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Tant que les hommes se
contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre
leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et
de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner
ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres
tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de
musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul
pouvait faire, et à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de
plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils
pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des
douceurs d’un commerce indépendant: mais dès l’instant qu’un homme eut besoin
du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul
d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété
s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se
changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des
hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et
croître avec les moissons. La métallurgie et
l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande
révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour la philosophie
ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre
humain; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus
aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels; les
autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué
l’un de ces arts sans l’autre; et l’une des meilleures raisons peut-être pourquoi
l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée
que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus
abondante en fer et la plus fertile en blé. […] Dès qu’il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut
d’autres hommes pour nourrir ceux-là. Plus le nombre des ouvriers vint à se
multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la subsistance
commune, sans qu’il y eût moins de bouches pour la consommer; et comme il
fallait aux uns des denrées en échange de leur fer, les autres trouvèrent
enfin le secret d’employer le fer à la multiplication des denrées. De là
naquirent d’un côté le labourage et l’agriculture, et de l’autre l’art de
travailler les métaux et d’en multiplier les usages. De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice: car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose Jean-Jacques Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) |
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D’or fut la première race d’hommes périssable que créèrent les Immortels, habitants de l’Olympe. C’était au temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères. : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre. Hésiode, Les travaux et les jours |
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Comme
on vivait bien sous le règne de Saturne, avant que la terre ne se soit
ouverte en longues routes ! Le
pin n'avait pas encore bravé les ondes d'azur ni offert aux vents une voile
déployée ; vagabond,
à la recherche du gain en des terres inconnues, le nautonier n'avait point
chargé son vaisseau de marchandises étrangères. En
ce temps-là, le robuste taureau n’allait pas sous le joug ; le cheval ne
mordait point le frein d'une bouche domptée ; aucune
maison n’avait de porte ; pas de pierre enfoncée dans les champs qui
réglementât les champs en bornages précis. Les
chênes d’eux-mêmes donnaient du miel, et spontanément les brebis venaient mettre
à la disposition des hommes sans inquiétude leurs mamelles pleines de lait. Il
n'y avait pas d'armée, pas de colère, pas de guerre, et un cruel forgeron, de
son art sans douceur, n'avait pas introduit le glaive. Maintenant,
sous l'empire de Jupiter, ce sont meurtres et blessures toujours, maintenant
c'est la mer, maintenant vers le trépas ce sont soudain mille routes. Tibulle, Elégie I, 3 |
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Les édifices royaux ne laisseront bientôt que peu d'arpents à la charrue, on verra de toutes parts des viviers d’une étendue plus vaste que le lac Lucrinus, et le platane célibataire évincera
les ormes ; alors les violettes, et le myrte, et toute la richesse de
l'odorat répandront leurs parfums dans les oliveraies qui étaient fertiles
pour le maître précédent ; alors
le laurier touffu repoussera de ses rameaux les chocs brûlants. Il n’en avait
pas été prescrit ainsi sous les auspices de Romulus et de l’hirsute Caton et
par la règle des anciens. La
fortune privée de ces gens-là était vite recensée, la fortune publique était
grande ; aucun portique mesuré avec des perches de dix pieds ne
recueillait pour les simples particuliers la Grande Ourse ombreuse, et les lois ne permettaient pas de dédaigner la motte de gazon qui se trouvait là, ordonnant d’orner les citadelles aux frais de l’Etat et les temples des dieux avec une pierre nouvelle. Horace, Odes, II, 15 |
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___________________ Rousseau, Discours sur
l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes 1)
Une évocation fantasmatique de l’humanité : -
Si l’on compare ce texte à la réponse que lui fit Voltaire dans son Dictionnaire
philosophique (1764), on est frappé par le caractère affirmatif, presque
péremptoire, du texte de Rousseau. Le texte, presque entièrement au passé
simple de l’indicatif, se présente comme un texte historique à la véracité
indiscutable. La longue période du premier paragraphe est en effet construite
sur une opposition temporelle entre un état durable (anaphores de tant que),
et un changement brutal (mais dès l’instant que… dès que). -
Les détails exotiques (coudre leurs habits de peaux avec des épines ou
des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de
diverses couleurs) sont empruntés aux nombreux récits de voyages parus au XVIe
siècle (d’où la référence aux amérindiens : l’un et l’autre étaient-ils
inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels). Mais cette vision de
l’humanité est surtout influencée par des lectures plus anciennes, en
particulier les évocations de l’âge d’or dans l’Antiquité (par exemple
Hésiode dans Les travaux et les jours, ou Tibulle dans l’Elégie
I, 3). En particulier les outils n’existent pas, ou plutôt il s’agit d’outils
« naturels », fournis directement par la nature (des épines ou des arêtes,…
des pierres tranchantes). De même l’expression « Tant que les hommes se contentèrent de leurs
cabanes rustiques » renvoie directement à toute une littérature (latine) sur le mos
majorum (= la façon de vivre des ancêtres) qui chante les mérites du bon
vieux temps où la simplicité était alliée à la vertu et où les gens
habitaient des cabanes rustiques (ainsi Horace dans les Odes, II, 15). Les quatre
adjectifs qui font le bilan de cette période (libres, sains, bons et
heureux)
récapitulent les valeurs habituellement véhiculées par ce type de textes
(c’est très exactement ce que dit Hésiode). -
Comme dans les récits mythologiques, cet âge d’or cesse brusquement,
non par la volonté des dieux, mais par celle des hommes. Cette rupture
violente est marquée par le mais qui, après une longue protase
consacrée au temps du bonheur, introduit une apodose consacrée au malheur.
L’apparition de la métallurgie, et en particulier du fer, n’est pas sans
évoquer justement l’âge de fer des mythologies antiques. 2)
Système d’oppositions : -
Le texte repose sur un système d’oppositions qui relèvent davantage
de l’argument de valeur et sont surtout des a priori que Rousseau impose à
son lecteur. -
Le poète s’oppose au philosophe (Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais
pour la philosophie ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et
perdu le genre humain) : le poète, traditionnellement (depuis Platon) associé à la
fiction, n’a donc pas une parole véridique, à la différence du philosophe (=
Rousseau) qui, lui, dit la vérité. Cette opposition est d’autant plus
inattendue que, comme on l’a vu, Rousseau présente ici une reconstitution qui
emprunte beaucoup au contraire à la tradition poétique de l’âge d’or. -
L’égalité s’oppose à la propriété (l’égalité disparut, la propriété
s’introduisit) :
l’asyndète entre les deux propositions suggère un rapport évident de cause à
effet, bien que la notion d’égalité ne soit pas explicitée (égalité de
droit ? de pouvoir ?) ; l’opposition avec la seconde
proposition suggère qu’il s’agit d’une égalité liée à la possession (il était utile à un seul
d’avoir des provisions pour deux). La troisième proposition, elle aussi en
asyndète (le
travail devint nécessaire), est donc présentée aussi comme une conséquence logique… qui n’a
rien de logique : d’une part le travail était déjà nécessaire auparavant
(il s’agit ici, mais Rousseau ne le précise pas, d’un travail aliénant
au bénéfice d’un autre) ; d’autre part la propriété n’implique pas
nécessairement que celui qui s’applique à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à
des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains soit obligé de travailler
pour celui qui a des provisions pour deux. -
On retrouve le même procédé d’écriture avec les rapports logiques
suggérés entre la civilisation et la perte du genre humain (civilisé les
hommes et perdu le genre humain). La présentation est donc
tendancieuse : la rhétorique permet de faire passer des a priori pour
des arguments logiques : post hoc, ergo propter hoc (= « après cela, donc à
cause de cela »). 3)
Une reconstruction tendancieuse : -
Le texte abonde en éléments qui soulignent l’enchaînement nécessaire
des événements : conjonctions de subordination de temps à valeur de
cause (dès
l’instant que, dès que), conjonction de subordination de cause (comme il fallait aux uns), rapports de
proportionnalité (Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut
de mains employées à fournir à la subsistance commune), locutions diverses (De là naquirent… De la
culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage,… de
la propriété une fois reconnue). Or, à y regarder de près, les divers
arguments n’ont de logique que leur présentation : par exemple les
terres peuvent être cultivées en commun sans que nécessairement il
faille les partager… De même Rousseau ne dit pas un mot sur les motivations
de ceux qui acceptent de travailler pour d’autres, comme s’il y avaient été
contraints (mais contraints comment ?…). - Surtout, cette peinture de l’humanité renvoie discrètement à la Bible, suggérant une assimilation entre la nature et le paradis d’une part, et entre la civilisation et le péché originel d’autre part. La phrase « les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes » fait clairement allusion au chapitre III de la Genèse, quand l’homme est puni d’avoir mangé le fruit de la connaissance (« A l'homme, [Dieu] dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l'herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière »). L’antithèse oppose les campagnes riantes (= paradis) à la sueur des hommes, maudits pour avoir accepté le travail commun ; la métaphore y fait fleurir des allégories (on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons). Conclusion : Un texte très idéologique, avec une présentation très tendancieuse des « faits ». Rousseau semble ici vouloir convaincre par un raisonnement rigoureux, alors qu’il ne cherche en fait qu’à persuader, de manière très sophistique… à (texte intégral du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) |