XX- Aujourd’hui là-haut était jaune. Je sais quand je le regarde mes yeux ont mal. Quand je l’ai regardé il fait rouge dans la cave.

Je pense que c’était l’église. Ils s’en vont de là-haut. Ils se font avaler par la grosse machine et elle roule et elle s’en va. Derrière il y a la maman petite. Elle est bien plus petite que moi. Moi je suis très grand. C’est un secret j’ai fait partir la chaîne du mur. Je peux voir comme je veux dans la petite fenêtre.

Aujourd’hui quand là-haut n’a plus été jaune j’ai mangé mon plat et j’ai mangé des cafards. J’ai entendu des rires dans là-haut. J’aime savoir pourquoi il y a des rires. J’ai enlevé la chaîne du mur et je l’ai tournée autour de moi. J’ai marché sans faire de bruit jusqu’à l’escalier qui va à là-haut. Il crie quand je vais dessus. Je monte en faisant glisser mes jambes parce que sur l’escalier je ne peux pas marcher. Mes pieds s’accrochent au bois.

Après l’escalier, j’ai ouvert une porte. C’était un endroit blanc comme le blanc qui tombe de là-haut quelquefois. Je suis rentré et je suis resté sans faire de bruit. J’entendais les rires plus forts. J’ai marché vers les rires et j’ai ouvert un peu une  porte et puis j’ai regardé. Je ne vois jamais les gens c’est défendu de les voir. Je voulais être avec eux pour rire aussi.

Et puis maman est venue et elle a poussé la porte sur moi. La porte m’a tapé et j’ai eu mal. Je suis tombé et la chaîne a fait du bruit. J’ai crié. Maman a fait un sifflement en dedans d’elle et elle a mis la main sur sa bouche. Ses yeux sont devenus grands.

Et puis j’ai entendu papa appeler. Qu’est-ce qui est tombé il a dit. Elle a dit rien un plateau. Viens m’aider à le ramasser elle a dit. Il est venu et il a dit c’est donc si lourd que tu as besoin. Et puis quand il m’a vu il est devenu laid. Il y a eu la colère dans ses yeux. Il m’a battu. Mon liquide a coulé d’un bras. Il a fait tout vert par terre. C’était sale.

Papa a dit retourne à la cave. Je voulais y retourner. Mes yeux avaient mal de la lumière. Dans la cave ils n’ont pas mal.

Papa m’a attaché sur mon lit. Dans là-haut il y a eu encore des rires longtemps. Je ne faisais pas de bruit et je regardais une araignée toute noire marcher sur moi. Je pensais à ce que papa a dit. Ohmondieu il a dit. Et il n’a que huit ans.

 

Richard Matheson, Le journal d’un monstre (1950)

 

 

 

 

 

 

 

Richard Matheson, Journal d’un monstre (1950)

 

 

Ce texte est extrait d’une très courte nouvelle de quatre pages, intitulée à l’origine Né de l’homme et de la femme. La traduction française souligne donc le caractère monstrueux du narrateur. Les « XX » du début sont en fait des croix pour marquer le nombre de jours. C’est donc ici le deuxième jour du journal.

 

1. Un style étrange :

-         Comme il n’y a pas de narrateur omniscient, le lecteur ne peut saisir l’étrangeté de l’être qui parle que par sa manière de parler. Son style se signale par une extrême maladresse :

-         Les répétitions sont nombreuses.

-         La syntaxe est très simple, faite de phrases juxtaposées, sans mots de liaison ou liens logiques. De même les passages au style direct ne sont pas isolés du reste de la phrase (Qu’est-ce qui est tombé il a dit. Elle a dit rien un plateau. etc). Quand le narrateur ne comprend pas, il retranscrit presque phonétiquement les paroles de ses parents (Ohmondieu il a dit).

-         Le texte présente des périphrases et des notations plus ou moins obscures : là-haut (= soleil ou ciel), la grosse machine (= voiture), la maman petite (= petite fille), le blanc qui tombe de là-haut (= neige), mon liquide (= sang ?).

-         Cette langue est si étrange parce que le narrateur (on l’apprend à la fin) est un enfant de huit ans. Les lacunes dans son vocabulaire montrent à quel point il a été délaissé par ses parents qui ne lui ont pas appris à parler.

 

2. Evocation d’un monde étrange :

-         La narration trahit également un mode de vie dont le lecteur devine peu à peu l’horreur. L’enfant est enchaîné dans une cave, il se nourrit de cafards, il est violemment battu par ses parents (Il m’a battu. Mon liquide a coulé d’un bras). Il ne comprend pas nettement les réactions de ses parents, le lecteur ne les perçoit que par la description physique qu’en fait le narrateur : la mère réprime un cri d’horreur (Maman a fait un sifflement en dedans d’elle et elle a mis la main sur sa bouche. Ses yeux sont devenus grands), le père grimace de colère ou de dégoût (Il m’a vu et il devenu laid. Il y a eu la colère dans ses yeux).

-         Inversement l’enfant décrit le monde quotidien comme un monde étrange, ou du moins inhabituel. Les objets les plus usuels semblent prendre vie : la voiture avale les gens, l’escalier crie. L’univers du monstre est fait de deux zones distinctes : le là-haut fait de couleurs claires (jaune, blanc) qui lui est interdit, et la cave obscure qui est son univers. Par deux fois le monstre indique à quel point il n’est pas accoutumé à la lumière (Quand je l’ai regardé il fait rouge dans la cave / Mes yeux avaient mal de la lumière).

-         Le narrateur n’est pas conscient de son physique monstrueux, mais des détails bizarres sollicitent le lecteur : il semble avoir une puissance physique exceptionnelle (Moi je suis très grand […] j’ai fait partir la chaîne du mur) ; ses pieds semblent munis de ventouses ou de griffes (sur l’escalier je ne peux pas marcher. Mes pieds s’accrochent au bois) ; son sang est vert (Mon liquide a coulé d’un bras. Il a fait tout vert).

 

3. Un récit pathétique :

-         Le pathétique du texte est en grande partie dû au contraste entre la monstruosité physique du narrateur et le fait que par ailleurs il se comporte comme un enfant de huit ans tout à fait normal. Il appelle ses tortionnaires Papa et Maman ; il veut jouer avec les gens (Je voulais être avec eux pour rire aussi) ; il agit en cachette comme les enfants qui ont peur de se faire gronder (C’est un secret j’ai fait partir la chaîne du mur / J’ai marché sans faire de bruit / j’ai ouvert un peu une porte). On sent qu’il envie sa sœur (la maman petite) qui, elle, peut accompagner ses parents. Le monstre n’imagine pas un instant que ses parents ne l’aiment pas. Il leur obéit sans trop comprendre leurs réactions.

-         Le narrateur n’a pas la même conception du monstrueux que les autres ; il ne manifeste en particulier aucune répulsion pour l’araignée noire qui lui marche dessus ; mais on peut se demander si la phrase suivante (Je pensais à ce que Papa a dit) ne suggère pas qu’il commence à soupçonner sa propre monstruosité à travers le spectacle de cette araignée.

-         La narration à la première personne permet au lecteur de ne pas s’arrêter au physique du monstre, et de le comprendre de l’intérieur. Les parents qui sont des chrétiens pratiquants (Je pense que c’était l’église) s’avèrent être les vrais monstres de cette histoire. Le monstre ne se plaint jamais, il est soumis, il trouve que ce que lui font subir ses parents est normal. Le texte ne comporte donc aucune notation pathétique , mais paradoxalement cette sobriété dans l’expression de la souffrance suscite davantage la pitié du lecteur.