Voltaire (1694-1778), homme de lettres et philosophe français, auteur d’essais et de contes philosophiques qui témoignent de son souci de vérité, de justice et de tolérance(1694-1778)

 

 

 

 

 

 

 

 

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ? - Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo. - Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.

 

 

 

Voltaire, Candide (1759), chapitre XIX

 

 

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Passage très important dans la composition du conte : c’est le retour à la réalité après le bonheur utopique de l’Eldorado ; c’est aussi la première fois que Candide commence à remettre en question l’optimisme de Pangloss.

 

1. Le retour à la réalité :

-         Tout dans cet épisode fait contraste avec l’Eldorado :

-         L’argent, qui n’avait pas d’importance en Eldorado, est ici le fondement même de l’esclavage (C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe / ma mère me vendit dix écus patagons / tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère). Il détruit les liens familiaux, la morale chrétienne et l’humanité.

-         Alors que l’Eldorado pratique un déisme débarrassé du clergé, Voltaire dénonce la complicité active de l’Eglise dans l’esclavage, aussi bien en Afrique qu’à Surinam. Il en souligne aussi le cynisme et l’illogisme : au lieu d’adorer Dieu, la mère conseille d’en adorer les serviteurs (bénis nos fétiches, adore-les toujours) ; le discours des fétiches hollandais montre un décalage choquant entre leurs paroles et leurs actes (vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible).

-         Voltaire use d’un ton dépouillé pour dire l'horreur brute de l’esclavage, d'abord pour évoquer la prostration du nègre (un nègre étendu par terre), puis son état physique, décrit avec la neutralité d'un constat, où seul l’adjectif pauvre laisse deviner une émotion (il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite). C’est principalement le nègre qui a la parole, l’intervention de Candide est très limitée : découverte du nègre, question (Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?) et commentaire final. Or le nègre n’a aucune velléité de contester cet état de choses (c'est l'usage). La relation maître-esclave est affirmée par un rapport de soumission fortement marqué (j'attends mon maître). Le nom du maître (Vanderdendur = vendeur-dent-dure) accentue l'effet d'une autorité brutalement revendiquée et appliquée. Enfin, l’expression le fameux négociant marque la légalité de sa conduite, comme celle d'un homme de bonne réputation, un notable de la servitude et non un négrier clandestin.

 

2. Une attaque en règle de l’optimisme :

-         L’esclavage cristallise tous les éléments contre l’optimisme car il touche directement la personne humaine. La guerre transformait les hommes en viande, l’esclavage va plus loin en mettant les hommes en dessous des animaux (Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous). L’aspect religieux du texte est important : au-delà de la critique de l’Eglise, Voltaire, en faisant allusion à la Genèse, rappelle que l’homme a été fait à l’image de Dieu (nous sommes tous enfants d'Adam) et que l’esclavage est un avilissement de l’image de Dieu. D’où l’allusion au Christ entrant dans Jérusalem et pleurant sur les péchés de la ville (il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam). C’est en cela que l’esclavage est au sens strict une abomination (= impiété insupportable).

-         Surtout l’esclavage ne peut exister qu’avec la complicité criminelle des trois angles du commerce triangulaire : les parents africains qui vendent leurs enfants sans remords (tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère) ; la rapacité des commerçants aidés par une Eglise sans scrupules (si ces prêcheurs disent vrai) ; la bonne conscience des consommateurs européens (C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe). Dans un monde écartelé par le commerce triangulaire, l’optimisme n’est plus possible (il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme), ce que souligne la question (Qu'est-ce qu'optimisme ?) du pragmatique Cacambo qui ne connaît même pas le mot…

 

3. Dénonciation de l’esclavage ou exploitation tendancieuse ?

-         Les philosophes du XVIIIe siècle ne condamnaient l’esclavage que du bout des lèvres. Ainsi dans le livre XV de l’Esprit des lois, Montesquieu donne des conseils pour maintenir l’esclavage (pitié, miséricorde, moins de coups pour plus d’efficacité…) ; Diderot propose d’exploiter l'amour de la musique chez les esclaves africains pour les faire travailler en cadence… Il faut donc replacer Voltaire dans son contexte historique pour voir toutes les limites de ce soi-disant défenseur des droits de l’homme.

-         D’une part, Voltaire semble reprendre, dans la peinture qu’il fait du nègre de Surinam, l’idée de Grotius (1583-1645, juriste, théologien et diplomate hollandais, théoricien du droit, particulièrement en matière de droit international) qui distingue la soumission volontaire et la soumission forcée. L’esclavage, sous sa double forme, volontaire ou involontaire, serait un acte de soumission comparable à de celui de l’enfant pour ses parents ou du sujet pour son roi. Fonder l’esclavage sur cette acceptation, c’est prétendre que c’est la volonté et non la force qui est à son origine, c’est le justifier. Or c’est précisément ce que fait le nègre qui obéit à sa mère, comme il obéira à son maître, sans songer à résister (c'est l'usage).

-         D’autre part, la référence des Lumières du point de vue de l’anthropologie est Buffon (1707-1788) qui établit une hiérarchie des races en plaçant les Blancs en haut et les Noirs en bas. Les philosophes pensent que l’homme est perfectible, mais qui dit perfectibilité dit aussi inégalité de niveau. C’est bien l’idée qui est avancée par la mère de l’esclave (tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs) dont Voltaire souligne le manque d’intelligence (ils te feront vivre heureux) ou le cynisme...

-         Enfin l’objet de Voltaire n’est pas tant de dénoncer l’esclavage que de s’en servir, ce que montrent clairement certains passages tendancieux du texte qui déforment sciemment la vérité au profit de la démonstration philosophique. Les mutilations et tortures étaient sévèrement réprimandées par le Code Noir de 1685 (Art. 42 : Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement.). Non seulement la présentation de Voltaire est fausse (Art. 38 : L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis une épaule; s'il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule; et, la troisième fois, il sera puni de mort), mais la présentation en parallélisme des deux mutilations met sur le même plan une mesure sanitaire (couper la main pour éviter la gangrène) et une punition qui n’a jamais existé.