(1621-1695) |
Le
Cochon, la Chèvre et le Mouton
Une
Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras, Montés
sur même char s'en allaient à la foire : Leur
divertissement ne les y portait pas ; On
s'en allait les vendre, à ce que dit l'histoire : Le Charton n'avait pas dessein De les mener voir Tabarin, Dom Pourceau criait en chemin Comme
s'il avait eu cent Bouchers à ses trousses. C'était
une clameur à rendre les gens sourds : Les
autres animaux, créatures plus douces, Bonnes
gens, s'étonnaient qu'il criât au secours ; Ils ne voyaient nul mal à craindre. Le
Charton dit au Porc : Qu'as-tu tant à te plaindre ? Tu
nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coi ? Ces
deux personnes-ci plus honnêtes que toi, Devraient
t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire. Regarde
ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ? Il est sage. — Il est un sot, Repartit
le Cochon : s'il savait son affaire, Il
crierait comme moi, du haut de son gosier, Et cette autre personne honnête Crierait tout du haut de sa tête. Ils
pensent qu'on les veut seulement décharger, La
Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine. Je ne sais pas s'ils ont raison ; Mais quant à moi, qui ne suis bon Qu'à manger, ma mort est certaine. Adieu mon toit et ma maison. Dom
Pourceau raisonnait en subtil personnage : Mais
que lui servait-il ? Quand le mal est certain, La
plainte ni la peur ne changent le destin ; Et
le moins prévoyant est toujours le plus sage. La Fontaine, Fables VIII, 12 |
_________________________ Deux fables d’Esope se trouvent à la base de
cette pièce « Le Cochon et les Moutons » qui, à travers la version d’Aphthonios inspira fortement La Fontaine et surtout « Le
Cochon et le Renard ». Ces deux apologues ont été traduits précédemment par Névelet (en 1610). Du
Cochon et du Renard : L'Âne
ayant la charge de la Chèvre, de la Brebis et du Porc se rendait à la ville.
Comme le Renard avait entendu le Porc crier pendant tout le chemin, il lui
demanda pourquoi, tandis que les autres se laissaient mener sans mot dire, il
était le seul à crier. Il répondit : " Oui, mais moi, ce n'est pas sans
raison que je me plains. Je sais en effet que le Maître épargne la Brebis qui
lui donne du lait et de la laine, la Chèvre à cause de ses fromages et de ses
Chevreaux, mais moi j'ignore à quoi d'autre je puis être bon. De toute façon
il me tuera. " Il ne faut pas blâmer ceux qui déplorent leur propre
sort, quand ils pressentent les malheurs qui leur sont réservés. _________________________ 1.
La typologie des animaux : -
L'allégorie est caractéristique de la pensée classique,
habituée à raisonner par analogie : l'homme (le microcosme) est à l'image du
monde (le macrocosme); les animaux sont un élément essentiel de celui-ci, et
les diverses qualités des hommes correspondent aux leurs. Il faut aussi tenir
compte de la caution scientifique apportée à cette analogie par la
physiognomonie, qui établissait systématiquement des correspondances entre le
tempérament et la morphologie des divers animaux, et ceux des divers types
humains. Les traits rapprochant les animaux de l’humanité sont assez
nombreux : ce sont de bonnes gens, des personnes honnêtes.
Le cochon est un subtil personnage, il regrette son toit et sa maison
(la redondance souligne l’éloquence de l’animal) ; il est nommé Dom
Pourceau ce qui a pour effet de l’assimiler à un ecclésiastique. Le début
de la fable représente les animaux comme s’ils allaient tout seuls à la foire
(Montés sur même char s'en allaient à la foire) : le charton
n’apparaît qu’au v.5. La mention du divertissement et de Tabarin
tranche avec la cruelle réalité qui attend les trois animaux. -
On trouve un certain nombre d’éléments traditionnels qui
font que chaque animal a une fonction et une symbolique précise dans la
fable. Ainsi dans les autres fables, la chèvre est toujours un animal stupide
et borné. De même le mouton, qui suit sans rien dire, rappelle les moutons de
Panurge (d’où la notation ironique « Il est sage »).
Le cochon se distingue des autres par son titre de Dom Pourceau (deux
occurrences) qui l’assimile au personnage du moine gros et gras des
fabliaux médiévaux ou de Rabelais. -
Comme dans bien des fables les animaux sont doués de
parole, mais ici ils ont ceci de particulier qu’ils sont également compris de
l’homme . 2.
Un monde cruel : -
L’histoire est présentée comme rapportée par La Fontaine
(à ce que dit l’histoire) qui adopte une certaine distanciation
ironique. S’il condamne l’absence de mesure du cochon, il ne semble guère
être du côté du charton dont il souligne la cruauté et l’insensibilité :
par rapport au modèle ésopique le renard est en effet remplacé par le charton
qui hérite en quelque sorte de la ruse de l’animal, puisqu’il use d’une
ironie cruelle en disant au cochon qu’il s’apprête à faire saigner :
« [ils] Devraient t'apprendre à vivre, ou
du moins à te taire ». -
Les Fables nous donnent finalement l'image d'un
monde cruel, où tous les êtres s'entredévorent : le verbe manger
(souligné par l’enjambement) est d'ailleurs l'un des plus fréquents dans les Fables,
où la prédation animale, la convoitise alimentaire, figurent d'autres
rapacités chez les humains. 3.
Une morale épicurienne : -
La morale de la fable est l’inverse
de celle d’Esope, sa modération se rattache à l'épicurisme : le
développement sur la résignation vient tout droit de l'épicurien Lucrèce. Le
cochon, qui n’apparaît qu’ici dans les fables, est visiblement une allusion
au pourceau d’Epicure, tel que l’évoque Horace (Epîtres I, IV, V, 15 « Tu me verras gras,
la peau soignée et bien brillante, et tu pourras te moquer de moi, vrai
pourceau du troupeau d’ Epicure »). Il est la
caricature de l’épicurisme réduit à l’hédonisme et aux plaisirs
matériels : c’est sous le terme de pourceau d’Epicure que Molière
décrit Don Juan. -
Le cochon manque de mesure : le vacarme que fait le
cochon est décrit de manière hyperbolique (Comme s'il avait eu cent
Bouchers à ses trousses / C'était une clameur à rendre les gens sourds / Tu
nous étourdis tous). Son discours est répétitif et insistant (crierait,
du haut de son gosier, Crierait tout du haut de sa tête). -
A cet épicurisme mal compris, La Fontaine oppose la
vraie attitude vraiment philosophique, tirée de Gassendi, (1592-1655). Philosophe et savant francais, Gassendi s'est d'abord fait connaître par ses
attaques contre les théories d'Aristote ; il prit aussi part à une
controverse avec le philosophe français René Descartes sur la nature de la
matière. En 1647, son De vita et moribus Epicuri (« sur la
vie et le caractère d'Épicure ») fut publié, suivi deux ans plus tard de deux
nouveaux ouvrages sur Épicure. On lui doit d'avoir réhabilité l'épicurisme
dont il expose avant tout la morale du désir mesuré et de l'équilibre
intérieur.
Ainsi à l'égard de la mort, La Fontaine n'est pas bien loin de la sagesse de
Montaigne ; s'il convient de faire preuve de prudence pour l'éviter, il
faut aussi que cette crainte de la mort soit sans excès, afin que l’âme
connaisse l’ataraxie.
D’où le paradoxe du vers final : le moins prévoyant est toujours le
plus sage. |