Phèdre acte I, sc.3 (1677)
Scène d’aveu: Phèdre avoue son amour pour Hippolyte à sa confidente œnone. Phèdre est-elle coupable ?
1) Description de l’amour :
- récit d’un coup de foudre avec ses symptômes physiques : Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue (homéotéleutes) ... Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler (asyndète) ; Je sentis tout mon corps et transir et brûler (polysyndètes ; thème emprunté à Sappho) ; champ lexical du corps (ma main, ma bouche, Mes yeux, mes veines) qui suggère dans les limites de la décence de l’époque un violent désir physique.
- images descriptives qui interprètent ces symptômes :
- la maladie d’amour (image traditionnelle, vocabulaire médical) : ambiguïté de Mon mal au v.269 ; D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables ; D’un incurable amour remèdes impuissants (chiasme), mes ennuis (terme fort = torture physique).
- le feu : champ lexical important (brûler, feux, brûlait, fumer, ardeur, flamme, une flamme si noire, chaleur) ; la flamme de l’amour (élément traditionnel) devient peu à peu le feu du sacrifice à Vénus (plus original), Phèdre s’immole elle-même et devient à son insu sa propre victime.
2) Le mal et la violence :
- la blessure (Ma blessure trop vive aussitôt a saigné) articule le thème de l’amour avec celui tout aussi traditionnel de la violence amoureuse.
- champ lexical de la guerre amoureuse (héritée de la préciosité) : mon superbe ennemi (antiphrase) ; J’excitai mon courage à le persécuter, Pour bannir l’ennemi ; l’ennemi que j’avais éloigné.
- Le choix de la violence (contre l’être aimé et enfin contre soi-même) est la seule solution qui reste à Phèdre : la structure même de la tirade montre à quel point le héros tragique est lui-même l’artisan de sa propre perte :
- coup de foudre (v.269-278) : l’amour est une torture (tourments inévitables)
- première tentative pour échapper à Vénus par la prière, qui augmente encore l’amour de Phèdre (v.279-290) : Hippolyte est vénéré comme un dieu (vocabulaire précieux : J’adorais Hippolyte, J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer, l’ennemi dont j’étais idolâtre)
- deuxième tentative (inverse) en feignant la haine pour Hippolyte (v.291-300) ;
- deuxième attaque de Vénus encore plus violente (v.301-306) : la déesse est décrite comme un prédateur cruel (C’est Vénus tout entière à sa proie attachée)
- résolution de mourir (v.307-316) qui retourne la violence contre Phèdre (J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur)
3) La fatalité :
- Plusieurs termes évoquent l’idée d’un sort hostile et inévitable: Athènes me montra mon superbe ennemi (personnification d’Athènes), Je reconnus Vénus, tourments inévitables, D’un incurable amour remèdes impuissants, En vain sur les autels ma main brûlait l’encens, fatal hymen, Vaines précautions! Cruelle destinée, Vénus tout entière, tes vains secours.
- Notion importante de l’injustice : le héros tragique, victime du destin, affirme être innocent: vocabulaire de la faute (J’ai conçu pour mon crime une juste terreur, une flamme si noire [oxymore]); mais Phèdre n’est pas responsable (mon âme éperdue, ma raison égarée) : la distinction (héritée de la casuistique) entre l’acte et l’intention disculpe partiellement Phèdre (Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence, Je t’ai tout avoué; je ne m’en repens pas, d’injustes reproches).
- elle veut seulement éviter la honte (Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire); importance du vocabulaire de l’apparence trompeuse des événements (semblait, je crus) comme de l’héroïne (J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre, cachant mes ennuis, une ardeur dans mes veines cachée, dérober au jour une flamme si noire).
Conclusion :
L’aveu de l’amour se double d’un plaidoyer : la narration des divers stades de cette passion tend à innocenter Phèdre, victime de la fatalité et de l’acharnement de Vénus.
|
Phèdre Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée, Sous les lois de l'Hymen je m'étais engagée, Mon repos, mon bonheur semblait être affermi, Athènes me montra mon superbe Ennemi. Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue. Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, Je sentis tout mon corps, et transir et brûler. Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables. Par des vœux assidus je crus les détourner, Je lui bâtis un Temple, et pris soin de l'orner. De victimes moi-même à toute heure entourée, Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. D'un incurable amour remèdes impuissants ! En vain sur les Autels ma main brûlait l'encens, Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse, J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse, Même au pied des Autels que je faisais fumer, J'offrais tout à ce Dieu, que je n'osais nommer. Je l'évitais partout. Ô comble de misère ! Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son Père. Contre moi-même enfin j'osai me révolter. J'excitai mon courage à le persécuter. Pour bannir l'Ennemi dont j'étais idolâtre, J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre. Je pressai son exil, et mes cris éternels L'arrachèrent du sein, et des bras paternels. Je respirais, Œnone. Et depuis son absence Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence. Soumise à mon Époux, et cachant mes ennuis, De son fatal hymen je cultivais les fruits. Vaines précautions ! Cruelle destinée ! Par mon époux lui-même à Trézène amenée J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné. Ma blessure trop vive aussitôt a saigné. Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée, C'est Vénus toute entière à sa proie attachée. J'ai conçu pour mon crime une juste terreur. J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur. Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire, Et dérober au jour une flamme si noire. Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats. Je t'ai tout avoué, je ne m'en repens pas, Pourvu que de ma mort respectant les approches Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches, Et que tes vains secours cessent de rappeler Un reste de chaleur, tout prêt à s'exhaler. Racine, Phèdre I, 3 (1677) |