Les deux coqs

   (Ésope)

 

Deux Coqs vivaient en paix ; une Poule survint,

Et voilà la guerre allumée.

Amour, tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint

Cette querelle envenimée,

Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.

Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint.

Le bruit s'en répandit par tout le voisinage.

La gent qui porte crête au spectacle accourut.

Plus d'une Hélène au beau plumage

Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.

Il alla se cacher au fond de sa retraite,

Pleura sa gloire et ses amours,

Ses amours qu'un rival tout fier de sa défaite

Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours

Cet objet rallumer sa haine et son courage.

Il aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,

Et s'exerçant contre les vents

S'armait d'une jalouse rage.

Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits

S'alla percher, et chanter sa victoire.

Un Vautour entendit sa voix :

Adieu les amours et la gloire.

Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.

Enfin, par un fatal retour,

Son rival autour de la Poule

S'en revint faire le coquet :

Je laisse à penser quel caquet,

Car il eut des femmes en foule ;

La Fortune se plaît à faire de ces coups.

Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.

Défions-nous du sort, et prenons garde à nous,

Après le gain d'une bataille.

 

Fables VII, 13

 

 

Ésope (VIe siècle av. J.-C.), fabuliste grec qui, selon la légende, aurait été un esclave phrygien affranchi

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Ésope - Les deux Coqs et l’Aigle


Deux Coqs se battaient pour des poules ; l’un mit l’autre en fuite. Alors le vaincu se retira dans un fourré où il se cacha, et le vainqueur s’élevant en l’air se percha sur un mur élevé et se mit à chanter à plein gosier. Aussitôt un aigle fondant sur lui l’enleva ; et le coq caché dans l’ombre couvrit les poules sans crainte.

 

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Les deux coqs de La Fontaine

 

1. Un apologue héroï-comique :

-         « Je chante des héros dont Ésope est le père » écrivait La Fontaine dans le premier recueil de ses Fables, parodiant le début de l’Énéide de Virgile. Le genre héroï-comique donne à des personnages de basse condition (bourgeois, petit peuple) des idées et un style noble : le comique découle du contraste entre le style noble de l'épopée et le caractère familier ou commun du sujet. Dès les premiers vers du texte, La Fontaine fait référence à l'Iliade en comparant le conflit des deux Coqs à la guerre de Troie ; les volatiles de la fable se livrent un combat sans merci pour une Poule, comme jadis le roi grec Ménélas et le Troyen Pâris s'affrontèrent pour la belle Hélène. Cette transposition de la mythologie grecque est évidemment parodique. La fable de La Fontaine (genre poétique mineur) ne s'apparente à l'épopée (genre poétique majeur destiné à célébrer les exploits des héros et des dieux) que pour transformer l'épopée antique en une vulgaire querelle de poulailler.

-         La Fontaine recourt ironiquement au style élevé de la poésie épique pour ridiculiser les personnages qu'il met en scène. Le champ lexical de la lutte (guerre, querelle envenimée, combats, victoires), les allusions à la mythologie (v. 1 à 10) ou l'apostrophe au dieu Amour (Amour, tu perdis Troie) confèrent au combat de deux Coqs une grandeur insolite et cocasse. Le fabuliste pousse l' ironie jusqu'au pastiche (imitation de la manière d'écrire d'un auteur). En qualifiant la Poule de la fable d'Hélène au beau plumage il imite l'épithète homérique, expression désignant un être par sa principale qualité (le divin Ulysse, Achille aux pieds légers, Hélène aux bras blancs) ; il en est de même avec la périphrase la gent qui porte crête.

 

2. Un décalage recherché :

-         Selon La Fontaine, la gaieté n'est pas simplement « ce qui excite le rire ». Elle est davantage « l’air agréable » que l’on donne à un sujet sérieux lorsque l’on souhaite inviter le lecteur à la réflexion. La Fontaine pratique ainsi une sorte d’esthétique de la gaieté : nulle gravité dans l'évocation du combat fratricide des deux Coqs ou dans l'intervention fatidique du Vautour (v. 23), mais une légèreté, une espièglerie, un goût certain de l’incongruité et de la moquerie joyeuse. Ainsi le jeu de mots sur faire le coquet (ce terme, issu du substantif « coq ») déprécie la virilité du séducteur en suggérant qu'il n'est qu'un petit coq ; son rapprochement à la rime avec caquet, terme péjoratif, confirme cette dépréciation.

-         Les différences avec le modèle d’Ésope précisent le propos de La Fontaine:

-         Ésope parle de plusieurs poules : La Fontaine ne mentionne qu’une poule pour rapprocher davantage la fable d’Ésope de l’Iliade. De même l’aigle d’Ésope (animal noble, cher à Jupiter) devient un vautour, un animal charognard.

-         La Fontaine ajoute la mention de la Fortune, se rapprochant par là d’une tradition littéraire qui dénonce les caprices de la Fortune, la déesse du hasard (cf. l’Hymne à la Fortune de Ronsard, lui-même imité des Odes d’Horace). La morale, absente du texte d’Ésope, précise donc le propos de cette fable dont il faut comprendre la valeur symbolique.

 

3. La valeur symbolique de la fable :

-         L'histoire narrée dans cette fable montre que la discorde règne sur le monde. L'état de paix évoqué dans le premier hémistiche du vers 1(Deux Coqs vivaient en paix) est aussi fragile qu'éphémère, puisque la seule apparition d'une Poule suffit à allumer la guerre (v. 2). La soudaineté avec laquelle la bonne entente des deux Coqs est rompue, souligne combien la vie en société, que symbolise la basse-cour, est sujette aux conflits et aux rapports de force. L'évocation d'une simple querelle de volatiles est, pour La Fontaine, l'occasion de dénoncer la jalouse rage (v.18) des hommes.

-         La moralité de la fable (v. 29 à 32) laisse entendre que les puissants de ce monde, représentés par le Coq victorieux, ne sont à l'abri d'aucun renversement de situation. La Fortune, puissance qui préside à la destinée des hommes sans logique apparente, peut briser à tout moment les situations les mieux établies. Les multiples péripéties que comporte cette fable en témoignent : la soudaineté de ces revirements est d'emblée suggérée par la présence d'un verbe au passé simple (une Poule survint v. 1) et l'emploi du présentatif Et voilà (v. 2). Le coup de théâtre sur lequel se clôt le récit (le Coq victorieux périt sous l'ongle du Vautour, v. 23) bouleverse la hiérarchie établie par le combat des Coqs en faisant, contre toute attente, du vaincu un second vainqueur.

-         L’anthropomorphisme de la fin de la narration (Car il eut des femmes en foule) montre clairement que la fable est une critique des travers humains, en particulier des puissants. Il est même assez probable qu’ici La Fontaine fait allusion aux nombreuses maîtresses de Louis XIV (on sait que La Fontaine attaque courageusement le monarque à plusieurs reprises dans les Fables).

 

Conclusion :

Ainsi, derrière la légèreté de la fable La Fontaine délivre-t-il un avertissement aux puissants de ce monde, et en particulier à Louis XIV : la basse-cour est à l’évidence aussi une image de la cour de Versailles. L’on connaît l’influence qu’ont pu avoir les maîtresses de Louis XIV, et l’on sait toutes les guerres que dut faire la France sous le règne du monarque. Par cette fable, La Fontaine fait d’une pierre deux coups…