En 1923, quelques lycéens dont Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal forment le groupe des « simplistes ». Ils expérimentent la mort par asphyxie, noyade, narcose, inhalation de vapeur de tétrachlorure de carbone, étudient les procédés de dépersonnalisation, les drogues, la vision extra-rétinienne, la voyance et la médiumnité... Plus tard à Paris ils fondent leur revue : Le Grand Jeu. Ils cherchent « ce point d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable cessent d'être perçus contradictoirement » (André Breton). Très vite des points de coïncidence apparaissent entre Le Grand Jeu et le surréalisme. Le premier explorant le surréel, sans craindre ni l’aliénation ni l’intoxication, alors que le second délaissait ces expérimentations très dangereuses. Daumal et ses amis espéraient « être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes ». Longtemps considérés comme un sous-groupe surréaliste, les membres du Grand Jeu apparaissent comme les précurseurs de la poésie contemporaine.

 

Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, René Daumal et Robert Meyrat

 

                 Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943) est le plus extrémiste : toxicomane incurable tout au long de sa courte vie, il trouve dans les stupéfiants un palliatif à une douleur existentielle  très profonde. A partir de 1933 il se brouille avec René Daumal et plonge chaque jour davantage dans la drogue : c’est de cette époque que date La Vie, l’Amour, la Mort, le Vide et le Vent, recueil de poèmes qui est le seul livre qu’il ait vraiment achevé…

 

 

 

 

Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943)

La bonne vie

 

Je suis né comme un vieux

Je suis né comme un porc

Je suis né comme un dieu

Je suis né comme un mort

Ou ne valant pas mieux

 

J’ai joui comme un porc

J’ai joui comme un vieux

J’ai joui comme un mort

J’ai joui comme un dieu

Sans trouver cela mieux

 

J’ai souffert comme un porc

J’ai souffert comme un vieux

J’ai souffert comme un mort

J’ai souffert comme un dieu

Et je n’en suis pas mieux

 

Je mourrai comme un vieux

Je mourrai comme un porc

Je mourrai comme un dieu

Je mourrai comme un mort

Et ce sera tant mieux

 

Roger Gilbert-Lecomte, 

La Vie, l’Amour, la Mort, le Vide et le Vent (1933)

 

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Roger Gilbert-Lecomte, La bonne vie

 

1. Un principe de variation :

-         Les nombreuses anaphores sont manifestement la clé de ce poème qui repose sur le principe de variation : quatre quintils d’hexasyllabes, dont les quatre premiers vers, formés d’une suite de quatre comparaisons, sont suivis d’un cinquième, décalé.

-         L’examen des rimes utilisées montre que la disposition de la  1ère strophe (vieux, porc, dieu, mort) est reprise par la 4e strophe, tandis que la 3e reprend la 2e (porc, vieux, mort, dieu). Cette structure en chiasme définit le texte comme un cycle : ce cycle est celui de la vie, de la naissance à la mort. Cette structure en chiasme suggère aussi un axe de symétrie entre la 2e et la 3e strophes : en effet autour de cet axe se répondent d’une part les aspects “ positifs ” de la vie (naissance et jouissance) et les aspects “ négatifs ” (souffrance et mort).

-         La structure en chiasme du poème se retrouve à l’échelle du quintil : soit deux adjectifs sont entourés de deux noms (vieux, porc, dieu, mort), soit deux noms sont entourés de deux adjectifs (porc, vieux, mort, dieu). Cette structure a pour effet d’associer vieux et porc d’une part, et dieu et mort d’autre part. Le 5e vers s’en trouve d’autant plus détaché du reste du quintil : la reprise de mieux systématiquement accompagné d’une négation montre qu’il ne peut y avoir d’amélioration dans cette vie, ironiquement qualifiée de bonne dans le titre. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette structure du texte correspond au titre du recueil : aspects positifs (La Vie, l’Amour), aspects négatifs (la Mort, le Vide) et la vanité des choses humaines (le Vent).

 

2. Un surplace sans espoir :

-         Qu’est-ce donc que cette bonne vie ? Une sorte de surplace sans espoir, où la vie et la mort ne se distinguent guère, non plus que la jouissance et la souffrance. Cette indifférenciation explique les paradoxes des comparaisons : la naissance et la mort ne se distinguant pas Gilbert-Lecomte peut dire “ Je suis né comme un mort ” ; il en de même pour la jeunesse et la vieillesse, la jouissance et l’absence de jouissance, la souffrance et l’absence de souffrance. Alors que les trois premières strophes sont au passé, la dernière est au futur, mais un futur qui est déjà un passé : l’homme destiné à mourir est déjà mort (“ Je mourrai comme un mort ”).

 

3. Un autre sens :

-         En regroupant nos remarques précédentes, nous distinguons pourtant un autre sens : au vieux porc s’oppose en effet le dieu mort. A la matérialité répugnante de la jouissance (soulignée par la diérèse j’ai jou-i) qui ravale l’homme à l’animalité traditionnellement la plus abjecte (le porc), s’oppose la spiritualité avec le thème du dieu mort (cf. Nietzsche) : au plaisir de l’homme de la 2e strophe (= péché de luxure) s’oppose la souffrance de Dieu dans la 3e strophe (= passion du Christ) ; à la mort de Dieu dans la 4e strophe s’oppose la vie de l’homme voué à la mort dès la naissance dans la 1ère strophe. L’opposition entre les 1ère et 2e strophe d’une part (aspects positifs) et les 3e et 4e strophes d’autre part (aspects négatifs) s’avère donc recouvrir aussi une opposition entre la matérialité de l’humain et la spiritualité de Dieu.

-         Ce poème illustre donc parfaitement ce qu’André Breton disait du Grand Jeu : “ ce point d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable cessent d'être perçus contradictoirement ”.