Le boa : 173-178

 

3. 173. Les Pāṇḍava passent quatre années chez Kubera et arrivent ainsi à la onzième année de leur exil. Bhīma exhorte Yudhiṣṭhira à attaquer les Kaurava et à reprendre son royaume. Yudhiṣṭhira fait ses adieux à la montagne. Lomaśa retourne au ciel. Ghaṭotkaca les transporte. En route, ils visitent les lieux saints.

 

Livre III, chapitre 173

1. Janamejaya dit :

« Quand ce maître d'armes, cet éminent parmi les auriges,

est revenu de la demeure du Tueur de Vṛtra,

qu'ont fait d’autre les fils de Pṛthā,

quand ils ont rejoint le héros Dhanaṃjaya ? »

2. Vaiśampāyana dit :

« Dans ces mêmes bois, ces rois des hommes,

ces héros, en compagnie d’Arjuna, semblable à Indra,

et sur cette montagne de toute beauté,

une fois arrivés dans le jardin du Seigneur des trésors, s'ébattaient.

3.         Regardant les demeures incomparables,

les jardins où se pressaient des arbres de toutes sortes,

l'archer, l’Indra parmi les hommes, les arpentait en divers sens,

concentré sur les armes, à jamais Porteur du diadème.

4.         Ces fils de Dieux parmi les hommes, ayant trouvé un séjour

par la grâce du Descendant de Viśravā [1], ces rois

n’enviaient pas les autres créatures, ô roi,

et le temps était paisible pour eux.

5.         Réunis auprès du fils de Pṛthā, il leur sembla

que les quatre ans qu’ils vécurent là n’étaient qu’une seule nuit.

Et avec les six années précédentes, cela faisait dix ans que les Pāṇḍava

vivaient paisiblement dans les bois.

6.         Alors l’impétueux fils du Vent parla,

de même que le Triomphant, en allant s’asseoir auprès du roi,

et les héroïques jumeaux, pareils au Roi des Dieux,

le prenant à part, et lui parlant pour son bien et affectueusement [2].

7.         « Ta promesse véridique, ô roi des Kuru,

nous voulions l’accomplir et te faire plaisir :

nous t'avons suivi dans les bois, renonçant

à massacrer le Bon-Guerrier et sa suite.

8.         Cela fait maintenant onze ans que nous vivons ainsi,

et le Bon-Guerrier a saisi les bonheurs que nous méritons.

Après avoir trompé ce dernier des imbéciles,

nous pourrions vivre dans l’anonymat et paisiblement.

9.         Sur ton ordre, ô roi, sans hésiter,

renonçant à notre honneur, j’ai vécu dans les bois.

Trompés par les années passées à vivre à proximité,

ils ne nous reconnaîtront pas si descendons dans un statut inférieur.

10.      Et après avoir passé une année cachés,

nous déracinerions tranquillement le plus vil des hommes,

et nous cueillerions les fleurs et les fruits de notre querelle

avec le plus vil des humains, ô roi des hommes.

11.      Au Bon-Guerrier, entouré par toute sa suite,

alors, prends la Terre, ô roi du Dharma :

nous qui errons dans cette montagne comme au paradis,

nous pouvons, ô Dieu parmi les hommes, détruire ton chagrin.

12.      Ta renommée au pur parfum, ô Bhārata,

pourrait disparaître dans les mondes mobiles et immobiles :

en regagnant le royaume des taureaux des Kuru,

il est possible d’obtenir de grandes choses et de grands exploits.

13.      Il t’est constamment possible, ô roi des hommes,

d’obtenir ce que tu reçois de Kubera ;

concentre ta pensée sur le massacre de tes ennemis

et sur le châtiment de ceux qui t’ont offensé, ô Bhārata.

14.      Même le Porteur du Foudre en personne, s'il devait te rencontrer,

ne pourrait résister à ta redoutable puissance, ô roi,

car jamais ces deux-là ne te feront souffrir,

même s'ils devaient rencontrer les Dieux, ô roi du Dharma,

15.      car ils se tournent vers ce qui peut te faire réussir,

le Dieu qui a Garuḍa sur sa bannière et le petit-fils de Śini [3] :

de même que Kṛṣṇa n’a pas d’égal pour ce qui est de la force,

de même, ô roi, le héros issu de Śini.

16.      S'ils se tournent vers ce qui peut te faire réussir,

de même que Kṛṣṇa avec les Yādavās,

de même, ô le meilleur rois, nos

deux jumeaux héroïques seront habiles au moment d’agir.

Prééminents en puissance s’il nous faut avoir du zèle pour ton intérêt,

nous ferons de même quand nous rencontrerons nos ennemis ! »

17.      Alors, ayant pris connaissance de ce qu’ils pensaient,

le meilleur des fils de Dharma, au grand cœur,

à la splendeur extrême, en connaisseur du Dharma et du Profit,

contourna rituellement par la gauche le séjour du Descendant de Viśravā.

18.      Ayant dit adieu aux maisons, aux ruisseaux, aux étangs

et à tous les Rākṣasas, le roi du Dharma

considéra le chemin par lequel il était venu,

puis il tourna à nouveau ses yeux vers la montagne.

19.      « Quand mes actes seront accomplis, qu’en compagnie de mes amis

j’aurai vaincu mes ennemis et récupéré mon royaume,

ô Rois des montagnes, me livrant à une très grande ascèse, l’âme ferme,

je viendrai te voir ! », et il prit sa résolution.

20.      Entouré de tous ses jeunes frères et des deux-fois-nés,

le seigneur des Kuru passa par le même chemin,

et il fut emporté en même temps que ses gens

par Ghaṭotkaca, à travers montagnes et cascades.

21.      Comme ils partaient, le grand sage, l’esprit joyeux,

comme un père à ses fils, leur donna des conseils à tous.

Lomaśa, l’esprit joyeux, partit

vers la demeure la plus sainte des habitants du ciel.

22.      Conseillés par lui et par Ārṣṭiṣeṇa,

les fils de Pṛthā, ces hommes éminents cheminaient,

contemplant les charmants lieux d'ablutions,

les forêts d’ascètes, et aussi les grands étangs.

 

 

3. 175. Bhīma se promène dans la forêt. Histoire du boa. Un boa affamé le saisit et il perd ses moyens malgré sa force : c’est le résultat d’un vœu que le serpent a reçu.

 

Livre III, chapitre 175

1. Janamejaya dit :

« Comment se fait-il que Bhīmasena au grand bras, vigoureux comme une myriade d'éléphants,

ait manifesté une peur si violente devant ce boa, ô anachorète ?

2. Lui qui, fier de sa force, a défié au combat le fils de Pulastya, le Donneur de richesses,

après avoir massacré les meilleurs Yakṣas et Rākṣasas au bord d’un étang couvert de lotus ?

3. Tu dis que ce tourment de ses ennemis est tombé dans une peur qui l’a pénétré !

Je souhaite l'entendre, car ma curiosité est extrême. »

4. Vaiśampāyana dit :

« Alors que ces redoutables archers vivaient dans cette forêt avec ses nombreuses merveilles,

ils arrivèrent, ô roi, à l'ermitage du sage de sang royal Vṛṣaparvan.

5. Par hasard Ventre-de-Loup, arc à la main et épée à la ceinture,

vit cette charmante forêt, fréquentée par les Dieux et les Gandharvas.

6. Il vit les magnifiques paysages de la montagne Himālaya,

parcourus par les sages divins et les Accomplis, fréquentés par les troupes des Apsaras.

7. Des bartavelles, des tadornes, des faisans,

des coucous, des drongos les faisaient résonner çà et là.

8. Des arbres portant perpétuellement des fleurs et des fruits, enjolivés par la neige venant les toucher,

étaient là, projetant une ombre généreuse, ravissant l’esprit et les yeux.

9. Tandis qu'il contemplait les torrents aux eaux pareilles à l’aigue-marine,

touchées par la neige, où se mêlaient les oies et les canards,

10. et les forêts de cèdres qui semblaient piéger les nuages,

mêlées de bois de santal jaune et aussi d’euphorbe et de curcumas,

11. il partit chasser dans les plaines du désert,

et le puissant héros allait, transperçant les antilopes de ses flèches pures.

12. Il aperçut alors un serpent gigantesque, à hérisser les cheveux sur la tête,

qui s’était mis dans un passage difficile de la montagne, couvrant le ravin avec son corps,

13. dont les anneaux étaient hauts comme une montagne, et avec ses anneaux couverts de cercles pareils à la lune et au soleil,

son corps était bigarré de replis de peau bigarrés, sa peau était couleur curcuma.

14. Il avait une gueule pareille à une caverne, avec quatre crocs, luisante,

des yeux ardents et tout rouges, et il léchait sans cesse les commissures de ses lèvres.

15. Faisant frémir toutes les créatures, pareil au Temps qui tue et à Yama,

il se tenait là, semblant menacer du sifflement sonore de son haleine.

16. S’approchant soudain de Bhīma, très affamé ce serpent,

un boa constrictor, le saisit puissamment par les deux bras.

17. A peine Bhīmasena fut-il touché par lui

qu'il perdit aussitôt la raison, à cause d’une faveur accordée au serpent.

18. La force que possèdent dix mille éléphants,

cette force était dans les deux bras de Bhīmasena, inégalée par d'autres.

19. Ce héros éclatant était maîtrisé par le serpent

et, tremblant doucement, Bhīma était incapable de se débattre.

20. Malgré sa vigueur pareille à celle d’une myriade d'éléphants, des épaules de lion, de grands bras,

lorsqu'il fut attrapé, il perdit courage, déconcerté par la faveur de l'autre.

21. Car il faisait de violents efforts pour se libérer,

mais le héros ne pouvait absolument pas le repousser.

 

 

3. 176. Bhīma s’étonne d’être ainsi maîtrisé sans pouvoir se défendre : le serpent raconte son histoire. Il est le roi Nahuṣa, maudit par Agastya : il est devenu serpent, et ne sera libéré de sa malédiction que lorsque quelqu’un pourra résoudre l’énigme qu’il lui posera. Bhīma ne se désole pas tant de son sort, que pour ses frères qu’il ne pourra plus protéger. Yudhiṣṭhira sent que son frère est en danger et suit sa trace. Il trouve Bhīma dans l’étreinte du serpent.

Livre III, chapitre 176

1. Vaiśampāyana dit :

« Le splendide Bhīmasena, tombé sous l’emprise de serpent,

considérait la force tout à fait prodigieuse du serpent.

2. Il lui dit au grand serpent : « S’il te plaît, dis-moi, ô serpent,

qui es-tu, ô le meilleur des serpents, et que feras-tu de moi ?

3. Je suis le Pāṇḍava Bhīmasena, le frère cadet du roi du Dharma.

Moi qui ai une vigueur pareille à celle d’une myriade d'éléphants, comment se fait-il que je sois tombé sous ton emprise ?

4. Des lions avec leurs crinières, des tigres, des buffles, des éléphants,

j’en ai affrontés, et beaucoup, et je les ai tués au combat.

5. Les Dānavas, les Piśācās et les puissants Rākṣasas

sont incapables de résister à l'impact de mes bras, ô le meilleur des serpents.

6. Est-ce la force d’une formule magique ou est-ce un vœu qui t’a été offert ?

Malgré les efforts que je fais, je suis soumis à ta volonté.

7. La vaillance des hommes est trompeuse, j’en ai la certitude,

puisque cette grande force qui est la mienne, ô serpent, est repoussée par toi ! »

8. Tandis que l'héroïque Bhīma aux actes irréprochables, parlait ainsi,

le serpent l’enserra de toutes parts de ses grands anneaux.

9. Après avoir maîtrisé le héros aux grands bras, le serpent alors,

ne laissant libres que ses bras musclés, lui dit ces mots :

10. « Heureusement, alors que j’étais affamé, les Dieux t’ont aujourd’hui envoyé comme nourriture, ô héros aux grands bras !

Heureusement, après tout ce temps, car les souffles vitaux sont chers aux créatures dotées d'un corps !

11. Comment il m’est arrivé de devenir un serpent, ô dompteur de tes ennemis,

je dois absolument te le raconter maintenant : écoute, ô homme excellent.

12. Car je suis entré dans cet état à cause de la colère des sages :

souhaitant la fin de cette malédiction, je vais te raconter cette histoire de serpent.

13. Le nom d’un sage de sang royal, Nahuṣa, t’est sans doute venu aux oreilles,

ton ancêtre et celui de tes ancêtres, le fils continuateur de la lignée d'Āyu.

14. C’est moi, et à cause d'une malédiction d'Agastya, pour avoir méprisé les brahmanes,

je suis tombé dans cet état… Vois mon sort !

15. Même si tu t’avères inviolable et que cela me fait plaisir de te voir,

je vais me régaler maintenant de toi : vois de quelle sorte est le destin !

16. Car personne, en aucune manière, ne se libère de moi, une fois que je l'ai saisi,

que soit un éléphant ou encore un buffle, à la sixième heure du jour, ô le meilleur des hommes.

17. Tu n'as pas été saisi par un simple serpent se comportant comme les animaux issus d’une matrice,

ô le meilleur des Kauravas : c’est là la faveur qui m’a été donnée.

18. Car quand je suis tombé brutalement du haut du char aérien sur lequel Śakra est assis

j'ai dit au Bienheureux, le meilleur des anachorètes [4], : « Mets fin à ma malédiction ! »

19. Et le Splendide, submergé par la compassion, m'a dit :

« Tu auras la délivrance, ô roi, au bout d’un certain cycle temporel. »

20. Je suis alors tombé à terre, mais ma mémoire ne m’abandonnait pas.

J’avais en mémoire les choses du passé telles qu’elles m’étaient venues.

21. « Celui qui, aux questions que tu lui poseras, répondrait avec discernement,

te libérera de la malédiction », me dit le sage.

22. « Quand tu auras attrapé une créature, roi, même plus forte,

ce sera vite pour toute créature, même supérieure à toi, la perte de son énergie. »

23. C’est ainsi que j’ai entendu aussi la voix de ces deux-fois-nés compatissants

et manifestant leur affection pour moi ; et ils ont disparu.

24. Maintenant, commettant les pires méfaits, je vis dans dans cet enfer impur,

recevant cette naissance de serpent, en attendant mon heure, ô homme radieux. »

25. Bhīmasena, au grand bras, dit alors au serpent :

« Je ne suis pas en colère contre toi, grand serpent, et je ne me blâme pas.

26. Puisque l’homme peut être ou de pas être dans le bonheur ou le malheur,

qu’ils arrivent ou qu’ils disparaissent, il ne devrait pas s'en inquiéter.

27. Quel homme peut détourner le destin par ses propres actes ?

Je considère le destin comme suprême, le libre arbitre de l’homme est chose vaine.

28. Car regarde, à cause d’une infraction envers le destin, moi qui comptais sur la puissance de mes bras,

me voilà ici et maintenant dans cette situation sans raison.

29. Néanmoins je ne pleure pas tant aujourd’hui sur moi qui suis tué

que sur mes frères abandonnés dans ce bois et privés de leur royaume.

30. Et l'Himālaya est d’un accès très difficile, infesté de Yakṣas et de Rākṣasas ;

et quand ils lèveront les yeux sur moi, ils s'effondreront, égarés.

31. Ou lorsqu'ils me sauront mort, ils seront incapables de réagir,

car, alors qu’ils pratiquent le Dharma, c’est moi qui les harcèle avec ma convoitise du royaume.

32. Ou le sage Arjuna sombrera dans le désespoir,

lui qui connaît toutes les armes et est inattaquable face aux Dieux, aux Gandharvas et aux Rākṣasas.

33. Cet homme au grand bras, très puissant, est capable en un seul jour

de faire tomber même le roi des Dieux de son trône, grâce à sa force,

34. à plus forte raison le fils de Dhṛtarāṣṭra, tricheur au jeu de dés,

haï de tout le monde, ne pensant qu’à la tromperie et à la cupidité.

35. Et je pleure aussi ma pauvre mère, qui aspire à ses fils,

qui désire sans cesse que notre grandeur soit supérieure à celle des autres.

36. Quand elle sera laissée sans défense à cause de ma disparition, ô serpent,

comme toutes ses espérances pour moi seront sans fruits !...

37. Les jumeaux Nakula et Sahadeva, qui suivaient leur aîné,

qui étaient toujours affermis par la force de mes bras et qui s’imaginaient être des hommes,

38. seront privés de courage, leur puissance et leur courage ayant disparu,

tristes à cause de ma disparition… Telle est ma pensée. »

39. Ainsi se lamenta abondamment Ventre-de-Loup,

bloqué par les anneaux du serpent, et il était incapable de se débattre.

40. Yudhiṣṭhira, le fils de Kuntī, eut son esprit mal à l’aise,

ayant en tête des visions funestes et des présages de malheur.

41. Car une chacale effrayée, qui se tenait au sud de l'ermitage,

poussa un hurlement effrayant et sinistre, tandis que le ciel flamboyait.

42. Une caille ayant une seule aile, un seul œil et une seule patte, effrayante à voir,

vomissant du sang, regarda vers le soleil avec un chant dissonant.

43. Un vent violent souffla, chaud et chargé de sable.

Et les bêtes et les oiseaux se tournèrent tous vers le Sud en criant.

44. Derrière lui, un corbeau noir croasse : « Va ! Va ! »

Encore et encore son bras droit tremble,

45. son cœur et aussi son pied gauche se crispent,

et son œil gauche est pris aussi d’une agitation funeste.

46. Le sage roi du Dharma, craignant un grand danger,

demanda à Draupadī : « Où est Bhīma ? », ô Bhārata.

47. La fille de Pāñcāla lui dit que Ventre-de-Loup était parti depuis longtemps.

Le roi au grand bras se mit en route en compagnie de Dhaumya.

48. « Il faut protéger Draupadī » dit-il à Dhanaṃjaya,

et il envoya Nakula et Sahadeva chez les deux-fois-nés.

49. Ayant décelé ses traces depuis l'ermitage, le seigneur

vit le sol marqué des empreintes de Bhīma.

50. Ce héros avait couru pour chasser, rapide comme le vent,

et il vit des arbres brisés par le vent de ses cuisses et inclinés sur le chemin.

51. Avançant alors grâce à ces empreintes, il vit dans la grotte de la montagne

son jeune frère saisi par ce roi des serpents et incapable de bouger.

 

 

3. 177. Le serpent explique à Yudhiṣṭhira qu’il est le roi Nahuṣa, réduit à cet état par Agastya parce que, dans son orgueil, il avait insulté les brahmanes. Il va dévorer Bhīma, sauf si Yudhiṣṭhira répond à sa question : qu’est ce qui fait un brahmane ?. Yudhiṣṭhira répond que ce sont les actes, et non pas la naissance.

Livre III, chapitre 177

1. Vaiśampāyana dit :

« Yudhiṣṭhira s'approcha de son frère bien-aimé,

enserré par les anneaux du serpent, et il dit cette parole au héros :

2. « Fils de Kuntī, comment es-tu arrivé à ce malheur,

et quel est cet immense serpent dont les anneaux sont pareils à une montagne ? »

3. Lorsque le frère vit le roi du Dharma, son frère aîné,

il lui raconta tout ce qui s'était passé, en commençant par sa capture.

4. Yudhiṣṭhira dit :

« Est-ce que tu es un Dieu, ou bien un Daitya, ou bien un Dragon,

dis-moi la vérité, ô serpent, c’est Yudhiṣṭhira qui te le demande !

5. Que pourrais-je t’offrir ou t'enseigner qui te fasse plaisir, ô serpent ?

Quelle nourriture te donner ? Comment le libèrerais-tu, seigneur ? »

6. Le serpent dit :

« J'étais autrefois un roi du nom de Nahuṣa, ton ancêtre, ô irréprochable,

le cinquième de la lignée lunaire, le fils illustre d'Āyu, ô roi.

7. Par mes sacrifices, mon ascèse, mon étude des textes sacrés, ma maîtrise de soi,

j'ai obtenu à loisir la souveraineté sur les trois mondes, ainsi que par ma vaillance.

8. Quand j’ai eu atteint la souveraineté, l’orgueil m’est venu,

et mille deux-fois-nés ont porté ma litière.

9. Enivré par l’ivresse de la souveraineté et méprisant les deux-fois-nés,

j’ai été mis dans cet état par Agastya, ô roi de la terre.

10. Mais ma raison ne m'a pas quitté jusqu'à présent, ô Pāṇḍava,

grâce à la faveur, ô roi, d’Agastya au grand cœur.

11. A la sixième heure du jour ton jeune frère est devenu ma nourriture.

Je ne le libérerai pas et je ne désire aucune autre nourriture.

12. Mais si tu réponds aux questions que je te poserai,

alors ensuite je libèrerai ton frère Ventre-de-Loup. »

13. Yudhiṣṭhira dit :

« Dis, ô serpent, ce que tu veux, et je te répondrai,

si jamais je le peux, pour te donner satisfaction, ô serpent.

14. Tu sais parfaitement, seigneur, ce qui doit être connu d’un brahmane ici,

quand je t’aurai entendu, ô roi des serpents, je te répondrai. »

15. Le serpent dit :

« Ce que serait un brahmane, ô roi, et ce qu’il doit savoir, ô Yudhiṣṭhira,

dis-le, car nous concluons de tes paroles que tu es très sage ! »

16. Yudhiṣṭhira dit :

« Là où l’on voit la véracité, la libéralité, la patience, la bonne conduite, la gentillesse, la maîtrise de soi et la compassion,

c’est là, ô roi des serpents, ce que la tradition dit être un brahamane.

17. Il doit connaître, ô serpent, le Brahman suprême qui est dépourvu de malheur et de bonheur ;

en l'atteignant, on ne s'afflige plus. Que veux-tu que je te dise, Seigneur ? »

18. Le serpent dit :

« La grandeur, la vérité et le Brahman concernent les quatre classes :

même chez les serviteurs il y a de la véracité, de la libéralité, de l’absence de colère aussi,

de la gentillesse, de la non-violence et aussi de la compassion, Yudhiṣṭhira.

19. Ce qui doit être connu, as-tu dit, est dépourvu de malheur et de bonheur, ô roi :

mais il n’y a aucune autre position qui soit exempte de l'un ou de l'autre, c’est ce que je remarque. »

20. Yudhiṣṭhira dit :

« Il pourrait y avoir une marque chez un serviteur qui ne se trouve pas chez un deux-fois-né,

et un serviteur pourrait ne pas être un serviteur, ni un brahmane un brahmane.

21. Là où l’on remarque ce comportement, serpent, on enseigne qu’il s’agit d’un brahmane ;

là où il n’y serait pas, serpent, on le désignerait comme un serviteur.

22. Cependant, quant au fait que tu proclames que ce qui doit être connu n’existe pas

s’il n’y a là aussi aucune position transcendante qui soit exempte de l'un ou de l'autre,

23. c'est là un point de vue, serpent : il n'y a rien exempt de l'un ou de l'autre.

De même qu'entre le froid et le chaud il ne saurait y avoir de chaleur ni de froideur.

24. Il y a donc une position exempte de bonheur et de malheur :

c’est là ce que je pense, serpent, ou bien quelle est ta pensée, seigneur ? »

25. Le serpent dit :

« Si c’est par la conduite, ô roi, que tu considères qu’on est un brahmane,

alors, ô vénérable, la naissance n’a aucun intérêt, tant qu’on ne voit pas l’activité. »

26. Yudhiṣṭhira dit :

« La naissance dans ce cas, ô subtil et grand serpent, parmi les humains

est difficile à établir, en raison du mélange de toutes les castes, je pense,

27. puisque tous les hommes engendrent des enfants avec toutes les femmes :

le langage, l’accouplement, la naissance et la mort sont le lot commun des hommes.

28. Voici encore la preuve qu’on est un sage : « C’est nous qui offrons un sacrifice » ;

c'est pourquoi ceux qui voient la Vérité savent que le principal à retenir est la façon d’agir.

29. Il est enjoint que le rite de naissance ait lieu avant que le cordon ombilical ne soit coupé ;

là sa mère est appelée Sāvitrī et son père le maître.

30. Car c’est par la conduite que l’on est pareil à un serviteur, tant qu'on ne renaît pas dans le Veda.

Dans cette divergence d'opinions, Manu, le fils de l'Auto-engendré, a dit :

31. « La classe sociale est déterminée par l'observance des tâches. Si aucune conduite n'est observée,

on considère qu'il y a là, un grave mélange des castes » ô roi des serpents.

32. Mais là justement, ô grand serpent, où l’on reconnaît une conduite parfaite,

celui-là, je l’appelle d’abord un brahmane, ô le meilleur des serpents. »

33. Le serpent dit :

« J'ai entendu ta réponse, Yudhiṣṭhira qui connais ce qui doit être connu.

Comment pourrais-je dévorer ton frère Ventre-de-Loup ? »

 

 

3. 178. Yudhiṣṭhira interroge à son tour le serpent sur la façon dont on gagne le ciel, s’il vaut mieux dire la vérité ou être charitable, sur le résultat des actes et la réincarnation, sur la façon dont l’âme maîtrise les sens et sur la conscience acquise par l’esprit. Le serpent répond avec précision, et Yudhiṣṭhira s’étonne qu’avec une telle connaissance des choses sacrées, il pose lui-même des questions. Nahuṣa raconte comment il a succombé à l’orgueil, faisant porter sa litière par mille brahmanes, comment il a frappé du pied Agastya, comment il a été transformé en serpent et comment il a obtenu de pouvoir être libéré de sa malédiction par Yudhiṣṭhira. Nahuṣa libère Bhīma, reprend sa forme et monte au ciel. Yudhiṣṭhira raconte ce qui s’est passé à ses frères et aux brahmanes.

Livre III, chapitre 178

1. Yudhiṣṭhira dit :

« Seigneur, dans ce monde tu connais tellement à fond les Veda et leurs branches !

Dis-moi, quelle action permettrait d’accéder à la voie suprême ? »

2. Le serpent dit :

« En donnant à une personne digne de recevoir, en disant des paroles aimables et en disant la vérité, ô Bhārata,

et en se consacrant à la non-violence, on irait au paradis, tel est mon avis. »

3. Yudhiṣṭhira dit :

« Entre le don, ô serpent, et la véracité, qu'est-ce qui a le plus de poids ?

Dis-moi ce qui a du poids et ce qui est léger dans la non-violence et la bonté. »

4. Le serpent dit :

« En ce qui concerne le fait de se réjouir de donner, la véracité, la non-violence et l’amour,

on voit en eux ce qui a du poids et ce qui est léger en fonction du poids de leurs effets.

5. Car la véracité est supérieure à certaines formes de don,

et certains dons sont supérieurs, ô roi des rois, à la parole véridique.

6. De même, ô maître archer, roi de la terre, on voit que la non-violence

a plus de poids que la parole d’amour, et ensuite c’est l’amour qui est reconnu.

7. Ainsi, cela dépendrait, ô roi, de la prise en considération de l’action.

Si tu as autre chose en tête, dis-le-moi, pour que je te le dise… »

8. Yudhiṣṭhira dit :

« Comment le chemin vers le ciel, ô serpent, et le fruit permanent des actions

et les objets des sens du désincarné pourraient-ils être vus ? Dis-le moi ! »

9. Le serpent dit :

« On connaît trois voies, ô roi, possibles par ses propres actes ;

la condition humaine, le séjour au ciel et la naissance animale sont trois voies.

10. Du monde des hommes, d’abord par des dons inlassables

on accède au ciel par des actions profitables et non-violentes.

11. Par des actions contraires, ô roi des rois, un homme naîtrait

ainsi animal, mon fils, et je vais t'en dire les traits distinctifs.

12. Un homme dominé par le désir et la colère, enclin à la violence et à l'avidité,

est privé de l’humanité et est enfanté dans l’utérus d’un animal.

13. Celui dont la condition est d’être né dans l’utérus d’un animal est destiné à la condition humaine,

et l’on voit que les vaches par exemple ainsi que les chevaux accèdent à la condition divine.

14. Une créature, par ses actes, suit toutes ces voies,

et elle se raffermit, ô roi, dans le rite nécessaire et la connaissance sacrée.

15. Naissance après naissance, l'âme, puissante et incarnée, jouit

du profit de son fruit, mon fils, bien qu'elle soit séparée du corps, produisant les traits particuliers des créatures. »

16. Yudhiṣṭhira dit :

« Sans que le son, le toucher, la couleur, le goût et l'odeur

la distrayent, elle garde sa stabilité : dis-moi comment, ô serpent, exactement.

17. Pourquoi ne perçois-tu pas les objets des sens simultanément, ô grand sage ?

Réponds à toutes les questions que je te pose, ô le meilleur des serpents ! »

18. Le serpent dit :

« Lorsque la substance de l'âme, ô Vénérable, est attachée au corps

et qu’elle dirige ses actes, elle jouit de ces jouissances comme il convient.

19. La perception, la conscience et l'esprit [5], ô taureau des Bhārata,

ce sont ses actes dans le domaine de la jouissance, apprends cela de moi.

20. Par l'esprit qui se concentre sur un site de perception sensorielle des objets des sens, mon fils,

l’âme individuelle fait le tour l’un après l’autre de ces objets de sens, sortie de son champ d’action.

21. Et, ô tigre parmi les hommes, l’esprit de la créature s’y fixe,

de sorte qu’il ne peut pas en avoir une perception simultanée.

22. L'âme, ô tigre parmi les hommes, qui réside entre les sourcils,

exprime les divers aspects de sa conscience sur diverses substances.

23. Et après la douleur de la conscience est vue par les sages.

Telle est, ô tigre parmi les rois, la règle qui produit la conscience. »

24. Yudhiṣṭhira dit :

« Dis-moi quel est le signe principal de l’esprit et de la conscience :

on considère que c’est là la tâche principale de ceux qui connaissent l’Être Suprême. »

25. Le serpent dit :

« On  considère que la conscience, à cause du choc [6] qu’elle subit, obéit à l’âme, mon fils,

car, dépendant alors d’elle, cette perception serait une injonction dans sa requête.

26. Il n’y a pas d’injonction des qualités pour la conscience, c’est l’esprit qui est doué de qualités,

car la conscience se manifeste comme esprit se manifestant par son action.

27. Ainsi ai-je expliqué, mon fils, la différence entre l'esprit et la conscience.

Toi aussi, tu es très éclairé sur ce sujet : quel est ton point de vue, Seigneur ? »

28. Yudhiṣṭhira dit :

« Ah ! Tu es d’une intelligence supérieure, ton intelligence est brillante !

Tu sais ce qui doit être su : pourquoi m’interroges-tu ?

29. Toi qui es omniscient, comment l’égarement pourrait-il te pénétrer, alors que tu résides au ciel,

et que tes œuvres sont prodigieuses ? J'y suis dans une grande incertitude.

30. Le serpent dit :

« Aussi savant et brave soit-il, la richesse égare l'homme.

À mon avis, quiconque vit dans la félicité n’apprend pas.

31. A cause de l’égarement engendré par le pouvoir, j’étais envahi par l’ivresse, Yudhiṣṭhira ;

je suis tombé et j’ai recouvré la clairvoyance, et c’est à toi que j’enseigne la clairvoyance.

32. Tu as accompli ta tâche pour moi, ô Mahārāja, Tourmenteur de ses ennemis,

ma très pénible malédiction a été levée en discutant avec l’homme de bien que tu es.

33. Car auparavant, lorsque je parcourais le ciel sur un char céleste,

j'étais ivre d’orgueil, je ne pensais à personne d'autre.

34. Les sages brahmanes, les Dieux, les Gandharvas, les Yakṣas, les Rākṣasas et les Kinnaras,

tous les habitants des trois mondes, me versaient des tributs.

35. Quelle que fût la créature sur laquelle mon regard se posait, ô roi de la terre,

je la dépouillais rapidement de son éclat, telle était la puissance de mon regard.

36. Mille sages brahmanes portaient ma litière ;

cet écart de conduite, ô roi, a causé la chute de mon bonheur.

37. Car là, tandis que l’anachorète Agastya me portait, je l’ai touché avec mon pied.

Alors un être invisible m’a dit avec colère : « Disparais, serpent ! »

38. Alors je suis tombé de ce char magnifique et mes ornements sont tombés.

Tandis que je dégringolais la tête la première, je me suis aperçu que j'étais devenu un féroce serpent.

39. J’ai demandé à ce brahmane : « Que cesse cette malédiction,

ô bienheureux, daigne pardonner à celui qui a agi par ignorance ! »

40. Et tandis que je tombais, il m’a dit avec compassion :

« Yudhishira, le roi du Dharma, te libérera de ta malédiction.

41. Lorsque ton orgueil et ta force terrible, ô roi,

auront leur fruit diminué, ô Mahārāja, tu récolteras un bon fruit. »

42. J’ai été pris de stupéfaction en voyant la puissance de l’ascèse,

et c'est pourquoi je l’ai pressé de questions sur le Sacré et la condition de brahmane.

43. La véracité, la maîtrise de soi, l’ascèse, la discipline, la non-violence et la charité constante

sont toujours efficaces pour les hommes, et non la naissance ou la famille, ô roi.

44. Ton frère Bhīma au grand bras est indemne, il est délivré.

Salut à toi, ô Mahārāja, je vais retourner au ciel ! »

45. Vaiśampāyana dit :

« Sur ces mots, le roi Nahuṣa quitta son corps de boa

et, prenant un corps céleste, il monta au troisième ciel.

46. L’illustre Yudhiṣṭhira au cœur loyal, rejoint par son frère Bhīma,

accompagné de Dhaumya, retourna à l'ermitage.

47. Puis, à tous les deux-fois-nés rassemblés, Yudhiṣṭhira,

le roi du Dharma, raconta tout avec précision.

48. Après l'avoir entendu, tous ces brahmanes, les trois autres frères

furent très confus, ô roi, ainsi que la glorieuse Draupadī.

49. Tous les éminents brahmanes, dans leur souci du bien-être des Pāndavas,

dirent à Bhīma « N’agis pas ainsi ! » et ils blâmèrent son irréflexion.

50. Les Pāndavas, voyant que le puissant Bhāmāna avait été délivré du danger,

manifestèrent leur joie et allaient se réjouissant.

 

 



[1] Kubera.

[2] Les ślokas 7 à 16 semblent mêler les paroles de Bhīmasena, d’Arjuna et des deux jumeaux, sans préciser qui parle exactement : les ślokas 7 à 9 peuvent être attribués à Bhīmasena, les ślokas suivants à Arjuna, sans qu’on puisse voir clairement à quel moment les jumeaux interviennent.

[3] Le Dieu qui a Garuḍa sur sa bannière (= Kṛṣṇa) et le petit-fils de Śini (= Yuyudhāna, ami de Kṛṣṇa).

[4] Nahua s'était emparé du trône d'Indra;  ; l'assemblée des sages porta son char dans les airs, mais son pied ayant touché Agastya, celui-ci le changea en serpent, le contraignant à vivre sur terre 100.000 ans.

[5] Perception, Conscience et Esprit : dans ce contexte, la « conscience » (buddhi) désigne la conscience d’une personne, qui possède une « perception » spécifique (jñãna, « cognition ») à travers le « mental » (manas), qui coordonne les impressions des différents organes des sens.

[6] Le choc (utpāta) est le contact primordial entre l’âme (purua) et la Nature Originelle (prakti) qui combine les potentialités de l'Énergie et de la Matière, principe femelle dynamique activé par le contact avec le principe mâle statique (purua) exprimant l'Esprit ; elle est le point d'équilibre du trigua de ses qualités: sattva, rajas et tamas.