Jean-Jacques Rousseau, (1712-1778) écrivain et philosophe genevois de langue française

 

Intus, et in cute[1]

 

   Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.

  Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.

  Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet homme-là.

 

 Préambule des Confessions de J.J. Rousseau

 

 

 

Le préambule des confessions

 

  L'incipit des Confessions est un préambule qui permet à Rousseau, de façon assez orgueilleuse, de présenter son projet autobiographique. Il annonce ses intentions et revendique la singularité de son moi.

 

I. Une affirmation orgueilleuse de soi > la place centrale du moi:

Importance du je: plus de 40 occurrences des marques de la première personne (pronoms et adj. possessifs). Le narrateur parle en son nom (narrateur=auteur=personnage). Souvent en position de sujet des phrases. Le destinataire au début du texte est le lecteur (c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu : le pronom indéfini on, renvoie au lecteur).

Dans la deuxième partie du texte, le destinataire est Dieu, désigné par les périphrases (le souverain juge, maître éternel),  le pronom et l'adjectif possessif de la deuxième personne: Rousseau s'adresse directement à lui au style direct, à partir de “Voilà ce que j'ai fait” (ce qui témoigne d'un certain orgueil). Les autres hommes sont simplement évoqués par comparaison. Ils ne deviennent pas locuteurs, sauf à la fin, mais c'est dans une situation hypothétique présentée comme invraisemblable (qu'un seul te dise, s'il l'ose).  Þ insistance sur la première personne. Texte centré sur l'auteur.

  Rousseau se donne la place centrale. Il se présente, surtout dans le 3e paragraphe, en position de commandement : il donne des ordres, d'un ton assuré, y compris à Dieu. Présence des impératifs et des subjonctifs à valeur d'ordre: Rassemble, qu'ils écoutent, qu'ils rougissent, que chacun d'eux découvre... Ton assez solennel: rythmes ternaires.

  Une sorte de supériorité morale: celui qui demande à être jugé devient en quelque sorte le juge des autres, leur lance un défi (fin du texte).

  Il cherche à minimiser quelque peu ses fautes (les inexactitudes qui pourraient apparaître dans l'œuvre sont d'avance présentées comme secondaires ou excusables (ornement indifférent , défaut de mémoire).

A la fin, Rousseau se met en scène dans le jugement dernier: place centrale (autour de moi), s'adressant à Dieu (d'une façon quelque peu cavalière); un certain orgueil de la différence (idée qu'il n'est pas comme les autres, que les autres sont pires que lui). Il prétend dire le bien comme le mal, mais le bien est mis en relief et le mal relativement minimisé (tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été ) : deux mots péjoratifs (méprisable et vil), suivis de trois mots mélioratifs avec gradation (bon, généreux, sublime) mettent en relief l'aspect positif (sublime, hyperbole).

 

II. La singularité du Moi et la singularité de l'œuvre :

  Rousseau souhaite marquer sa différence, sa distance avec les autres hommes; voir les comparaisons (surtout l'idée qu'il n'y a pas de comparaison possible): Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. La métaphore du moule brisé fait-elle allusion à la mort de sa mère ? Toujours est-il que la personnification de la nature souligne elle aussi cette unicité du moi.

  Raisonnement par induction (généralisation): Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. On peut voir dans cette volonté de proclamer la singularité de l'individu un certain aspect romantique: l'affirmation du moi; un auteur qui se sent isolé de ses semblables, et qui se sent aussi messager. Son entreprise est anti-classique: Au XVIIe siècle, les grands écrivains pensaient, comme Blaise Pascal (1623-1662) que le moi est haïssable, (Pensées, 455). Rousseau est donc un précurseur qui s'engage dans une voie nouvelle: la narration des aventures personnelles, l'analyse des états d'âme individuels qui continueront durant toute la période romantique.

  Rousseau présente son ouvrage comme unique. Sans précédent et sans postérité: affirmations catégoriques... et paradoxales: une entreprise qui n'eut jamais d'exemple (cf. saint Augustin, Montaigne); dont l'exécution n'aura point d'imitateur (les autobiographies, carnets etc seront très nombreux au XIXe et XXe siècles)

Rousseau invite ses semblables à faire comme lui, ce qui crée là aussi un paradoxe: entreprise (...) dont l'exécution n'aura point d'imitateur s'oppose à que chacun découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité.

 

III. Le projet autobiographique: intentions et difficultés:

  Le projet est évoqué à plusieurs reprises, par plusieurs expressions: entreprise, ce livre, mes semblables... après m'avoir lu, qu'ils écoutent mes confessions (référence au titre).

  Le MOI sera au centre de cette oeuvre. Mise en relief par la phrase brève: moi seul, et par la répétition: ce sera moi. Moi seul. Le je est en même temps l'auteur et l'objet de l'étude: dans plusieurs phrases, je est en position de sujet et de COD : Je veux montrer à mes semblables un homme (...) et cet homme, ce sera moi / je viendrai (...) me présenter / Je me suis montré / j'ai dévoilé mon intérieur.

  Il y aura une adéquation parfaite entre le livre et la vie, d'où le présentatif: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. En présentant le livre, Rousseau présente sa vie. Un ton assez solennel dans le parallélisme de construction et le rythme ternaire (Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus) semble résumer toute sa vie.

  Obsession de la vérité, présente dans la citation de Perse "intus et in cute", mais aussi dans le réseau lexical du dévoilement, du regard: montrer / Je me suis montré tel que je fusj'ai dévoilé mon intérieur / tel que tu l'as vu toi-même / Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité.

  L'obsession de la transparence s'exprime aussi par la volonté de tout dire: contrastes, antithèses: (les deux facettes du personnage seront révélées). Insistance sur la sincérité: dans toute la vérité de la nature / franchise / rien tu / rien ajouté  / je me suis montré tel que je fus / j'ai dévoilé mon intérieur.../ avec la même sincérité / dans toute la vérité de la nature. On sait que Rousseau pense que la société corrompt l'homme. Se dévoiler, c'est échapper aux corruptions de la société.

 

  Rousseau a conscience de la difficulté de son entreprise: il lui faudra avouer ses fautes (champ lexical du mal : J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, / méprisable et vil). Il reconnaît qu'il a pu utiliser quelque ornement (remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire / J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être). 

 

Conclusion :

Rousseau peut affirmer qu’il forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur : en effet ce qu’il propose de montrer à ses lecteurs c’est le VRAI Rousseau, c’est-à-dire le Rousseau bon par nature à sa naissance (un homme dans toute la vérité de la nature) et dont les vices et les défauts ne sont que les conséquences de ce que la société des hommes lui aura fait subir.

 

 

 

 



[1] Perse : « A l’intérieur et sous la peau »