(1621-1695) Etudes physiognomoniques de Le Brun (1619-1690) |
Les
Animaux malades de la peste Un mal qui répand la terreur, Mal que le Ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre, La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son
nom) 5.
Capable
d'enrichir en un jour l'Achéron, Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient
frappés : On n'en voyait point d'occupés A chercher le soutien d'une mourante vie ; 10.
Nul
mets n'excitait leur envie ; Ni Loups ni Renards n'épiaient La douce et l'innocente proie. Les Tourterelles se fuyaient : Plus d'amour, partant plus de joie. 15. Le Lion tint conseil,
et dit : Mes chers amis, Je crois que le Ciel a permis Pour nos péchés cette infortune ; Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux, 20. Peut-être il
obtiendra la guérison commune. L'histoire nous apprend qu'en de tels
accidents[1] On fait de pareils dévouements[2]
: Ne nous flattons donc point ; voyons sans
indulgence L'état de notre conscience. 25. Pour moi,
satisfaisant mes appétits gloutons J'ai dévoré force moutons. Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense : Même il m'est arrivé quelquefois de manger Le Berger. 30. Je me dévouerai donc,
s'il le faut ; mais je pense Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que
moi : Car on doit souhaiter selon toute justice Que le plus coupable périsse. Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi
; 35. Vos scrupules font
voir trop de délicatesse ; Et bien, manger moutons, canaille, sotte
espèce, Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes
Seigneur En les croquant beaucoup d'honneur. Et quant au Berger l'on peut dire 40.
Qu'il
était digne de tous maux, Etant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique[3]
empire[4]. Ainsi dit le Renard, et flatteurs
d'applaudir. On n'osa trop approfondir 45. Du Tigre, ni de
l'Ours, ni des autres puissances, Les moins pardonnables offenses. Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples
mâtins[5], Au dire de chacun, étaient de petits saints. L'Ane vint à son tour et dit : J'ai
souvenance 50.
Qu'en
un pré de Moines passant, La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je
pense Quelque diable aussi me poussant, Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut
parler net. 55. A ces mots on cria haro sur le baudet. Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur
mal. Sa peccadille fut jugée un
cas pendable. 60. Manger l'herbe
d'autrui ! quel crime abominable ! Rien que la mort n'était capable D'expier son forfait : on le lui fit bien
voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou
noir. |
La Fontaine Les animaux malades de la peste (Les Fables : 1668-1694) 1.
Un apologue : -
Une
composition habile : -
Une
introduction dramatique : l’anaphore de Mal dramatise la
situation ; le mot même de peste fait peur (La Peste
(puisqu'il faut l'appeler par son nom)), son apparition est retardée
jusqu’au v.4. La personnification (Faisait aux animaux la guerre)
souligne son aspect inquiétant (en 1665 l’épidémie de
peste à Londres a fait 70.000 morts). Cette introduction rappelle par
intertextualité la description de la peste à Athènes
par l’historien grec Thucydide, mais surtout le
début de l’Iliade (le peste est une punition divine et le Lion,
tout comme Achille, convoque une assemblée pour trouver la cause du céleste
courroux). -
Comme
chez Homère les discours vont se succéder, mais la différence est
grande : ici il s’agit de trouver un bouc émissaire. Le roi invite à un
examen de conscience collectif (voyons sans indulgence / L'état de notre conscience),
mais la succession des discours directs (Lion, Renard, Âne) épouse la
hiérarchie sociale, en même temps qu’elle va du plus coupable vers le moins
coupable, de sorte à souligner que la justice est à l’opposé de l’usage de la
force. A chaque séquence de discours direct répond la rumeur indistincte de
la foule qui se met du côté du plus fort, d’abord v.47-48 : (Tous les
gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,/ Au dire de chacun, étaient de
petits saints.), puis v.60-62 au discours indirect
libre (Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable ! / Rien que la
mort n'était capable / D'expier son forfait). -
Le
thème de la mort est fondamental : à une mort juste envoyée par le ciel
(Mal que le Ciel en sa fureur/ Inventa pour punir les crimes de la terre)
répond à la fin une mort injuste. De même, alors que la peste met en suspens
le fonctionnement normal de la société et des rapports entre individus (Ni
Loups ni Renards n'épiaient / La douce et l'innocente proie), la fin va
rétablir l’ordre « normal » puisque l’âne innocent va devenir la
proie de tous, suite aux discours du Renard et du Loup. 2.
Les divers
types d’argumentation : -
La
Fontaine souligne le caractère artificieux de la délibération : -
Le Lion s’appuie
sur des arguments de
valeur partagés par tous, en particulier par l’auteur lui-même (cf. v.
1-3 et v. 16-17) ; il s’appuie sur des arguments d’expérience (l'histoire nous
apprend) ; il est sans arrogance (je crois… peut-être…). Mais le Lion a un discours
démagogique : l’emploi récurrent de la première personne du pluriel
montre qu’il s’associe aux autres animaux . Et sous son apparente
affabilité (Mes chers amis) le Lion se montre bien décidé à trouver un autre coupable
que lui-même (il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi). -
Le Renard d’emblée
truque la règle du jeu : habilement, il n’avoue rien de ses péchés, mais se pose comme l’avocat
du Lion (vous êtes trop bon Roi / Vos scrupules font voir trop de délicatesse). Après ce trucage de la délibération, le reste des
animaux est expédié en cinq vers. Ses arguments sont ad hominem, comme
ceux du Loup (manger moutons, canaille, sotte espèce). -
L’Âne
est le seul à respecter la règle de la confession publique, comme le montre
le recours au champ lexical de la religion (un pré de Moines / Quelque
diable aussi me poussant) ; les précisions qu’il donne (La faim,
l'occasion, l'herbe tendre) contrastent avec le vague des discours
précédents, de même que la gravité de sa faute (Je tondis de ce pré la
largeur de ma langue) comparée à celles des autres (Les moins
pardonnables offenses). -
Le
Loup, dont le mot harangue souligne l’éloquence, recourt à des arguments ad hominem (ce
maudit animal / Ce pelé, ce galeux). Le rapprochement des sonorités entre
peccadille et cas pendable souligne la disproportion entre la
faute et la peine infligée. La fin affreuse de l’âne est discrètement
suggérée (on le lui fit bien voir) : le on impersonnel (on
cria haro / Sa peccadille fut jugée) renvoie à la foule anonyme. 3.
La satire de la société : -
Mais
La Fontaine n’est pas qu’un aimable moralisateur à la manière d’Esope ou de Phèdre :
sa poésie, derrière des dehors légers, est engagée, et cet engagement est
courageux sous le règne de Louis XIV. -
Le
symbolisme des animaux, emprunté à Esope, est adapté à la société de son
temps, car la pensée classique est habituée à raisonner par analogie :
l'homme (le microcosme) est à l'image du monde (le macrocosme), et les
qualités des hommes correspondent à celles des animaux (cf. par exemple La
Rochefoucauld « Du rapport des hommes avec les animaux », Réflexions
diverses XI). Il faut aussi tenir compte de la caution scientifique
apportée à cette analogie par la physiognomonie, qui
établissait systématiquement des correspondances entre le tempérament et la
morphologie des divers animaux, et ceux des divers types humains (voir les
travaux du peintre Le
Brun sur ce sujet) : -
Le
Lion représente Louis
XIV comme le montrent clairement les allusions précises au monarque
absolu. Il est fait allusion à son monstrueux appétit (satisfaisant mes
appétits gloutons). Le berger fait sans doute référence à Fouquet, Surintendant
des Finances et protecteur de La Fontaine qui lui est resté toujours fidèle
malgré sa disgrâce : il avait redressé les finances de la France après la Fronde,
en 1648, et il en a profité pour beaucoup s'enrichir. Le roi voyait en lui
une menace pour la monarchie. Un jour Fouquet invita le roi et la cour à son
nouveau château
de Vaux. La fête était somptueuse, trop somptueuse. Louis XIV fait
arrêter Fouquet : il est condamné à la prison à vie et ses biens
confisqués au profit du roi. Or on disait de Fouquet qu’il « tondait la
laine sur le dos des moutons (= les contribuables) » : le rejet
expressif du v.29, comme une sorte de clin d’œil appuyé, souligne la
hardiesse de La Fontaine… -
Le
Renard est un des courtisans dont Louis XIV aimait s’entourer, et son
discours reprend la rhétorique des casuistes (religieux qui
étaient réputés pour trouver des excuses aux péchés qui leur étaient
confessés). -
Le
Loup est une sorte de prédicateur : le mot clerc l’identifie clairement
au clergé, qui se fait volontiers le complice des puissants. Le terme dévouer
renvoie aux procès pour sorcellerie, il suggère que le Diable est en l’âne. Ainsi
La Fontaine dénonce-t-il courageusement les injustices de son temps, en
suggérant qu’au pouvoir céleste de Dieu s’est substitué le pouvoir royal, un absolutisme
de droit divin qui trouve sa force dans la soumission de la société à un seul
homme. |