est mise
sans tarder au travail. Elle a sorti son chapelet, choisi dans son ciel le
préposé aux souffrances — c'est le Christ Soi-même, même si les saints
martyrs, dépecés, lapidés, ébouillantés, n'ont pas démérité — et rosaire
après rosaire elle lui demande de prendre en supplément sur ses rudes épaules
de charpentier ce sifflement qui sourd de la poitrine de son frère. En
échange — elle cherche ce qu'elle pourrait bien donner, puisqu'elle n'a
qu'elle —, eh bien, elle donne ce désir qui la nuit envahit ses entrailles,
elle donne son sang de femme. Sang pour sang, le marché est honnête.
D'ailleurs Joseph reprend des couleurs, se dresse bientôt sur son lit,
réclame à manger. Le printemps est sur la Touraine, la Loire se gonfle des
eaux de la fonte, dans un verre les derniers brins de muguet. II évoque
l'éventualité d'un retour prochain, feint l'entrain, taquine une fille de
salle, promet sitôt guéri de l'épouser. Elle rit (c'est au moins sa vingtième
demande), Marie un peu moins — son petit air pincé. Puis il se sent de
nouveau fatigué, tousse un peu, désire se reposer. I! s'allonge, étend les
bras le long de son corps, abaisse les paupières. Après cette brève
rémission, les râles reprennent, la fièvre, les visions de ce théâtre
d'horreur. Quand le soir tombe, le jeune homme au teint blafard entre en
agonie. Cette fois, le médecin-major ne laisse plus d'espoir. La jeune
promise passe régulièrement dans la pénombre, et doucement, pour ne pas gêner
ceux qui dorment, pose un linge frais sur son front, remonte les draps sur sa
poitrine, et, quand un accès brutal de toux le fait se dresser dans son lit,
elle le prend comme un enfant dans ses bras et lui verse entre les lèvres une
cuillerée de sirop. Au petit jour, alors qu'une blanche lueur inonde
l'immense salle commune et qu'on entend dans le silence de l'aube le clapotis
du fleuve, ses yeux ont une effrayante fixité. Arrivée la première, Marie en
est saisie. On lui dit que ce n'est pas encore la fin mais qu'il lui faut s'y
préparer. Elle viendra en milieu d'après-midi sur un regard plus doux. Maintenant Joseph annoncé mort — son nom
sur une image pieuse et patriotique qui se vend 0 fr 05, pour les œuvres, à
la cure de Commercy
(sous-préfecture de la Meuse, spécialité de madeleines), sertie d'un mince bandeau noir,
monument de tristesse à l'en-tête d'un titre de roman héroïque : « Les Champs
d'Honneur », et au sous-titre d'une édition de gare : « Où coula à flots le
Sang de France en 1914-1916». (La bataille dure encore. On annonce une
brochure à paraître après la guerre sur tout ce qui s'est déroulé ici). Une
grande croix noire, porteuse en son centre du monogramme du Christ, s'auréole
des noms des régions tragiques : l'Artois, la Serbie, les Dardanelles, la
Marne et la Meuse, la Lorraine et l'Alsace, l'Argonne, l'Yser, comme une
couronne d'effroi qui dénombre sur la trame de rameaux d'olivier le
sous-ensemble des communes martyres, à l'aune du charnier, si bien que Vimy
s'écrit aussi gros que Lens, Dixmude qu'Ostende, Les Eparges que Nancy. Que
cette image rappelle à tous la gratitude que nous devons avoir envers Dieu pour
la bataille prodigieuse de la Marne et, depuis, la solidité de notre front.
Et si la bataille, comme il est écrit, tint à ce point du prodige,
c'est-à-dire de la croix de Clovis dans le ciel de Tolbiac, de sainte
Geneviève délivrant Paris, Jeanne d'Arc Orléans et Léon Ier obtenant du
Vandale Genséric la vie sauve pour les habitants de Rome, c'est peut-être que
Dieu était aussi avec nous, Père navré de voir ses fils user ainsi de leur
liberté, gardant pour chacun la même pitié, le même amour désolé. Pieux souvenir des héros, notamment de —
inscrire à la suite le nom, petit ruisseau qui conflue vers la grande rivière
rouge, la cloaca maxima, la louve menstruelle —, ce dont se charge de son
écriture irréprochable sa sœur Marie, alors jeune institutrice, qui perd deux
frères dans l'histoire d'officielle, pour une fois que celle-là interfère
avec la nôtre, la laissée pour compte) et ajoute dans la marge, car il n'y a
de place que pour le nom et il faut qu'il soit court (c'est un formulaire
pour roturiers, pour la piétaille, celle qui s'allonge sur les monuments aux
morts sculptés sur le mode de la déposition, écrasant les colonnes de noms
d'une certaine idée républicaine du salut) : « Agé de 21 ans, blessé en
Belgique, décédé à Tours, le 26 mai 1916 ». Et ce court commentaire sauve
Joseph de la longue nuit amnésique. Entre ces deux bornes, dans cet
intervalle en pointillé, la tante installe à l'encre violette passée par le
temps le mystère à élucider d'une vie qui s'achève. Vingt et un ans. On sait,
puisqu'elle nous l'apprit, qu'à quatorze La Pérouse commandait déjà une
frégate, si bien que sept ans plus tard il avait sans doute la mémoire d'un
vieux fendeur d'océan, mais Joseph qui quitte son village pour mourir et ne
vit qu'un paysage dévasté, et du voyage que la promiscuité des wagons à
bestiaux et la bâche d'une ambulance au-dessus de ses yeux malades, Joseph
sans le plaisir d'une femme peut-être, Joseph catapulté au milieu de l'enfer
des hommes. Joseph bien jeune pour cet acte majeur, « Joseph mourir » le 26
mai 1916, ainsi qu'elle l'écrit. Un an plus tard, c'était au tour
d'Emile. Cette année d'écart aura séparé les deux frères sur l'interminable
liste du monument aux morts : Joseph dans la colonne des victimes de 1916,
Emile dans celle de 17, comme exilés l'un de l'autre, au point que leur
parenté, pour le curieux qui note l'homonymie, semble s'affaiblir en un
simple cousinage — alors que leurs deux noms accolés les auraient réunis dans
la mort, vision de deux frères tombés côte à côte, balayés par la même
explosion, définitivement jumelés par le souvenir. Cette seconde mort, sur
laquelle elle n'avait plus que ses larmes à verser, Marie en partage la
douleur avec Mathilde, la jeune veuve, mère du petit Rémi que son père
découvre lors de la courte permission accordée pour la naissance de l'enfant.
Entrant en tenue de soldat dans la chambre, à la tombée de la nuit, il
s'approche sans bruit du berceau, se penche avec précaution pour ne pas
verser sur cette petite chose endormie les tumultes de la guerre — abasourdi
de joie soudain par ses minuscules poings serrés sur des songes blancs, ses
cheveux d'ange, le trait finement ourlé de ses yeux clos, le réseau
transparent de ses veines, l'inexprimable fraîcheur de son souffle qui trace
sur la main meurtrie d'Emile comme une invitation au silence. Soulevant le
voile de mousseline, Mathilde présente son œuvre à son grand homme. Car elle
le voit grand dans sa triste tenue de combat qui sent la sueur, la poussière,
l'infortune des armes. Elle lit dans ses traits durcis, dans les plis inédits
de son visage autour de sa bouche et sur son front, l'âpreté de sa vie
là-bas, ce courage permanent qu'il puise dans ses entrailles. Elle n'ose lui
parler des privations de l'arrière, à lui qui est privé de tout, des rudes
tâches d'homme à accomplir, des décisions à prendre seule, de sa lassitude,
de ce Noël insipide sans lui, de la petite crèche malgré tout sur la commode
avec son papier d'emballage qui imite la montagne et fait de ce coin de
Palestine une espèce de site magdalénien. Elle se sent pleine de reconnaissance et de
pitié. Posant une main sur sa nuque, elle avoue ce manque cruel de tendresse
qu'il partage avec elle, tandis que, levant la tête du berceau, il s'enivre
du doux parfum de la femme poudrée. Elle a tellement attendu qu'elle n'est
plus certaine de reconnaître en cet homme celui dont elle guettait
désespérément le retour. Elle se demande maintenant à le contempler près
d'elle si elle n'a pas vu trop grand pour son tricot, quand elle essayait, en
refermant ses bras sur elle dans une étreinte fictive, d'évaluer de mémoire
le torse de son mari, avec cet emplacement pour poser sa tête à elle, ce
creux tout exprès contre l'épaule qu'elle cherche de son front à présent
pendant qu'il retire une à une les épingles de ses cheveux avec l'habileté
d'un chercheur de poux, les déposant sur la table de chevet où elle saura les
retrouver demain matin pour sa toilette, après qu'il lui aura passé l'enfant
qui se réveille et pleure jusqu'à ce que, couché sur sa mère, il se mette à
téter goulûment, des larmes de lait coulant de sa bouche. Une fois rassasié,
son père l'élèvera très haut à bout de bras dans le pâle rayon du jour, au
risque d'une envolée blanche qui tachera l'uniforme de drap bleu étalé sur la
chaise. Mais Emile n'en a cure. Il éprouve désormais un formidable sentiment
d'invulnérabilité pour les combats à venir, sûr comme un danseur de l'esprit
de passer à travers la mitraille, bardé du souvenir de cet enfant victorieux,
né un 2 décembre, jour commémoratif d'Austerlitz et du Sacre, un signe d'on
ne savait trop quoi mais que Rémi ne manquait jamais de rappeler à chaque
anniversaire, se saupoudrant au passage d'un peu de poussière d'empire, si
bien qu'à force l'ultime baiser d'Emile à son fils avant de repartir au front
et d'y mourir s'est confondu avec les adieux de Fontainebleau dans une
chambre tapissée d'abeilles. Emile n'était pas là pour ses
funérailles. Des années, Mathilde se recueillit devant une tombe vide. Son
mari était mort pourtant, on avait bien identifié son corps, mais sur la fin
la bataille était si terrible que la trêve des brancardiers n'était même plus
respectée. La préparation du terrain à l'artillerie lourde avant une attaque
d'envergure s'étalait sur huit jours parfois, huit jours pendant lesquels
tombait dans le périmètre à réduire de quoi rayer un pays de la carte. Les
malheureux, terrés à ne pas bouger une oreille, assourdis par le vacarme, ne
pouvaient tendre un bras pour se saisir d'une gourde, jeûnant des jours avant
que ne passe la cantine (ces héros sans armes qui progressaient dans les
boyaux porteurs d'une gigantesque marmite à ne pas renverser, les musettes
pleines de pain), dormant éveillés dans un repli du sol, assurés que le monde
jusqu'à la fin ne serait plus que ce foyer de l'horreur. Les cadavres
abandonnés s'enlisaient peu à peu dans la glaise, glissaient au fond d'un
entonnoir, bientôt ensevelis sous une muraille de terre. On trébuchait
pendant un assaut sur un bras à demi déterré, un pied, et, tombant le nez sur
le nez d'un cadavre, on jurait entre ses dents — les siennes et celles du
mort. C'était une fâcheuse invite, ces crocs-en-jambe sournois des trépassés.
Mais on en profitait pour arracher autour du cou les plaques d'identité,
sauver ces masses anonymes d'un futur sans mémoire, les ramener à l'état
civil, comme si le drame du soldat inconnu était moins d'avoir perdu la vie
que son nom. C'est sans doute ainsi qu'on avait annoncé à sa femme qu'Emile
était mort, son corps enfoui dans le secteur des Hauts-de-Meuse. Et si Emile
avait égaré sa plaque et qu'un autre l'eût ramassé ? S'il l'avait échangée
avec un camarade pour un arrangement secret ou pour brouiller l'esprit d'un
caporal obtus ? Mort vraiment, Emile ? Des prisonniers revenus de très loin,
des années parfois après la fin de la guerre, maintenaient l'espoir en
sursis. Selon certains témoignages, de plus ou moins amnésiques avaient
refait leur vie sur le front de l'Est. De simples journaliers avaient trouvé
dans le regard bleu d'une Polonaise les quelques arpents de terre qu'ils ne
possédaient pas ici. Pour les sans-dot, la patrie était moins reconnaissante
que ces femmes seules en quête de bras vaillants. On racontait des histoires
de soldats affamés, errant au milieu de landes désolées, et recueillis par des
marieuses à l'affût. Un copieux sandwich et un peu de chaleur suffisaient
parfois à retenir ces tragédiens malgré eux. Mais qu'aurait eu besoin Emile
d'aller chercher ailleurs ce qu'il avait ici ? L'espoir insensé d'un retour
s'amenuisant au fil des années, Mathilde trouva momentanément un réconfort
dans le secours de la religion, non comme l'eût souhaité sa belle-sœur maïs à
sa manière, plus temporelle, c'est-à-dire, selon la rumeur, dans la
fréquentation d'un séduisant abbé. Ce serait cependant bien s'avancer que
d'imaginer de furtives étreintes. Tout au plus prennent-ils plaisir à
converser, broder ensemble sur le thème commun de leurs solitudes — bavardage
tendre qui se suffit à lui-même comme un amour étale. Après tout le Nazaréen
aussi était beau garçon : ce sont les femmes qui défient le sanhédrin et la
loi romaine, ce sont elles les premières au tombeau, et, en récompense de
cette fidélité, à elles la primeur de la Résurrection. Paul de Tarse écrit de
belles lettres qui font l'admiration de tous, mais, qu'il débarque à Ephèse
ou Corinthe, plus personne ne veut écouter ce nabot bégayant. L'abbé avait
reçu du ciel une face d'ange dont il usait pour ramener au troupeau les
brebis égarées. En ouvrière de la première heure, la tante Marie nourrissait
pour celles-ci une férocité toute jacobine, dont pâtissaient les pétunias de
Mathilde, La lettre de Commercy mit dix ans à
venir jusqu'à nous. Elle marqua pour Mathilde la fin de sa jeunesse, ce
moment d'abdication ou, si l'on s'autorise encore à rêver, c'est en
s'interdisant désormais d'imaginer que la rêverie débouche un jour sur le
réel. Dès la formule de condoléances, on comprend que rien de ce qu'on espère
vraiment n'arrive jamais, qu'il n'y a pas de miracle, pas d'histoire de
Polonaise aux grands yeux mettant le grappin sur un galant petit Français,
pas d'amnésie provisoire, mais qu'Emile est bien mort. Simplement, son
camarade signale l'avoir enterré de façon sommaire au pied d'un eucalyptus,
où il saurait le retrouver si la famille se montrait désireuse de ramener le
corps parmi les siens — ce qui avait été, semble-t-il, le désir du mourant et
la raison de cet escamotage, pour éviter une inhumation collective ou la
lente décomposition sur le champ de bataille. Mais il y a déjà plusieurs
lignes que la vue de Mathilde se brouille, et sur un clignement de paupières
une ribambelle de larmes s'affale sur le papier. Ce n'est pas tant la
confirmation de cette mort qu'elle a de toute façon apprise il y a douze ans
maintenant, mais ce trait final qui clôt l'attente, cette porte qui se
referme. Elle fait le compte de son bonheur au cours de sa jeunesse enfuie,
et le bilan est si pauvre, si maigre : voilà bien de la peine pour bien peu
de profit. L'hiver 1929 fut parmi les plus
terribles recensés. Le 2 février, un ivrogne fut retrouvé gelé debout contre
un arbre (Le Courrier de l'Estuaire). Le 5, la Brière, le second marais de
France après la Camargue, un ancien golfe parsemé d'îles comblé par les
alluvions, se vitrifia en une nuit. Les ragondins, ces espèces de racoons des
Appalaches introduits dans le marais au début du siècle pour apporter par
leur fourrure un complément de revenus aux Briérons, furent surpris le corps
à moitié pris dans la glace alors qu'ils tentaient de s'extraire de leurs
terriers immergés dans les berges (La Presqu'île de l'Ouest}. Le 8, dans le
port de Saint-Nazaire transformé en Anchorage, un caboteur sombra sous le
poids de la neige accumulée sur le pont. Les docks et les plages étaient
jonchés de cadavres de mouettes et de goélands, petits corps blanc sur blanc,
la tête repliée sous l'aile dans une ultime recherche de chaleur. La Loire
charriait des glaçons, l'un si volumineux qu'il manqua de couler une drague à
hauteur de Saint-Florent — la chance voulut que ce Titanic d'eau douce
s'échoue sur un haut-fond sablonneux. Des congères se formèrent bientôt,
paralysant le pays. Les trains ne circulaient plus, les locomotives équipées
comme des chasse-neige s'épuisant à déblayer le ballast. A cet excès de
nature, les miséreux à leur habitude payèrent le prix fort : les cherche-pain
saisis par la mon blanche au creux d'un fossé ou dans un baraquement de
fortune, les vieillards isolés et les enfants chétifs, les chiens errants et
les mésanges. C'est dans ces conditions polaires que
Pierre se mît en route, malgré les protestations d'Aline qui lui conseillait
d'attendre des jours meilleurs, estimant que, là où II était, Emile ne
risquait pas de s'envoler (on imagine la stupeur des femmes accourues au
tombeau ce matin de Pâques et qui ne trouvent dans un coin, au lieu du corps
béni, qu'un petit tas de bandelettes}. Après avoir vainement tenté la voie
administrative, s'être épuisé en démarches légales, excédé, Pierre avait
décidé qu'il irait chercher lui-même son frère au pied de l'arbre. Il ne se
sentait pas d'humeur à remettre au lendemain son départ, quel que soit le
temps, mais avant, ah, une recommandation expresse : il était bien entendu
qu'il voyageait pour son commerce, son commerce uniquement, et pas un mot,
pas une allusion sur la véritable nature de son déplacement, que cela reste
entre nous. Et le 5 au matin, sourd aux supplications d'Aline, il prenait la
direction de Commercy
via la Loire jusqu'à Orléans et de là, profitant de la rampe de lancement du
fleuve, vers Montargis, Sens, Troyes, Bar-le-Duc. Au dos de la photo d'un beau noir et
blanc qui immortalisa l'événement on reconnaît l'écriture d'Aline, celle de
son cahier de chansons. Elle a noté, laconique, maintenant que tout danger
est écarté : 5 février 1929, départ pour Commercy. Pierre est au volant d'une voiture
énorme, presque un autobus, sans doute nécessaire à son commerce de faïences
en gros. La conduite est à droite, mais rien d'anglaise, simplement l'époque
redoutait moins ce qui venait en sens inverse que de verser dans le fossé. Il
pose le coude sur la vitre baissée, visage tourné vers le photographe,
visiblement content de lui, car il sait que des automobiles semblables ne
courent pas les rues, et bien moins encore les rues de la commune, peut-être
est-ce la seule, signe d'une affaire prospère — d'où l'allure de notable,
lunettes cerclées et moustache grisonnante légèrement frisée. Il s'est équipé
contre le froid : chapeau, manteau, gants, cache-col. Debout près de la portière, grande et
massive, coiffée d'un chapeau cloche bien enfoncé, Aline s'emmitoufle de son
mieux dans un petit col renard qui lui mange le nez. Elle fait montre de
quelque élégance dans son manteau cintré. Pour lutter contre le vent froid
qui soulève les poils de son écharpe fourrée, elle se frotte une jambe contre
l'autre, si bien qu'au moment du déclic elle repose en équilibre sur la
pointe d'un pied, véritable défi à la pesanteur. Elle a un air sombre,
inquiet, réprobateur devant ce Pierre comme un enfant au volant de son char
mirobolant. Elle sait pourtant que rien ne pourrait l'arrêter — et en cela
Joseph tient de son père. Mais le fils justement est absent du cliché.
Peut-être est-ce lui qui prend la photo. « Comme je te l'avais promis, ma chérie
», c'est par ces mots que Pierre entame la première page de son cahier de
route, et l'on comprend que la promesse d'un compte rendu fidèle fut pour lui
un moyen de monnayer son départ. Il relate les plus petits incidents de son
voyage : comment, souffrant du froid, il profite de chaque arrêt pour poser
les mains sur le capot brûlant du moteur, le radiateur qui fume, un pompiste
irascible, un chat noir qui traverse la route et dans lequel il voit un
mauvais présage — ce qui semble se confirmer puisque le lendemain, traversant
la Beauce ou la Brie (« un désert blanc »), un écart pour éviter une poule le
conduit après une embardée sur le verglas au fossé. Il remercie les deux
bœufs qui l'en tirent et partage une bouteille de vin avec le paysan, lequel
refuse d'un grand geste outragé l'éventualité d'un dédommagement. Ce cahier
est aussi un livre de comptes. Pierre tient à bien montrer que ce périple
n'est pas un voyage d'agrément. Il choisit les auberges sur la modestie de
leur façade, déjeune le midi sur le pouce, même s'il s'autorise le soir un
menu plus consistant, nous donnant à choisir en même temps que lui entre un
pot-au-feu et une volaille rôtie. Lui se régalera du pot-au-feu qui n'atteint
quand même pas, rassure-t-il, la saveur de l'incomparable pot-au-feu maison. Il roule prudemment à travers la
campagne enneigée, signale l'état des routes, décrit le paysage, ses
transitions, l'apparition des haies, des collines, le changement de cultures,
les régions boisées, comme un cours lapidaire de géographie en coupe. A Sens,
il s'extasie longuement devant la cathédrale Saint-Etienne, recopiant sans
doute un descriptif affiché dans l'entrée, mais son enthousiasme est tel
qu'on se demande si l'édifice n'évoque pas aussi pour lui, par ses «
proportions majestueuses », l'épouse qu'il vient de quitter. Il relève au
passage les quincailleries, les magasins d'articles de ménage, s'arrête
quelquefois dans l'un (prendre des idées, dit-il), se hasarde à donner un
avis négatif sur la mode des bas peints à Troyes, classe les villes selon
leur degré de propreté. En rase campagne, il note les variations de la
lumière, une éclaircie, les reflets bleus du givre, les branches dans leurs
gaines de diamant. Tout ce blanc l'aveugle : il colle alors sur ses verres de
lunettes des papiers colorés translucides de bonbons acidulés, s'en amuse :
un clown dans son rétroviseur. Il s'émeut d'un mendiant égaré, chemineau à
moitié mort de faim et de froid qu'il conduit à la ville la plus proche en
glissant quelques sous dans sa poignée de main, mais traite de tous les noms
une troupe de romanichels transis dont le lent cheminement des roulottes le
contraint à rouler au pas de leurs chevaux. Il évoque ses frères tués, celui qu'il
va retrouver sous son eucalyptus et qui n'aura serré qu'une seule fois le
petit Rémi dans ses bras, rappelle leurs tourments communs à tous les trois
pendant cette guerre effroyable. Il ne résiste pas à un détour par Verdun, et
à Lemmes, sur la Voie sacrée, s'arrête devant un petit café-restaurant où
communient dans le même souvenir des rescapés comme lui, indemnes ou
terrifiantes gueules cassées. Tous ces pèlerins de leurs douleurs se
reconnaissent sans un mot, Allemands compris, se saluant d'un signe de tête
avant de s'asseoir, ne parvenant pas à s'arracher de ce paysage balafré où la
valeur symbolique de leur existence a été portée à un si haut niveau que
depuis elle n'a plus la même saveur. Près du café, il y a une baraque de
souvenirs tenue par une moitié d'homme (dans le sens de la hauteur). Celui-là
ne se plaindrait pas de la perte de sa jambe s'il ne lui manquait aussi le
bras correspondant qui lui permettrait de s'appuyer sur une béquille. Sa
femme le dépose le matin et il attend là, droit comme un « i », qu'elle
repasse le soir. Histoire de lui acheter quelque chose, Pierre acquiert pour
sa sœur quelques images pieuses, imprimées au temps des combats. L'une
d'elles provient de Commercy. Mais surtout ses pensées vont à sa
femme, pensées filigranes, mots tendres en incises qui, à mesure de son
éloignement, envahissent le récit jusqu'à cet affleurement brutal du côté de
Bar-Le-Duc, dans une triste chambre d'hôtel, où il livre en bas de page ce
coda, vulnérable comme un désir d'enfant, qu'elle lui manque infiniment — «
infiniment » souligné plusieurs fois, le mot soudain si juste, comme si
l'infini se mesurait à l'aune de cette femme gigantesque et qu'il suffise de
sa présence pour que soit comblé le vide de nos vies. Et par cet aveu, en
même temps que la tapisserie passée de la chambre, le broc de faïence dans sa
cuvette et la carafe d'eau sur la table de nuit, on partage en un éclair le
désir immense de Pierre pour cette femme sans grâce. La hâte désormais avec laquelle il
accomplit la suite de son voyage. D ne flâne plus, ne prend même plus la
peine de bien former son écriture, abandonne le style fleuri et appliqué du
bon élève pour des formules rapides — tout entier à la réalisation de son
projet. Bien entendu, l'eucalyptus n'était plus, trop incongru sous ces
latitudes, mort un hiver après des années de résistance têtue, et abattu, par
chance reconnaissable et qui sera reconnu à sa souche blanche par l'auteur de
la lettre, lequel s'étonnait seulement d'avoir attendu si longtemps une
réponse. Et, après les présentations, le récit des derniers instants d'Emile,
tous deux, munis de pelles et de pioches, partent à la recherche de l'arbre
austral — forêt de Commercy,
crissement feutré de leurs pas dans la neige. Au pied de la souche, le sol est gelé en
profondeur. Les pics résonnent sous la futaie. L'ébranlement se communique
aux branches qui libèrent sur leurs épaules des pincées de poudre blanche —
et, après de longs efforts infructueux, il apparaît que seul le dégel
viendrait à bout de cette résistance. Le dégel, c'est une manière de
saint-glinglin, que Pierre ne peut attendre. Alors l'autre a une idée. Les
deux hommes retournent rechercher une lessiveuse, la remplissent de neige,
l'installent sur un foyer improvisé nourri de branches mortes, puis déversent
sur le sol glacé l'eau bouillante, attendent un moment, entreprennent de dégager
cette boue chaude, et peu à peu, en paléontologues prudents, parviennent à
l'inhumé. Et sur cette apparition du corps qui pourrait presque s'apparenter
à un graal, Pierre dit simplement qu'il eût été difficile de reconnaître son
frère dans cette forme vaguement humaine décomposée par l'acidité du sol,
l'humidité et l'écart entre les saisons : fragments de vareuse, boucle
intacte du ceinturon, lambeaux de peau habillant à peine la face et les
mains, l'ensemble pris dans sa gangue de terre glacée — et, pour le dégager,
pas d'autres ressources que de continuer à verser sur ces pauvres restes
d'une vie, comme sur un assiégeant, l'eau d'une seconde tournée de la
lessiveuse, avec cette conséquence — et, quand l'abondant nuage de vapeur
au-dessus de la petite fosse s'est dissipé, il est trop tard — que dans le
magma brûlant les derniers morceaux de chair se sont détachés. Les os rendus
à leur impeccable blancheur, ils vont les retirer un à un maintenant, les
plongeant dans la lessiveuse pour parfaire leur toilette, les disposant dans
un ordre soigneux, au plus près anatomique, sur la neige, et bientôt, ô
stupeur, ils comptent plus de tibias qu'il n'en faut, deux cages thoraciques,
et à présent un second crâne, et l'autre, embarrassé sous le regard ahuri de
Pierre, se rappelle qu'il a profité du trou creusé pour y enfouir un second
cadavre qui pourrissait à proximité, et le problème désormais insoluble, tous
ces os inidentifiables maintenant qu'ils sont délestés de leurs ultimes
bribes de peau : des deux, lequel est Emile ? Et Pierre, dans son
découragement, hasarde un geste dérisoire : puisque son frère et lui avaient
le même tour de tête, il essaye sur les crânes son chapeau, mais ils sont si
cabossés, ces crânes, et puis il manque le cuir chevelu, et Pierre se recoiffe
après avoir essuyé l'intérieur de son feutre. Il est un moment tenté de jouer
les deux cadavres à pile ou face (le point de vue de Simon de Montfort : Dieu
reconnaîtra le sien). Pourvu qu'il ait un squelette complet — puis, à la
réflexion, de choisir plutôt le second exhumé, car il déduit que le corps de
son frère fut sans doute déposé en premier, mais l'auteur de la lettre n'est
pas aussi formel, il se demande s'il n'a pas d'abord poussé au fond du trou
le plus décomposé, sur quoi Pierre, de peur à ce jeu de probabilité de perdre
le corps de son frère, conclut que le problème ne se pose plus : il emporte
le tout. Ils reviendront plus tard avec des
caisses de madeleines
que l'autre, employé à la fabrique, détourne pour ses lapins. Des cercueils sont
impensables : il faut une autorisation à chaque département traversé, et, si
le cas d'Emile est déjà compliqué, comment expliquer son jumeau de fosse ?
Ils y rangent les os au mieux pour qu'ils ne bringuebalent pas trop, les
isolent avec de la paille comme pour une vaisselle fragile, chargent les
boîtes dans la voiture, les dissimulent sous une couverture, puis, mission
accomplie, Pierre annonce qu'il rentre sans tarder. Dès lors il roulera d'une
traite, conduisant à vive allure sur les routes enneigées, manquant cent fois
d'aller au fossé, contournant les grandes villes par les voies secondaires,
profitant du vide créé par les intempéries, de sa solitude au milieu de ce
monde blanc, pour masquer son forfait, ne s'arrêtant que pour se ravitailler
et dormir une heure ou deux sur le bas-côté, et noter en style télégraphique,
le carnet en équilibre sur le bord de son volant, le récit de l'exhumation.
Et sur le reste nous n'en saurons pas davantage. Celle qui l'a fait courir si
vite aura l'exclusivité de ce final haletant. A la mort de Mathilde, quand on ouvrit
le caveau, le fossoyeur fut surpris de découvrir ces petits ossuaires
tapissés de réclames de madeleines.
Mais c'était Yvon dans sa phase terminale : ce fut un jeu d'enfant de le
convaincre qu'en ce temps-là la guerre causait tant de ravages parmi les
combattants qu'on manquait de planches pour les ensevelir. IV A la Toussaint de l'an 40, grand-père
accompagnait au cimetière sa fille Marthe, dont le premier-né repose sous un
parterre de gravier blanc, minuscule vaisseau-fantôme emporté sans repérages
dans les brumes de l'au-delà, planté d'une croix d'albâtre portant à
l'intersection de ses branches une tête d'angelot sur deux ailes de moineau.
Et sous le ciel gris de novembre, tandis qu'ils remontent en se donnant le
bras l'allée latérale bordée de tombes lilliputiennes, grand-père demande à
sa fille quelle disparition pleure cet homme là-bas aux faux airs de Léon
Blum, accablé, devant une tombe de granit gris, soutenu par un grand jeune homme
à lunettes qui tente de l'arracher à ce pouvoir d'aimantation de la pierre
couchée. Et Marthe, familière de Random, évoque la grande Aline morte au
cours de l'été qui tenait le magasin de faïences à côté de l'église, la
douceur de sa voix et le drame de ses enfants mort-nés, sa taille imposante
et la mâchoire d'or, et cet homme effondré est son mari, et le jeune homme
charmant qui dépasse tout le monde, leur fils Joseph, ce dernier-né qu'ils
n'espéraient plus, et la petite dame aux cheveux blancs qui les rejoint à pas
pressés, la tête dans les épaules, sourcils froncés, est la plus formidable
institutrice de Loire-Inférieure. Un an plus tard, à cette même Toussaint,
le jeune homme est seul devant la tombe de granit. Le sosie de Blum n'aura
pas traîné, pense grand-père, que cette hâte à rejoindre l'épousée stupéfie. Il
cherchera bien plus tard à en percer le secret, accumulant dans une boîte à
chaussures les pièces à conviction : lettres, photos, cartes du front et ce
manuscrit du voyage à Commercy,
cette longue confidence de l'époux à celle qu'il n'avait jamais quittée que
pour le temps de la guerre, comme si le véritable objectif de ce périple
n'avait été que de s'éloigner assez d'elle pour reprendre la tendre
correspondance des années terribles, lui avouer ce que seul l'écrit sans
confusion peut avouer, retrouver cette émotion fraîche de l'absence,
accumuler de la distance pour s'élancer de plus loin et plus fort vers elle.
Enfermé dans son grenier, exhumant les traces fossiles de cet attachement, grand-père
retournera longtemps entre ses mains la photo de Pierre au front, en bandes
molletières et costume bleu horizon, engoncé dans une vareuse raide de
crasse, le fusil crosse à terre tenu par le canon, les verres de ses lunettes
presque opaques, le casque incliné d'une pichenette qui lui donne un air un
peu faraud, à moins que ce travers ne résulte de la bourrade d'un camarade.
Derrière lui, suspendues à une cheville fichée dans le flanc de la tranchée,
une gourde et une musette à grenades, et, dans une absidiole aménagée, une
petite sainte Vierge où il faut sans doute voir la patte de sa sœur Marie. Le
temps de se mettre en place, il a posé sa pipe sur un banc improvisé. Du
fourneau monte un mince filet de fumée qui ne donnera pas, ce signe indien, grande
indication à la tranchée adverse. D'ailleurs, en face, ils fument aussi,
écrivent à leur famille, et maudissent l'état-major qui, par un ordre brutal,
les replongera incessamment dans la souffrance et la boue. La levée de terre
est à peine plus haute que lui. S'il ne sort pas le nez, il n'a rien à
craindre d'un tireur d'élite. Il mesurait un mètre soixante-dix et, note son
livret militaire consigné lui aussi dans la boîte à chaussures, avait les
yeux roux. Roux ? Grand-père se dit qu'à travers de tels iris toutes les
épouses ont sans doute ce beau haie cuivré qu'il cherchait lui-même sur le
corps nu des femmes du Levant. Pierre sourit du fond de l'horreur,
c'est la meilleure nouvelle qu'il donne. La destinataire de ce bonheur se lit
au dos : « à celle que j'aime tant ». Et grand-père tourne et retourne la
photo entre ses mains, comme si par cette manipulation rapide il allait
saisir le pont mystérieux qui relie l'envers et l'endroit, le lieu tragique
et la formule tendre, comme si dans l'épaisseur de la tranche gisait ce
composé d'amour et de mort qu'attesté la proximité des dates sur la dalle de
granit. Pour l'heure, il voit le grand jeune
homme en manteau de deuil penché au-dessus des siens, épousant la courbe des
cyprès qui s'inclinent doucement sous les souffles frais de novembre. On
dirait qu'il hésite à se coucher à son tour, à reprendre entre eux la place
chaude de l'enfant prodige qu'il fut, comme s'il se préparait déjà à répondre
présent au prochain appel. Sa haute silhouette se fige entre les croix,
incertaine. Les forces qui l'ont porté jusque-là paraissent l'avoir déserté.
Pas encore vingt ans, orphelin, sans ressources, et la guerre tout autour,
qui oserait choisir pour lui ? La foute se retire peu à peu du cimetière, et
il reste seul dans le grand silence intérieur face à l'appel emmuré des
siens, insensible aux tapes amicales qui empoignent maladroitement son
épaule, aux mots d'encouragement qui se résument pour la plupart, devant la
vanité des paroles, à la formulation de son prénom. La petite tante arrivée
derrière lui le tire par le manteau, insiste, et, après quelques rappels,
emporte sa décision. Il veut bien essayer encore. Il remonte l'allée centrale
en compagnie de cette petite force têtue — oh, arrêtez tout. |
[1] Le morceau d'anthologie sur la pluie en Loire-Inférieure n'est pas gratuit. Il renvoie subtilement aux scènes clés du roman, comme un paysage anamorphotique en contenant d'autres en filigrane : les « crachins interminables » par exemple, « ce crachin, serré des mois noirs, novembre et décembre, qui imprègne le paysage entier et lamine au fond des cœurs le dernier carré d'espérance, cette impression que le monde s'achève doucement, s'enlise [...] vaste entreprise de dilution », se retrouvent dans la scène des gaz de combat où « la pluie interminable [...] lave et relave la tache originelle, transforme la terre en cloaque [...] comme si le monde n'était qu'une éponge, un marécage infernal pour les âmes en souffrance ».
[2] Jean, celui qui narre la résurrection de Jésus, est l’image discrète du narrateur Jean Rouaud. Le personnage de Marie-Madeleine accole le personnage de la tante et l’image proustienne.
[3] C’est le seul endroit du livre où le narrateur dit « je ».