Maupassant
évoque au début du roman une partie de pêche qui réunit toute la famille
Roland sur le petit bateau familial. Sont présents M. et Mme
Roland, Mme Rosémilly (une amie de la famille) et les
deux fils, Pierre et Jean. Tout semble aller bien, mais… |
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Mais
une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque
invisibles entre frères ou entre sœurs jusqu’à la maturité et qui éclatent à l’occasion
d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une
fraternelle et inoffensive inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ils
s’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance de Jean, avait regardé
avec une hostilité de petite bête gâtée cette autre petite bête apparue tout
à coup dans les bras de son père et de sa mère, et tant aimée, tant caressée
par eux. Jean,
dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de caractère
égal ; et Pierre s’était énervé, peu à peu, à entendre vanter sans cesse ce
gros garçon dont la douceur lui semblait être de la mollesse, la bonté de la
niaiserie et la bienveillance de l’aveuglement. Ses parents, gens placides,
qui rêvaient pour leurs fils des situations honorables et médiocres, lui
reprochaient ses indécisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortées,
tous ses élans impuissants vers des idées généreuses et vers des professions
décoratives. Depuis
qu’il était homme, on ne lui disait plus : « Regarde Jean et
imite-le ! » mais chaque fois qu’il entendait répéter : « Jean a
fait ceci, Jean a fait cela, » il comprenait bien le sens et l’allusion
cachés sous ces paroles. |
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Maupassant,
Pierre et Jean, chapitre I (1888) |
Chapitre
1 : “ Mais une vague jalousie... cachés sous ces paroles. ” Chapitre d’exposition ; présentation
des personnages. Scène de pêche à laquelle répondra à la fin du roman le
départ de Pierre (épanadiplose qui oppose la
famille unie du début à la famille éclatée à la fin). Thématique déjà esquissée
des frères rivaux (blond / noir ; juriste / médecin) : thème
traditionnel des frères ennemis à connotation religieuse (Caïn et Abel =
Pierre et Jean, noms de deux apôtres), explication du titre (Pierre et
Jean = Pierre contre Jean). 1)
Texte polyphonique : -
Explication
du narrateur fondée sur une remarque morale : le défaut principal
de Pierre est la jalousie, moteur de tout le roman ; le “ Mais ”
initial introduit la première fêlure. Usage du présent généralisant (la
jalousie est une loi naturelle entre frères). Phrase assez longue montrant
une évolution de la jalousie à l’inimitié, qui deviendra plus
loin une hostilité. Cette relation ambiguë est suggérée par l’oxymore fraternelle
et inoffensive inimitié, et l’opposition “ Certes ils s'aimaient,
mais ils s'épiaient ”. -
Explication
“ historique ” : passage au passé avec analepse, après une sorte de prolepse où Maupassant
évoque la suite du roman, l’héritage et le mariage de Jean (l'occasion
d'un mariage ou d'un bonheur). Focalisation interne : Jean est vu
par les yeux de Pierre. Jalousie suggérée par l’anaphore tant aimée, tant
caressée. -
Description
de Jean par le narrateur (un modèle de douceur, de bonté et de caractère
égal), immédiatement corrigée par l’interprétation de Pierre : en fait
ce sont les parents qui considèrent Jean comme un modèle (entendre vanter). -
Préférence
des parents pour Jean à travers un dialogue au style direct (“ Regarde
Jean et imite-le! ” / “ Jean a fait ceci, Jean a fait
cela ”) qu’il s’agit là aussi pour Pierre de décoder, de traduire (il
comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous ces paroles). -
Importance
du langage. 2)
Les éléments naturalistes : Explication par la quête des origines,
psychologiques et sociales : -
Jalousie
due au caractère de Pierre qui est dominé par ses passions : il est
nerveux (Pierre s'était énervé), emporté (ses indécisions, ses
enthousiasmes, ..., tous ses élans impuissants). L’inné joue donc un rôle
important, paradoxalement puisque c’est justement le fils illégitime qui
ressemble le plus aux parents. La permanence du caractère de Pierre est
soulignée par la composition chronologique du texte : la naissance (âgé
de cinq ans à la naissance de Jean), l’enfance (dès son enfance),
l’âge adulte (Depuis qu'il était homme). -
Evocation
d’un milieu social qui explique que chez Jean la nature a été confortée par
l’éducation. Peinture de la petite bourgeoisie de province étriquée :
les parents sont placides comme Jean est de caractère égal (on
a vu qu’il faut voir dans ce trait de caractère de l’aveuglement).
Maupassant souligne leur médiocrité, leur absence d’idéal (antithèse de rêvaient
et médiocres). Par l’emploi de ces termes péjoratifs l’auteur rend
Pierre plus sympathique que le reste de sa famille, et contribue déjà à
l’isoler. 3)
Une dimension autre : Mais derrière ces explications
rationnelles, propres au naturalisme, l’écriture suggère une autre dimension,
beaucoup plus irrationnelle : -
L’animalité
fait irruption : la comparaison “ une hostilité de petite bête
gâtée cette autre petite bête ” suggère qu’il y a dans l’homme une
dimension animale contre laquelle il ne peut rien (cf. le thème traditionnel
du lycanthrope). -
Thème
de la possession, fréquent chez Maupassant (cf. Le Horla) :
la jalousie n’est plus une donnée psychologique, mais par la personnification
(ces jalousies dormantes qui grandissent) devient une puissance
sournoise (presque invisibles), un être maléfique qui se développe à
l’intérieur de l’homme à son insu. -
Ce
thème, mis en relation avec les données psychologiques de Pierre, met en
place le thème de la folie, déjà perceptible dans l’instabilité de Pierre
dont les reproches que lui font ses parents (ses indécisions, ses
enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants) sont
les symptômes. Conclusion : Scène de
présentation apparemment anodine, fondée sur les explications rationnelles
chères aux naturalisme. Mais avec l’irruption de
certaines images, Maupassant donne à son texte une discrète dimension
fantastique, suggérant que l’homme est un mélange complexe de rationnel et
d’irrationnel. |