(1810-1857) |
Octave. Belle Marianne, vous dormirez tranquillement. — Le cœur
de Cœlio est à une autre, et ce n’est plus sous vos fenêtres qu’il donnera
ses sérénades. Marianne. Quel dommage et quel grand malheur de n’avoir pu
partager un amour comme celui-là ! Voyez comme le hasard me
contrarie ! Moi qui allais l’aimer. Octave. En vérité ! Marianne. Oui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au
plus tard[, je lui appartenais]. Qui pourrait ne pas réussir avec un
ambassadeur tel que vous ? Il faut croire que sa passion pour moi était
quelque chose comme du chinois ou de l’arabe, puisqu’il lui fallait un
interprète, et qu’elle ne pouvait s’expliquer toute seule. Octave. Raillez, raillez ! nous ne vous craignons plus. Marianne. Ou peut-être que cet amour n’était encore qu’un pauvre
enfant à la mamelle, et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la
lisière, vous l’aurez laissé tomber la tête la première en le promenant par
la ville. Octave. La sage nourrice s’est contentée de lui faire boire d’un
certain lait que la vôtre vous a versé sans doute, et généreusement ;
vous en avez encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos
paroles. Marianne. Comment s’appelle ce lait merveilleux ? Octave. L’indifférence. Vous ne pouvez aimer ni haïr, et vous
êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épines et sans parfum. Marianne. Bien dit. Aviez-vous préparé d’avance cette
comparaison ? Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues,
donnez-le-moi, de grâce, que je les apprenne à ma perruche. Octave. Qu’y trouvez-vous qui puisse vous blesser ? Une
fleur sans parfum n’en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont
les plus belles que Dieu a faites ainsi [; et le jour où, comme une Galatée
d’une nouvelle espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église,
ce sera une charmante statue que vous ferez, et qui ne laissera pas que de trouver
quelque niche respectable dans un confessionnal.] Marianne. Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort
des femmes ? Voyez un peu ce qui m’arrive : il est décrété par le
sort que Cœlio m’aime, ou qu’il croit m’aimer, lequel Cœlio le dit à ses
amis, lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai
sa maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m’envoyer en votre personne un
digne représentant, chargé de me faire savoir que j’aie à aimer ledit
seigneur Cœlio d’ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si
je me rends, que dira-t-on de moi ? N’est-ce pas une femme bien abjecte
que celle qui obéit à point nommé, à l’heure convenue, à une pareille
proposition ? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer au
doigt, et faire de son nom le refrain d’une chanson à boire ? Si elle
refuse, au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable ? Est-il
une statue plus froide qu’elle ? et l’homme qui lui parle, qui ose
l’arrêter en place publique son livre de messe à la main, n’a-t-il pas le
droit de lui dire : vous êtes une rose du Bengale sans épines et sans
parfum ? Octave. Cousine, cousine, ne vous fâchez pas. Marianne. N’est-ce pas une chose bien ridicule que l’honnêteté et
la foi jurée ? que l’éducation d’une fille, la fierté d’un cœur qui
s’est figuré qu’il vaut quelque chose[, et qu’avant de jeter au vent la
poussière de sa fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes,
épanoui par quelques rayons du soleil, entr’ouvert par une main
délicate] ? Tout cela n’est-il pas un rêve, une bulle de savon qui, au
premier soupir d’un cavalier à la mode, doit s’évaporer dans les airs ? Octave. Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Cœlio. Marianne. Qu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation
d’un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu’on porte
à ses lèvres et qu’on jette par-dessus son épaule. Une femme ! c’est une
partie de plaisir ! Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une :
Voilà une belle nuit qui passe ? Et ne serait-ce pas un grand écolier en
de telles matières, que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se
dirait tout bas : « Voilà peut-être le bonheur d’une vie
entière, » et qui la laisserait passer ? Elle
sort. |
Les
Caprices de Marianne (II,1 :
“ Belle Marianne, vous dormirez tranquillement… et qui la laisserait
passer. ”) 1)
Double duel verbal : -
Premier duel à travers des images (tonalité
ironique) : ce duel, fondé sur les apparences, est remporté par Octave.
2 images appliquées par Marianne à Octave (ambassadeur, nourrice), suivies de
2 images appliquées par Octave à Marianne (roses du Bengale, Galatée). La
métaphore du lait de l’indifférence permet à Octave de retourner la situation
et de suggérer que Marianne n’est pas normale : comme les roses du
Bengale, elle est inoffensive et sans saveur (thème emprunté à Victor Hugo
dans Les feuilles d’automne de 1831 dans un poème intitulé Dédain :
“ la rose au Bengale / Pour être sans épine est aussi sans parfum ”).
De même l’évocation de Galatée inverse l’ordre normal des choses :
contrairement au récit mythologique, Marianne est une femme qui se change en
statue (le nom de Galatée, “ laiteuse ” en grec, renvoie
discrètement au lait de l’indifférence). -
Deuxième duel en forme de plaidoyer (tonalité
pathétique) : victoire de Marianne. La deuxième partie de la scène est
au contraire fondée sur la vérité, et oppose au libertinage d’Octave les
valeurs de l’amour romanesque (champ lexical de la fragilité). Le langage
judiciaire qu’utilise Marianne (il est décrété… lequel Cœlio… lesquels
amis… sous peine de mort… ledit seigneur Cœlio) reprend le registre
employé par Octave (“ Nous ne vous craignons plus ”), mais
de manière grave cette fois : elle se défend parce qu’elle est attaquée
cruellement, et ce langage judiciaire tend à associer Octave et Cœlio à son
mari Claudio : tous les hommes se valent (“ Une femme !
c’est une partie de plaisir ! ”). 2)
Mensonge et vérité : -
Conversation faussée dès le début : le mensonge
d’Octave (le cœur de Cœlio est à une autre) entraîne d’abord le
mensonge plein d’ironie de Marianne (“ Moi qui allais l’aimer ”). -
Le mensonge accepté et reconnu de part et d’autre sert à
dire la vérité : le “ Nous ne vous craignons plus ”
imite le langage d’un avocat parlant au nom de son client, mais suggère aussi
qu’Octave et Cœlio ne font qu’un, et, dans ce contexte où la parole est
inversée, Octave est en train de dire qu’il redoute Marianne. -
En disant aimer Cœlio, Marianne suggère qu’elle n’est
pas indifférente envers Octave (Qui pourrait ne pas réussir avec un
ambassadeur tel que vous ?). A la fin de la scène la présentation
est inversée, le portrait que Marianne trace de celui qu’elle attend est précisément celui de Cœlio
(qu’elle disait aimer ironiquement au début) : mais par une sorte
d’ironie tragique, Marianne ne sait pas que Cœlio est fait pour elle. La
scène progresse ainsi du mensonge à la vérité, puis à l’aveuglement. 3)
Des vies gâchées : -
Marianne raisonne en jeune fille qui n’a jamais connu
l’amour : les métaphores employées par Marianne voilent à peine
l’évocation d’une défloration brutale (la poussière de sa fleur chérie…
entr’ouvert par une main délicate). L’image de la “ coupe fragile
qui renferme une goutte de rosée ” combine deux métaphores
récurrentes dans la pièce : d’une part la coupe (joyeuse p.37, salutaire
p.41, large p.58) toujours employée par Octave dans un contexte
d’ivresse joyeuse, d’autre part la rosée (cette rosée céleste de la vie
p.65, elles ont versé sur mon âme les seules gouttes de rosée qui y soient
jamais tombées p.71) toujours employée à propos de Cœlio. Marianne, sans
le savoir, est amoureuse du couple Octave-Cœlio. -
Octave se rend compte de l’inanité de sa vie : le
“ Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière ” peut
également s’appliquer à Octave qui ne saura pas aimer Marianne : sa
réaction par la suite montre à quel point il a été troublé par cet entretien
avec Marianne. -
Celui qui est fait pour Marianne est Cœlio, mais elle ne
le croisera jamais, car elle s’arrête à l’apparence représentée par Octave,
au lieu de voir la vérité profonde de l’âme humaine représentée par Cœlio. |