(1810-1857) |
Un cimetière. OCTAVE et MARIANNE,
auprès d’un tombeau. Octave. Moi seul au monde je l’ai connu. Cette urne d’albâtre,
couverte de ce long voile de deuil, est sa parfaite image. C’est ainsi qu’une
douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate.
[Pour moi seul, cette vie silencieuse n’a point été un mystère. Les longues
soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un
désert aride ; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui y soient jamais tombées. Cœlio
était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui.
C’était un homme d’un autre temps ; il connaissait les plaisirs, et
leur préférait la solitude ; il savait combien les illusions sont
trompeuses, et il préférait ses illusions à la réalité.] Elle eût été
heureuse la femme qui l’eût aimé. Marianne. Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui
t’aimerait ? Octave. Je ne sais point aimer ; Cœlio
seul le savait. [La cendre que renferme cette tombe est tout ce que j’ai aimé
sur la terre, tout ce que j’aimerai.] Lui seul savait verser dans une autre
âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul
était capable d’un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie
entière à la femme qu’il aimait, aussi facilement qu’il aurait bravé la mort pour
elle. Je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point les
femmes ; l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse
passagère d’un songe. Je ne sais pas les secrets qu’il savait. Ma gaieté est
comme le masque d’un histrion ; mon cœur est plus vieux qu’elle[, mes sens blasés n’en veulent plus]. Je ne suis
qu’un lâche ; sa mort n’est point vengée. Marianne. Comment aurait-elle pu l’être, à moins de risquer votre
vie ? Claudio est trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant
dans cette ville pour rien craindre de vous. Octave. Cœlio m’aurait vengé si j’étais mort pour lui comme il est
mort pour moi. [Ce tombeau m’appartient ;] c’est moi qu’ils ont étendu
sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs
épées ; c’est moi qu’ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse ;
l’insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve ! Adieu
les bruyants repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons
dorés ! Adieu Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des
torches, les longs soupers à l’ombre des forêts ! Adieu l’amour et
l’amitié ! ma place est vide sur la terre. Marianne. Mais non pas dans mon cœur, Octave. Pourquoi
dis-tu : Adieu l’amour ? Octave. Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait ! |
Les Caprices de Marianne (II, 6 :
« Moi seul au monde… c’était Cœlio qui vous
aimait ») C’est
la dernière scène de la pièce : Cœlio a été
tué par les sbires de Claudio, et Octave et Marianne se retrouvent devant le
tombeau de Cœlio. 1.
Absence de communication : -
Comme dans le reste de la pièce, Octave ne parle que de Cœlio, et Marianne ne s’intéresse qu’à Octave. Ce
dialogue est en fait davantage un monologue
d’Octave, entrecoupé d’interventions de Marianne auxquelles il semble
ne pas prêter attention : la première réplique de Marianne semble ne pas
être entendue par Octave qui continue sur ses pensées (la femme qui l’eût aimé… Je ne sais point aimer), de même pour la seconde réplique (sa mort n’est
point vengée… Cœlio
m’aurait vengé). -
L’usage des pronoms est révélateur : Octave ne
s’adresse jamais à Marianne, sauf dans la dernière réplique. Quant à
Marianne, pour la première fois elle tutoie Octave (la femme qui
t’aimerait), puis devant l’indifférence d’Octave elle le vouvoie à
nouveau (votre vie… rien craindre de vous) ; enfin dans sa
dernière réplique elle avoue ouvertement son amour à Octave en le tutoyant à
nouveau… pour se faire repousser brutalement par le vouvoiement d’Octave (Je
ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui
vous aimait). -
Pourtant jamais les deux personnages n’ont fait preuve
d’autant de sincérité : d’une part, Marianne dévoile son amour sans
pudeur en suppliant Octave. D’autre part, Octave ôte son masque d’histrion pour montrer que derrière cette façade il n’y a
que le néant de son existence : lorsqu’il parle de lui, Octave n’emploie
que des tours négatifs ou des termes péjoratifs (je ne sais point aimer… je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je
n’estime point les femmes… je ne sais pas les secrets qu’il savait… mes sens
blasés n’en veulent plus. Je ne suis qu’un lâche). 2.
Un texte élégiaque : -
Le texte montre une dimension lyrique et élégiaque,
repérable aux nombreuses anaphores et à une prose qui emprunte les rythmes de
la poésie : -
anaphores : moi seul (2x), lui seul (3x),
c’est moi (2x), c’est pour moi (2x), Adieu (4x). -
ces anaphores soulignent le rythme des phrases
(ternaire : lui seul savait verser… lui seul était capable… lui seul
eût consacré), ou à quatre membres comprenant eux mêmes un rythme
ternaire (Adieu 1 la
gaieté de ma jeunesse, 2 l’insouciante folie, 3 la vie
libre et joyeuse au pied du Vésuve / Adieu
1 les bruyants repas, 2 les causeries du soir, 3
les sérénades sous les balcons dorés / Adieu
1 Naples et ses femmes, 2 les mascarades à la lueur des
torches, 3 les longs soupers à l’ombre des forêts), le dernier
membre de phrase résumant les trois précédents (Adieu l’amour et l’amitié). -
présence de nombreux « vers blancs » : octosyllabes
(Adieu l’amour et l’amitié / ma place est vide sur la terre / Je ne vous
aime pas, Marianne / c’était Cœlio qui vous aimait),
alexandrins (Je ne sais point aimer, Cœlio
seul le savait / Cœlio m’aurait vengé, si j’étais
mort pour lui / comme il est mort pour moi. Ce tombeau m’appartient / c’est
pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées) ou demi-alexandrins (Cœlio m’aurait vengé / c’est moi qu’ils ont tué). 3.
Réflexion existentielle : -
L’émotion présente dans le texte demande à être
précisée : Octave pleure-t-il son ami (la cendre que renferme cette
tombe est tout ce que j’ai aimé sur la terre, tout ce que j’aimerai), ou
pleure-t-il sur lui-même (c’est moi qu’ils ont tué) ? -
La deuxième réplique d’Octave oppose nettement les
deux (Je ne sais point aimer ; Cœlio
seul le savait / Lui seul savait… je ne sais pas les secrets), mais en
même temps tout est fait pour associer les deux personnages (Cœlio était la bonne partie de moi-même). -
Le système des personnages entrevu pendant la pièce se
précise : Octave et Cœlio ne sont qu’un seul
et même personnage. Comme dans la pièce les deux s’associaient pour séduire
Marianne, de même il apparaît que Cœlio et Octave
sont l’intérieur et l’extérieur d’une seule personne : Octave n’est
qu’une apparence vide (le masque d’un histrion) dans laquelle seul Cœlio a pu verser les seules gouttes de rosée qui y soient
jamais tombées, car lui seul savait verser dans une autre âme toutes
les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Octave ne peut donc
aimer qu’à travers Cœlio, il ne supportait sa
déchéance que parce que Cœlio conservait encore
dans son âme tendre et délicate la pureté qu’il avait perdue. C’est ce
que confirme à la fin de la dernière tirade d’Octave l’association étroite de
l’amour et de l’amitié (Adieu l’amour et l’amitié ! ma place est vide
sur la terre) : Octave n’a pu aimer Marianne qu’à travers l’amour de
Cœlio. -
Une fois Cœlio mort, Octave ne
peut plus aimer : c’est donc ainsi qu’il faut interpréter la dernière
réplique de la pièce. Octave ne se dévoue pas par fidélité pour Cœlio, son cœur est mort avec Cœlio
et il est véritablement incapable d’aimer Marianne. Conclusion : La
pièce s’achève sur le néant de deux vies. Et l’on a un peu de mal à imaginer
ce que pourra être la vie d’Octave ensuite. Cette incapacité à vivre, ce
déchirement intérieur sont ceux de Musset lui-même chez qui on retrouve à
plusieurs reprises cette idée d’un personnage double : dans la Nuit
de décembre où Musset évoque la vision obsessionnelle à chaque époque de
sa vie d’un personnage « vêtu de noir, qui [lui] ressemblait comme un
frère », ou dans Lorenzaccio où le personnage éponyme,
idéaliste contraint à la débauche, présente en même temps les traits de Cœlio et d’Octave. |