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Laclos, Les Liaisons
dangereuses, lettre 48
Situation
du passage :
La vertueuse Mme de Tourvel
a demandé au libertin Valmont de cesser de la harceler et de partir pour
Paris ; là il retrouve une ancienne maîtresse, Emilie, avec qui il
passe la nuit. Au matin il se sert du corps d’Emilie comme pupitre pour
écrire cette lettre à Mme de
Tourvel.
1.
Une lettre passionnée :
–
Le
genre littéraire de la lettre se caractérise par divers indices : précision
de la date et du lieu ; emploi de la deuxième personne du pluriel pour
désigner le destinataire (avec le voussoiement respectueux des « honnêtes
gens ») ; un « je » qui s'adresse à un « vous »
en employant le présent d'énonciation. Il s’agit d’une lettre fictive, mais
Laclos lui donne un caractère de lettre authentique en feignant de vouloir
dissimuler le lieu de rédaction de la lettre (Ecrite de P ...) ainsi
que le date exacte (ce 30 août l7**), comme pour garantir l’anonymat
de personnes ayant réellement existé.
–
L’expression
de la passion emprunte à la tradition précieuse, et Valmont emploie dans
cette lettre un grand nombre de figures de style qui, comme le lui fait
remarquer Mme de Merteuil dans une autre lettre, trahissent
justement, par leur calcul, l’absence de passion :
–
hyperboles :
l'agitation d'une ardeur dévorante… l'entier anéantissement de toutes
les facultés de mon âme… la puissance irrésistible de l'Amour… malgré les
tourments… m'accablez-vous… m'abandonner entièrement à l'Amour… le délire…
le désespoir… une émotion si douce et cependant si vive… mes transports…
des transports… une ivresse qui s'augmente à chaque instant ;
–
anaphores :
C'est après une nuit orageuse….c'est après avoir été… / Jamais
je n'eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis
/ Je reviens à vous, Madame, et sans doute j'y reviens ;
–
polysyndète :
ou dans l'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans
l'entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme ;
–
images :
une nuit orageuse… la table même sur laquelle je vous écris, consacrée
pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'Amour…
le sommeil de l'âme (qui s’oppose à la nuit blanche que vient de passer
Valmont) ;
–
litote :
vous n'y seriez pas entièrement insensible (= vous y seriez très
sensible) ;
–
exclamations
et question oratoires : Quoi! ne puis-je donc espérer que vous partagerez
quelque jour le trouble que j'éprouve en ce moment?… combien elle va s'embellir
à mes yeux ! j'aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours !…
A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain
les moyens de vous convaincre?
–
la
répétition volontaire de certains termes martèle le message de Valmont :
l’abandon (2 fois abandonner), l’espoir (espérer et désespoir),
l’Amour (4 fois), la volonté de partager (2 fois partager),
le bonheur (2 fois), le plaisir (2 fois), les sentiments
(2 fois).
2.
La double énonciation :
-
Mais
cette lettre se caractérise surtout par les nombreux passages à double sens,
car le vocabulaire de la passion peut à chaque fois se comprendre sur deux
plans : d’une part le plan purement sentimental, éthéré, platonique (qui
correspond à ce que va comprendre la destinataire), d’autre part le plan
physique et sexuel (qui correspond à ce que pense le locuteur).
-
En
particulier Valmont prend plaisir à évoquer auprès de la prude Présidente
de Tourvel le désir et le plaisir physique (Jamais je n'eus tant de plaisir
en vous écrivant… il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse
qui s'augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi… après
tant d'efforts réitérés), et d’autant plus volontiers qu’il suggère
qu’elle n’est guère habituée à ce genre de choses (si vous le connaissiez
bien).
-
Ce
double sens correspond en même temps, comme au théâtre, à une double énonciation.
Le plaisir de Valmont redouble de se savoir regardé, c’est un plaisir exhibitionniste.
Valmont pervertit totalement le discours épistolaire car la lettre n’est
pas destinée à une seule personne, mais à trois, voire quatre : Mme
de Tourvel (qui ne peut pas comprendre le sens de la lettre), Emilie
(qui assiste en première place à la rédaction de la lettre), Mme de Merteuil (à qui il adresse une copie afin d’« en rire
ensemble ») ; la quatrième personne n’est autre que le lecteur
qui se retrouve à la place de Mme
de Merteuil, en situation de voyeurisme.
3.
La duplicité perverse du libertin :
-
Cette
lettre exprime donc la perversité de Valmont : hypocrite, comédien, il organise
toute une mise en scène pour faire de la lettre un modèle épistolaire d’amour
platonique et respectueux, alors qu’il le contredit par la situation d’énonciation
elle-même. Cette perversité correspond à la volonté libertine de corruption
des choses, et en particulier de ce qui touche à la religion, car Mme de Tourvel est très pieuse : les facultés
de mon âme… consacrée pour la première fois… l'autel sacré de l'Amour… le
serment de vous aimer toujours. L’insulte qu’il adresse à Mme
de Tourvel est donc double : il se moque d’elle en l’excluant en réalité
de la situation qu’il vit, et en bafouant le modèle de pureté (amoureux
et religieux) qu’elle incarne.
-
La
perversité, comme la perversion, suppose un détournement de ce qui est naturel.
La situation d’énonciation est donc en elle-même perverse, puisque Valmont
« pervertit » le corps d’Emilie en en faisant un écritoire. La
créature faite à l’image de Dieu est rabaissée au rang d’objet : plus
que la possession sexuelle, le libertinage se caractérise surtout par ce
défi à Dieu (qu’on songe à Dom Juan défiant Dieu ; ou bien au Marquis de Sade[1]
se livrant, aussi bien par écrit qu’en action, à toutes sortes de tortures
sexuelles d’une extrême violence). Ainsi, chacune des trois femmes n’est
qu’un outil de cette mise en scène narcissique du séducteur, chacune est
avilie d’une manière ou d’une autre : Mme
de Tourvel bien sûr ; Emilie (qui, pour le coup, n’est vraiment
qu’un outil) ; Mme de
Merteuil qui assiste de manière épistolaire aux infidélités de son ancien
amant.
[1] On peut trouver sur Internet en accès libre les textes du Marquis de Sade, mais, malgré leurs qualités stylistiques, j’en déconseille la lecture, compte tenu du contenu vraiment extrême…
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LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL (TIMBREE DE PARIS.) C'est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n'ai pas fermé l'œil ; c'est après avoir été sans cesse ou dans l'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans l'entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai besoin, et dont pourtant je n'espère pas jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître plus que jamais la puissance irrésistible de l'Amour; j'ai peine à conserver assez d'empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre sans être obligé de l'interrompre. Quoi! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j'éprouve en ce moment? J'ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n'y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l'âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur; les passions actives peuvent seules y conduire; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment, je suis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de vos rigueurs désolantes, elles ne m'empêchent point de m'abandonner entièrement à l'Amour et d'oublier, dans le délire qu'il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C'est ainsi que je veux me venger de l'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaisir en vous écrivant; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports: l'air que je respire est plein de volupté; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'Amour; combien elle va s'embellir à mes yeux! j'aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en supplie, au désordre de mes sens. Je devrais peut-être m'abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas: il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s'augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi. Je reviens à vous, Madame, et sans doute j'y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous convaincre? après tant d'efforts réitérés, la confiance et la force m'abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l'Amour, c'est pour sentir plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j'en ai besoin pour espérer de l'obtenir. [...] Ecrite de P ..., datée de Paris, ce 30 août l7**. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 48 |