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Donc elle avait menti ! Elle avait
menti en répondant, ce matin-là même, à son fils qui lui demandait ce
qu'était devenue cette miniature : “ Je ne sais pas trop...
peut-être que je l'ai dans mon secrétaire. ” Elle
l'avait vue, touchée, maniée, contemplée quelques jours auparavant, puis elle
l'avait recachée dans ce tiroir secret, avec des lettres, ses lettres à lui. Pierre regardait sa
mère, qui avait menti. Il la regardait avec une colère exaspérée de fils
trompé, volé dans son affection sacrée, et avec une jalousie d'homme
longtemps aveugle qui découvre enfin une trahison honteuse. S'il avait été le
mari de cette femme, lui, son enfant, il l'aurait saisie par les poignets,
par les épaules ou par les cheveux et jetée à terre, frappée, meurtrie,
écrasée ! Et il ne pouvait rien dire, rien faire, rien montrer, rien
révéler. Il était son fils, il n'avait rien à venger, lui, on ne l'avait pas
trompé. Mais oui, elle
l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son
pieux respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes
les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il était soulevé arrivait presque
à de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui qu'envers
son père lui-même.
L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire où celui qui
faiblit n'est coupable que de perfidie ; mais quand la femme est devenue
mère, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle succombe
alors, elle est lâche, indigne et infâme. Maupassant,
Pierre et Jean, chapitre V |
Chapitre
V “ Donc
elle avait menti ... lâche, indigne et infâme. ” 1)
Aspect double de Pierre : -
Monologue intérieur de Pierre, en grande partie au style
indirect libre : présence d’éléments qui marquent la subjectivité de la
parole : anaphores expressives traduisant la vivacité des
sentiments de Pierre (Donc elle avait
menti ! Elle avait menti / avec
des lettres, ses lettres à lui / rien dire, rien faire, rien
montrer, rien révéler / elle
l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son pieux respect) ; épanorthose
(on ne l'avait pas trompé./ Mais oui, elle
l'avait trompé). -
Aux paroles mensongères de sa mère,
Pierre substitue des actions reconstituées (Elle l'avait vue, touchée, maniée,
contemplée quelques jours auparavant, puis elle l'avait recachée dans ce
tiroir secret, avec des lettres, ses lettres à lui.). -
Ces marques de subjectivité
correspondent à deux sentiments complémentaires, la colère exaspérée de
fils trompé et la jalousie. La jalousie est le trait de caractère
principal de Pierre (cf. chapitre I), contre son frère, puis contre sa mère.
Ici Pierre prend la place de son père dans une attitude œdipienne (S'il
avait été le mari de cette femme, lui, son enfant) ; cette attitude
ambiguë est soulignée par la polysémie du mot trompé, répété avec
obsession (un homme est trompé par une femme quand celle-ci a un amant). 2) Colère et violence : -
Le monologue de Pierre va donc avoir
pour objet de justifier un sentiment bas (la jalousie) pour lui donner une
caution morale. Le texte répond en cela au chapitre IV (même structure
en diptyque), mais alors qu’au chapitre IV l’accusateur finissait par s’accuser,
ici l’accusation renchérit. -
Mais ce monologue est avant tout
l’expression d’une colère brutale. Outre les anaphores, la violence de Pierre
est perceptible par de nombreuses gradations : -
la phrase “ Elle l'avait vue, touchée,
maniée, contemplée ”
combine un chiasme (toucher et vue) et une gradation (maniée est plus
fort que touchée, contemplée est plus fort que vue) ;
même technique avec “ rien dire,
rien faire, rien montrer, rien révéler ” ; -
la séquence par les poignets, par
les épaules ou par les cheveux développe cette violence sur un rythme ternaire,
amplifié par un groupe de quatre participes (“ jetée à terre,
frappée, meurtrie, écrasée ”) formant à leur tour gradation. -
Parallèlement à ces gradations, le
champ lexical de la colère s’amplifie au fil du texte : colère
exaspérée / fureur / haine). 3) Péché et punition : -
Mais à cette colère brutale d’homme
trompé vient se superposer une autre notion, celle de péché : Pierre
n’est plus un fils œdipien qui, comme un mari trompé, veut exercer une
vengeance personnelle. -
Le champ lexical de la religion vient
discrètement suggérer que la mère est coupable d’un grave péché : Pierre
a été volé dans son affection sacrée,
sa mère l’a trompé dans son pieux
respect ; comme une idolâtre elle contemple
(connotation religieuse) le portrait de son amant. -
Cette dimension religieuse est
confirmée par le champ lexical du devoir (Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes les mères / quand la femme est devenue mère, son devoir a grandi). On retrouve là la conception
manichéenne des femmes propre à Pierre : une mère doit être irréprochable,
sinon elle est comme une prostituée (criminelle / lâche, indigne et infâme).
La formule sa mère, qui avait menti suggère, en reprenant pour la
troisième fois avait menti, que ce mensonge est comme une tache
indélébile : sa mère est désormais une menteuse, d’où le champ lexical
du secret et de la tromperie (tiroir secret, trompé, volé, trahison
honteuse, perfidie). -
A ce thème vient se greffer
naturellement celui de la bâtardise (son devoir a grandi puisque la
nature lui confie une race). Pierre pourra désormais en bonne conscience
être jaloux de son frère et de sa mère : Jean est le fruit d’un péché,
sa mère n’est qu’une prostituée. Conclusion : Ce
texte marque donc une étape importante dans le roman : c’est la
certitude de la trahison de Mme Rolland, mais surtout c’est la
légitimation du harcèlement que Pierre va désormais exercer sur sa mère. |