(1532-1573) |
J'aime
le vert laurier, dont l'hyver ny la glace N'effacent
la verdeur en tout victorieuse, Montrant
l'eternité à jamais bien heureuse Que
le temps, ny la mort ne change ny efface. J'aime
du houx aussi la toujours verte face, Les
poignans aiguillons de sa feuille
espineuse : J'aime
le lierre aussi, et sa branche amoureuse Qui
le chêne ou le mur étroitement embrasse. J'aime
bien tous ces trois, qui toujours verts ressemblent Aux
pensers immortelles, qui dedans moy s'assemblent, De
toy que nuit et jour idolatre, j'adore : Mais
ma playe, et poincture , et le Noeud qui me serre, Est
plus verte, et poignante, et plus étroit encore Que
n'est le vert laurier, ny le houx, ny le lierre. Jodelle, Les Amours († 1574) |
__________________ Jodelle, Étienne (1532-1573), poète et dramaturge français, membre de la Pléiade, fut considéré par Ronsard comme le créateur du théâtre humaniste. Après des études au collège de Boncourt, il commença très tôt à écrire, et, à vingt ans, fit représenter devant le roi Henri II, puis devant le collège de Boncourt et ses collègues de la Pléiade, les deux pièces qui firent toute sa renommée : Cléopâtre captive et Eugène (1553). Sa tragédie Cléopâtre connut un véritable triomphe et lança le mouvement de redécouverte de la tragédie antique, respectant la règle des trois unités. Jodelle fut d'ailleurs le premier à utiliser l'alexandrin dans la tragédie. L'imitation des Anciens fut, comme pour ses compagnons de la Pléiade, un des moyens de ce renouveau, bien que Jodelle ne manquât pas de préciser qu'il convenait de dépasser la simple imitation pour répondre à des préoccupations plus contemporaines. 1. La nature et l’amour : - La composition du texte repose sur l’opposition traditionnelle entre les quatrains (réservés ici à la nature) et les tercets (réservés à l’amour) : le verbe ressemblent crée le lien de comparaison entre la nature et l’amour. Ainsi le laurier connote l’idée de gloire (la verdeur en tout victorieuse) et d’immortalité (Montrant l'éternité à jamais bien heureuse), le houx le « piquant » de l’amour et la douleur qu’il procure (Les poignans aiguillons de sa feuille espineuse), et le lierre le désir (branche amoureuse) qui peut devenir étouffant (étroitement embrasse). Mais à cette composition s’en ajoute une autre qui oppose la douceur de l’amour (deux quatrains + premier tercet) et celle de la souffrance amoureuse (dernier tercet qui reprend point par point les éléments du reste du poème) : ainsi ce qui sert à dire la passion sert également à dire de manière hyperbolique la souffrance (plus verte, et poignante, et plus étroit encore). - Les trois végétaux se caractérisent par leur verdure (cf. les nombreuses occurrences de l’adjectif vert) qui sert à dire de manière hyperbolique l’amour de Jodelle (qui toujours verts ressemblent / Aux pensers immortelles, qui dedans moy s'assemblent) : on reconnaît là le thème traditionnel de l’amour opposé à la mort (Que le temps, ny la mort ne change ny efface). - Mais le vert est également synonyme de vigueur sexuelle (cf. l’expression « un vieillard toujours vert ») : Jodelle dit par là aussi son désir amoureux (le terme aiguillon désigne communément au XVIe siècle tout ce qui excite ; l’expression « courir l’aiguillette » signifie « avoir des aventures galantes »). 2. Expression de l’amour : - On trouve dans le texte des souvenirs de l’amour courtois médiéval : le symbolisme végétal, au cœur du Roman de la rose (XIIIe siècle), est ici appliqué à la femme aimée pour en dire les divers aspects. Mais il exprime également les sentiments du poète, d’où les personnifications (la toujours verte face / sa branche amoureuse / étroitement embrasse). Le mur du v.8 rappelle aussi le Roman de la rose : il est le symbole de l’obstacle à l’amour (indifférence de la dame). - L’amour est décrit de manière hyperbolique : dans sa durée (l'éternité / pensers immortelles / nuit et jour) et dans son intensité (verdeur en tout victorieuse / dedans moy s'assemblent ). A l’anaphore de J’aime répond j’adore qui, comme idolâtre, connote la religion et fait de l’être aimé une divinité. - La souffrance de l’amour renchérit encore sur ces hyperboles avec le deuxième tercet : alors que les éléments du houx et du lierre sont repris exactement (poignans est repris par poignante, étroitement par étroit), le laurier est en revanche associé à la playe, ce qui invite sans doute à voir dans le laurier, qui occupe tout un quatrain, autre chose qu’une expression de l’amour semblable aux autres. 3. Un sonnet en forme de reproche discret : - Le laurier dans la mythologie grecque a une histoire bien connue : Daphné, une chasseresse refusait de se marier. Le dieu Apollon tomba amoureux de Daphné et, comme elle repoussait ses avances, il la poursuivit à travers bois. Alors qu'Apollon avançait vers elle, elle fut transformée en laurier (daphné, en grec). Désolé de sa métamorphose, Apollon fit du laurier son arbre sacré. - En insistant sur le laurier, Jodelle suggère discrètement la froideur de la dame à son égard, froideur soulignée par la redondance l'hyver ny la glace. - En même temps la situation mythologique est inversée : ce n’est plus un dieu (Apollon) poursuivant une nymphe, mais un mortel (Jodelle) amoureux idolâtre d’une femme comparée à une divinité : la situation, pire que dans la mythologie, souligne à nouveau hyperboliquement la souffrance amoureuse et le désespoir du poète. Pour d’autres poésies de Jodelle voir http://poesie.webnet.fr/auteurs/jodelle.html (avec en particulier le poème En quelle nuit de ma lance d’ivoire qui est assez… direct !) |