(1694-1778) |
Rien
n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées.
Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient
une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent
d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie
ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la
mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une
trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha
du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin,
tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp,
il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il
passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village
voisin ; il était en cendres : c'était un village abare
que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des
vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui
tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées
après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les
derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur
donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras
et de jambes coupés. Candide
s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares,
et des héros abares l'avaient traité de même.
Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des
ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites
provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses
provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire
que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il
ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château
de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de
Mlle Cunégonde. Voltaire, Candide,
chapitre 3 |
Introduction : Après son expulsion du « paradis », Candide
ayant été enrôlé de force, doit expérimenter la guerre. Ce chapitre permet à Voltaire, à travers une double vision, faussement élogieuse d'abord, puis
réaliste, de dénoncer une pratique qu'il a déjà violemment stigmatisée dans Micromégas et qu'il dénoncera encore dans son Dictionnaire
philosophique. L’arrière-plan historique est la guerre de Sept Ans (de
1756 à 1763), déclenchée par la Prusse de Frédéric II, le roi philosophe avec
lequel Voltaire s’est fâché. |
Lecture (2 points) Te Deum → prononcer Té Déom. |
Problématique : Comment Voltaire concilie-t-il les impératifs du conte
(une succession d'épisodes auxquels est mêlé le jeune héros) et les objectifs
philosophiques (montrer que rien n'est « pour le mieux ») ? |
Plan fondé sur le mouvement du texte : La composition du texte repose sur le principe de la
variation : les deux premiers paragraphes ont une même structure (musique
→ massacre détaillé → boucherie). Le troisième paragraphe reprend le
principe de la variation : la même situation guerrière se répète, mais
inversée, suivie là encore de la boucherie rapprochée de la nourriture. |
Explication : D’abord dans le premier paragraphe Voltaire recours au registre épique qui
parodie l’épopée : Rien
n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées (hyperboles soulignées
par l’anaphore de
si ; cadence majeure
[2-3-3-5], accumulations
de termes mélioratifs).
Mais Voltaire place, ici et là, des indices qui préviennent le lecteur qu'il
ne faut pas prendre les choses au pied de la lettre : ainsi, on voit se
glisser dans l'énumération des instruments de musique les canons, qui viennent rappeler la
réalité de la guerre. La chute de la deuxième phrase « une harmonie
telle qu'il n'y en eut jamais
en enfer » joue exactement le même rôle : l’harmonie renvoie à l’harmonie
préétablie (dont Pangloss reparlera aux chap. 28 et 30) de Leibniz dont Candide
est conçu comme une réfutation. On a d’abord une vision de loin (analogue à celle des
rois qui font tuer ces gens) où les soldats sont semblables aux soldats de
plomb utilisés dans les maquettes des états-majors (Les canons renversèrent d'abord à peu près six
mille hommes de chaque côté). Puis vient
une vison de près (celle de Candide) qui révèle l’horreur de la guerre, avec
une sorte de zoom progressif créant une gradation (les canons → la mousqueterie → la baïonnette). Déshumanisés, les soldats sont de simples choses, ce
sont les armes qui agissent (Les
canons renversèrent, la mousqueterie ôta). Cet
aspect des choses est encore souligné par la feinte froideur du
narrateur qui procède par euphémismes (renversèrent,
ôta du meilleur des mondes, fut aussi la raison suffisante de la mort =
tuer ; cf. les « dommages collatéraux » de notre époque) et
semble justifier moralement le massacre (les termes péjoratifs, coquins et infectaient, présentent les victimes comme des
« mauvais » dont la disparition est une bonne chose). La terminologie
employée (meilleur des mondes, raison suffisante) renvoie encore
à la philosophie de Leibniz. Le narrateur énumère les chiffres sans aucune
émotion particulière (six
mille hommes de chaque côté, dix mille, quelques milliers) ;
et l’approximation du chiffre total (Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes)
suggère une certaine indifférence. Avec ce jeu sur l’éloignement et le rapprochement, Voltaire
rejoint Diderot qui dans sa Lettre
sur les Aveugles (1749) disait : « Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir
lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous
que la privation de la vue sur les aveugles? [...] Aussi je ne doute point
que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n'eussent moins de peine à
tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une
hirondelle, qu'à égorger un bœuf de leurs mains. »
Il s’agit donc de mettre sous les yeux toutes les horreurs, de passer des
visions théoriques de la philosophie à la dure réalité (Candide qui tremblait comme un philosophe). L’oxymore qui
clôt le paragraphe (boucherie héroïque) condense de façon lapidaire la
critique de la guerre dans laquelle les puissants restent à l’abri, au
détriment du reste des gens. Le deuxième paragraphe reprend donc la même structure
que le premier avec un début en musique, et la même ironie puisque un Te Deum est un
chant d’action de grâce pour remercier Dieu… après le massacre de 30.000
personnes : or les rois, de droit divin, sont censés être les défenseurs
de la chrétienté et les pères de leurs sujets. L’expression raisonner
des effets et des causes souligne l’absurdité de la situation, en même
temps qu’elle est une nouvelle critique de Leibniz dont elle reprend les
termes philosophiques. Alors que dans le paragraphe précédent les victimes
étaient des militaires, ici ce sont des civils ; les victimes sont
toutes des innocents inoffensifs (des
vieillards… leurs femmes… leurs enfants… des filles), et
les bourreaux sont ironiquement qualifiés
de héros. Le champ lexical de la violence est très étendu et
très diversifié, il englobe les actions meurtrières et leur résultat, sous
une forme répétitive et réaliste : morts,
mourants, brûlé, criblés, égorgés, éventrées, à demi brûlées (homéotéleutes en é
qui soulignent les actions subies). Ce champ lexical comporte également
toutes sortes de détails anatomiques horribles (mamelles sanglantes, cervelles, bras et jambes coupés, membres
palpitants). Ainsi après un registre épique dont l’ironie s’adressait à la raison du
lecteur (= convaincre), Voltaire recourt cette fois-ci au registre pathétique qui s’adresse aux
sentiments du lecteur (= persuader). Voltaire pratique pourtant aussi l’ironie avec
l’expression selon les lois du droit public qui est une allusion au Jus Gentium de
Wolff ainsi qu’à son Jus Naturae (après avoir assouvi les besoins naturels
de quelques héros) : or Wolff est un partisan de la philosophie de Leibniz.
Nouvelle attaque donc du philosophe allemand. La fin du paragraphe est une variation sur la boucherie
héroïque du premier (Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté
de bras et de jambes coupés) : la volonté de puissance des
souverains transforme les hommes en viande. Le troisième paragraphe montre que la violence est
universelle. La même situation guerrière se répète, mais inversée (Candide s'enfuit au plus vite dans un autre
village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares
l'avaient traité de même ; les homéotéleutes de Bulgares et Abares soulignent la symétrie et l'universalité de
la cruauté...), suivie de la boucherie rapprochée de la nourriture (toujours marchant sur des membres palpitants → portant quelques petites provisions).
L’expression théâtre
de la guerre est également un écho de la description de la bataille
comme un spectacle au premier paragraphe. Chassé du paradis
terrestre, Candide découvre donc que le monde est transformé en
enfer par la soif de puissance des rois qui ont oublié leurs devoirs
sacrés. Le fait que Candide veuille aller en Hollande où on était chrétien,
souligne que cette bataille n’est pas le fait de chrétiens… Conclusion : Ces variations montrent donc une évolution de l’art
(spectacle, musique) vers la boucherie, de l’esprit vers la chair, de l’homme
vers l’animal : l’être humain devient viande, annonçant en cela le thème
du cannibalisme (épisodes des Oreillons et la fesse de la vieille). Face aux atrocités de la guerre, Candide préfère
s'éloigner lâchement du champ de bataille : il refuse ainsi de remettre en
cause une vision absurde du monde. L'expérience ne lui a donc pas encore
profité, puisqu'il préfère continuer à réciter les leçons optimistes de
Pangloss. Cependant, le récit de Voltaire - par l'ironie qui transparaît à
travers ce regard indifférent - se montre paradoxalement plus efficace qu'une
dénonciation directe ou toute théorique de la guerre. Le lecteur retient immédiatement
la leçon de cette « boucherie héroïque ». Cette satire de la guerre remet aussi en cause, à la
fois les idées sectaires et dogmatiques des philosophes qui peuvent justifier
les pires horreurs et l'idéologie des aristocrates pour lesquels l'héroïsme
guerrier constitue l'apanage de la noblesse. Dans la suite du conte, Candide
vivra d'autres expériences qui l'amèneront à rejeter les dogmatismes et les
idéologies. |