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Montesquieu, Les lettres
persanes, 29
1.
Le regard persan :
- Le genre littéraire de la lettre se caractérise par divers indices, mais adaptés à l’exotisme de règle dans ce genre d’écrit : la date est précisée, mais elle est incompréhensible pour un occidental (le 4 de la lune de Chalval) ; emploi de la deuxième personne pour désigner le destinataire (mais avec un tutoiement qui contraste avec le voussoiement respectueux pratiqué par les « honnêtes gens » au XVIIIe siècle).
- L’étrangeté de l’occident pour un Persan est soulignée à l’aide de divers procédés :
- de nombreuses formules se présentent comme des définitions, soit réelles (Le pape est le chef des chrétiens), soit un peu décalées (Les évêques sont des gens de loi) ;
- les réalités sont décrites par comparaison avec des réalités persanes (aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie… jurerait comme un Païen) : elles instaurent le même nivellement des valeurs, mais marquent aussi la volonté chez Montesquieu de montrer que le point de vue de l'observateur reste toujours ethnocentrique. Certaines réalités chrétiennes sont interprétées à travers leur équivalent dans la religion musulmane : le carême devient le rahmazan, les prêtres sont des dervis ;
- l’utilisation des italiques (saint Pierre, hérétiques, orthodoxe, la Galice) montre la méconnaissance de l’occident, de même que certaines périphrases : certains dervis (les Inquisiteurs), de petits grains de bois (le chapelet), deux morceaux de drap (le scapulaire[2]), une province qu'on appelle la Galice (le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle), un petit compliment (l'exhortation à abjurer), une chemise de soufre (la casaque jaune des condamnés)[3]. Ces périphrases ont la même fonction que les italiques avec en outre la volonté de suggérer que les rites chrétiens ne sont affaire que d'apparence, de formalisme hypocrite.
2.
Les paradoxes de l’Eglise :
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L’étonnement
de Rica sert principalement à dénoncer les paradoxes de l’Eglise chrétienne.
Pour cela il utilise des antithèses (quand ils sont assemblés,
ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en particulier,
ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi… Les
autres juges présument qu'un accusé est innocent; ceux-ci le présument toujours
coupable), des anaphores et des accumulations (si l'on ne veut
pas faire le rahmazan; si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des
mariages; si on veut rompre ses vœux; si on veut se marier contre les défense
de la loi; quelquefois même, si on veut revenir contre son serment).
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La
coordination mais revient plusieurs fois dans le texte pour souligner
les contradictions manifestes entre le message du Christ et ses représentants
(Mais on ne le craint plus … Mais n'est hérétique qui ne veut… Mais,
d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais
capables de mentir… Mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens
de ces malheureux à leur profit).
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L’ensemble
des critiques concerne le passage du spirituel au matériel : l’argent
permet d’acheter des indulgences[4]
(on va à l'Évêque ou au Pape, qui donne aussitôt la dispense) ;
le pape lui-même prend la place de Dieu (C'est une vieille idole qu'on
encense par habitude), violant en cela le premier des dix commandements
(« Un seul Dieu tu adoreras »). La volonté de Dieu (voir
le Notre-père : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme
au ciel ») est remplacée par la volonté des hommes, soulignée par
une longue anaphore (si l'on ne veut pas etc.). L’héritage spirituel
de Saint-Pierre est présenté comme un héritage matériel (c'est
certainement une riche succession: car il a des trésors immenses et un grand
pays sous sa domination). De même le royaume du Christ est un royaume
spirituel (« Mon royaume n'est pas de ce monde » dit le
Christ à Pilate, Jean 18, 36), mais à cause de la guerre que
mènent entre eux les théologiens, le royaume du Christ n’est plus que violence
(il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles
que dans celui de Christ).
3.
Un texte polémique :
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Cette
dénonciation de l’Eglise structure le texte, puisque l’on part de la plus
haute autorité pour descendre ensuite la hiérarchie (pape, évêques, théologiens,
inquisiteurs) : cette présentation suggère que le mal vient du pape.
La lettre rassemble tous les griefs de Montesquieu à l'égard de l'Église :
pouvoir temporel du Pape ; corruption et laxisme des évêques ;
querelles théologiques ; fanatisme de l'Inquisition ; encouragement
à la délation et cruauté des supplices, masqués par des rites officiels
et l'hypocrisie des sermons charitables, arbitraire du jugement (ils
reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie,
de ceux qui exercent une profession infâme).
- A travers le témoignage d’un musulman, Montesquieu rappelle sur un ton satirique et grinçant le message du Christ que l’Eglise catholique a oublié. Rica juge en effet plus ou moins directement : son énonciation est marquée par des termes péjoratifs (vieille idole, guère d'autre fonction, tant de guerres civiles), des mouvements d'indignation (heureux celui qui a toujours, un pauvre diable). A cette religion dénaturée il oppose celle qui n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.
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Derrière
la masque du persan, et à l’abri de la censure (l’ouvrage est publié anonymement
en 1721 à Amsterdam), Montesquieu peut ainsi dénoncer les travers de son
époque. Cette vision décalée et ironique sera reprise et développée 38 ans
plus tard, en 1759, par Voltaire dans son conte Candide.
[1] Distinction : « Terme de philosophie et de théologie. Elle consiste à dire les différentes manières dont on entend une chose » (Dictionnaire de Richelet, 1680).
[2] Objet de dévotion composé de deux rectangles d’étoffe reliés par des cordonnets que des laïcs affiliés spirituellement à certains ordres religieux portent sous les vêtements.
[3] Voir le chapitre 6 de Candide où Voltaire utilisera les mêmes procédés pour dénoncer l’Inquisition.
[4] Afin d’achever la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, le pape Léon X accorde, en 1515, une indulgence plénière (rémission des peines d’un pécheur) à tout fidèle qui fera une aumône à l’église après s’être confessé. Cette campagne provoque l’indignation du moine augustin Martin Luther contre ce trafic monétaire honteux. Aussi, le 31 octobre 1517, Luther affiche-t-il, à la porte de l’église de la Toussaint de Wittenberg, 95 thèses dans lesquelles il démontre le danger des indulgences. C'est l'origine de la Réforme.
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LETTRE XXIX Rica à Ibben, à Smyrne Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes même: car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre, et c'est certainement une riche succession: car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination. |
Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont, sous son autorité, deux fonctions bien différentes: quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très difficiles, et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique. De sorte que si l'on ne veut pas faire le rahmazan; si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages; si on veut rompre ses vœux; si on veut se marier contre les défense de la loi; quelquefois même, si on veut revenir contre son serment: on va à l'Évêque ou au Pape, qui donne aussitôt la dispense. Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion. On les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer. Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ. Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié et donner une distinction[1] à ceux qui accusent d'hérésie, et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe. Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne : car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal, il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice ! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités et le brûler comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction. Point de distinction ! Il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter. Les autres juges présument qu'un accusé est innocent; ceux-ci le présument toujours coupable: dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur; apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais. Mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir: car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés. Mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit. Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même: elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir. De Paris, le 4 de la lune de Chalval 1712. Montesquieu, Les lettres persanes (1721) |