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Flore, une
jeune fille de 18 ans, assez sauvage, repousse tous les autres hommes, mais
est amoureuse de Jacques Lantier, un chauffeur de
locomotive. Alors qu’elle se donnait à lui, Lantier,
dans un accès de folie meurtrière, vient d’avoir la tentation d’égorger.
Terrifié par cette pulsion meurtrière, il s’interroge sur ce qui l’a poussé à
faire cela. Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il
aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de différent, lorsqu'il se
comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa
jeunesse, souvent déjà il s'était questionné. Sa mère, Gervaise, il est vrai,
l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n'arrivait que le
second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu'elle était
accouchée du premier, Claude, et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni
Etienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père
gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais
cœur devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses frères
avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se
dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu'on le disait à moitié fou
de son génie. La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure.
Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas
qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ces crises
l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient, dans son être, de subites
pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui
échappait, au milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne
s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant,
il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie, ayant
remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou. Et il en venait à
penser qu'il payait pour les autres, les pères, les grands-pères,
qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, un
lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs
de femmes, au fond des bois. émile Zola La Bête humaine, II
(1890) |
émile Zola La Bête humaine, II
(1890) 1. Une
famille dominée par le mal: -
Introspection
au style indirect libre; indices de l’incertitude du personnage (focalisation
interne): il est vrai, semblait, Peut-être aussi ses frères avaient-ils eu
chacun son mal, il en venait à penser. -
Champ
lexical de la famille important (mère, frères, mère si enfant et d’un père
gamin, ses frères, l’aîné, famille, fêlure héréditaire, les pères, les grands-pères, les générations d’ivrognes),
systématiquement associé au thème d’une tare héréditaire. -
Anomalie
de parents qui sont des enfants, inversion de la situation normale, notion
d’irresponsabilité (père gamin). -
Ambivalence
du mot mal: -
celui
qu’on fait: le mauvais cœur de Lantier. -
surtout
celui qu’on subit: souffrir, tant de larmes, chacun son mal, lent
empoisonnement. 2.
Explication naturaliste de ce mal: -
Explication
sociologique par l’alcool: l’alcool n’intervient qu’à la fin du texte, comme
pour justifier matériellement (voire “ scientifiquement ”) des
remarques sur l’hérédité de sa tare (les générations d’ivrognes dont il
était le sang gâté, un lent empoisonnement). L’alcool n’apparaît à cette
place que parce qu’il est surtout le révélateur de quelque chose de plus
profond, la folie qui frappe l’ensemble de la famille (le frère à moitié
fou de son génie, ou Lantier que la moindre
goutte d’alcool le rendait fou). -
Explication
“ scientifique ” par la folie: l’hérédité explique que le mal se
transmette de génération en génération. La formule La famille n’était
guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure, est reprise en parallélisme
par de subites pertes d’équilibre, comme des cassures: l’individu
reproduit à son niveau la tare générale de la famille. Métaphore filée à
partir de l’expression familière “ être fêlé ” (beaucoup avaient
une fêlure / fêlure héréditaire / des cassures, des trous par lesquels son
moi lui échappait). -
Cette
écriture confère au texte une dimension fantastique dont Zola va se servir
pour suggérer la présence de forces obscures qui agissent sur l’homme. 3.
Une fatalité naturaliste: -
Idée
de culpabilité, d’une faute inavouable (Peut-être aussi ses frères
avaient-ils eu chacun son mal, qu’ils n’avouaient pas / Lantier a honte de ces crises), idée qu’il faut
payer même si l’on est innocent (devait coûter à Gervaise tant de
larmes, il payait pour les autres), d’où l’idée de fatalité. -
Description
qui reprend un certain nombre d’éléments typiques de la littérature
fantastique: le fait d’être habité par quelque chose (c’étaient, dans son
être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par
lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui
déformait tout), la dépossession de son moi (Il ne s’appartenait plus)
qui aboutit au thème du lycanthrope. -
La
bestialité originelle est révélée par l’alcool en une métaphore discrètement
filée (l’aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement
/ la bête enragée / une sauvagerie qui le ramenait avec
les loups mangeurs de femmes, au fond des bois); on retrouve chez
les deux frères cette ambivalence du mal, l’un qui se dévore lui-même,
l’autre qui dévore les femmes dans une sorte de régression (ramenait)
au stade animal. Conclusion: Dans cette introspection au style indirect
libre, Zola présente donc plusieurs explications, apparemment
contradictoires, mais qui en fait se complètent: l’hérédité et le milieu
social (thèmes chers au naturalisme), mais aussi des considérations plus
irrationnelles qui donnent plus de profondeur au texte: si la fatalité des
Anciens ou de l’âge classique a disparu, elle réapparaît discrètement dans
l’écriture métaphorique de Zola. |