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Intus, et in cute[1] Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet homme-là. Préambule des Confessions de J.J. Rousseau |
Le préambule des confessions L'incipit des Confessions
est un préambule qui permet à Rousseau, de façon assez orgueilleuse, de présenter
son projet autobiographique. Il annonce ses intentions et revendique la
singularité de son moi. I. Une affirmation orgueilleuse de soi > la place centrale du
moi: Importance du je: plus de 40 occurrences des marques de la première personne
(pronoms et adj. possessifs). Le narrateur parle en son nom
(narrateur=auteur=personnage). Souvent en position de sujet des phrases. Le
destinataire au début du texte est le lecteur (c'est ce dont on ne peut
juger qu'après m'avoir lu : le pronom indéfini on, renvoie au
lecteur). Dans la deuxième partie du texte, le destinataire est Dieu, désigné
par les périphrases (le souverain juge, maître éternel), le pronom et l'adjectif possessif de la
deuxième personne: Rousseau s'adresse directement à lui au style direct, à
partir de “Voilà ce que j'ai fait” (ce qui témoigne d'un certain
orgueil). Les autres hommes sont simplement évoqués par comparaison. Ils ne
deviennent pas locuteurs, sauf à la fin, mais c'est dans une situation
hypothétique présentée comme invraisemblable (qu'un seul te dise, s'il
l'ose). Þ insistance sur la première personne. Texte
centré sur l'auteur. Rousseau se donne la place
centrale. Il se présente, surtout dans le 3e paragraphe, en
position de commandement : il donne des ordres, d'un ton assuré, y compris à
Dieu. Présence des impératifs et des subjonctifs à valeur d'ordre: Rassemble,
qu'ils écoutent, qu'ils rougissent, que chacun d'eux découvre... Ton
assez solennel: rythmes ternaires. Une sorte de supériorité
morale: celui qui demande à être jugé devient en quelque sorte le juge des
autres, leur lance un défi (fin du texte). Il cherche à minimiser
quelque peu ses fautes (les inexactitudes qui pourraient apparaître dans
l'œuvre sont d'avance présentées comme secondaires ou excusables (ornement
indifférent , défaut de mémoire). A la fin, Rousseau se met en scène dans le jugement dernier: place
centrale (autour de moi), s'adressant à Dieu (d'une façon quelque peu
cavalière); un certain orgueil de la différence (idée qu'il n'est pas comme
les autres, que les autres sont pires que lui). Il prétend dire le bien comme
le mal, mais le bien est mis en relief et le mal relativement minimisé (tel
que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux,
sublime, quand je l'ai été ) : deux mots péjoratifs (méprisable
et vil), suivis de trois mots mélioratifs avec gradation (bon,
généreux, sublime) mettent en relief l'aspect positif (sublime,
hyperbole). II. La singularité du Moi et la singularité de l'œuvre : Rousseau souhaite marquer sa
différence, sa distance avec les autres hommes; voir les comparaisons
(surtout l'idée qu'il n'y a pas de comparaison possible): Je ne suis fait
comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun
de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la
nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est
ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. La métaphore du moule brisé
fait-elle allusion à la mort de sa mère ? Toujours est-il que la
personnification de la nature souligne elle aussi cette unicité du moi. Raisonnement par induction
(généralisation): Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ;
j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. On peut voir
dans cette volonté de proclamer la singularité de l'individu un certain
aspect romantique: l'affirmation du moi; un auteur qui se sent isolé de ses
semblables, et qui se sent aussi messager. Son entreprise est anti-classique:
Au XVIIe siècle, les grands écrivains pensaient, comme Blaise Pascal
(1623-1662) que le moi est haïssable, (Pensées, 455). Rousseau
est donc un précurseur qui s'engage dans une voie nouvelle: la narration des
aventures personnelles, l'analyse des états d'âme individuels qui
continueront durant toute la période romantique. Rousseau présente son ouvrage
comme unique. Sans précédent et sans postérité: affirmations catégoriques...
et paradoxales: une entreprise qui n'eut jamais d'exemple (cf. saint
Augustin, Montaigne); dont l'exécution n'aura point d'imitateur (les
autobiographies, carnets etc seront très nombreux au XIXe et XXe
siècles) Rousseau invite ses semblables à faire comme lui, ce qui crée là aussi
un paradoxe: entreprise (...) dont l'exécution n'aura point d'imitateur
s'oppose à que chacun découvre à son tour son cœur au pied de ton trône
avec la même sincérité. III. Le projet autobiographique: intentions et difficultés: Le projet est évoqué à
plusieurs reprises, par plusieurs expressions: entreprise, ce
livre, mes semblables... après m'avoir lu, qu'ils
écoutent mes confessions (référence au titre). Le MOI sera au centre de
cette oeuvre. Mise en relief par la phrase brève: moi seul, et par la
répétition: ce sera moi. Moi seul. Le je est en même temps l'auteur et
l'objet de l'étude: dans plusieurs phrases, je est en position de sujet et de
COD : Je veux montrer à mes semblables un homme (...) et cet homme, ce
sera moi / je viendrai (...) me présenter / Je me
suis montré / j'ai dévoilé mon intérieur. Il y aura une adéquation parfaite
entre le livre et la vie, d'où le présentatif: Voilà ce que j'ai fait, ce
que j'ai pensé, ce que je fus. En présentant le livre, Rousseau présente
sa vie. Un ton assez solennel dans le parallélisme de construction et le
rythme ternaire (Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus)
semble résumer toute sa vie. Obsession de la vérité,
présente dans la citation de Perse "intus et in cute", mais aussi
dans le réseau lexical du dévoilement, du regard: montrer / Je me
suis montré tel que je fus / j'ai dévoilé mon intérieur / tel
que tu l'as vu toi-même / Que chacun d'eux découvre à son
tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité. L'obsession de la
transparence s'exprime aussi par la volonté de tout dire: contrastes,
antithèses: (les deux facettes du personnage seront révélées). Insistance sur
la sincérité: dans toute la vérité de la nature / franchise / rien
tu / rien ajouté / je me suis montré tel que je
fus / j'ai dévoilé mon intérieur.../ avec la même
sincérité / dans toute la vérité de la nature. On sait
que Rousseau pense que la société corrompt l'homme. Se dévoiler, c'est
échapper aux corruptions de la société. Rousseau a conscience de la
difficulté de son entreprise: il lui faudra avouer ses fautes (champ lexical
du mal : J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai
rien tu de mauvais, / méprisable et vil). Il reconnaît qu'il a pu
utiliser quelque ornement (remplir un vide occasionné par mon défaut de
mémoire / J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être). Conclusion : Rousseau peut affirmer qu’il forme une entreprise qui n'eut jamais
d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur : en effet ce
qu’il propose de montrer à ses lecteurs c’est le VRAI Rousseau, c’est-à-dire
le Rousseau bon par nature à sa naissance (un homme dans toute la vérité
de la nature) et dont les vices et les défauts ne sont que les
conséquences de ce que la société des hommes lui aura fait subir. |