(1880-1918)

Le Pont Mirabeau

 

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

 

Manuscrit d’Apollinaire, avec ponctuation

Poème lu par Apollinaire

 


 

 

Introduction

Phrase d’accroche :

Nous allons étudier le poème sans doute le plus célèbre d’Apollinaire

 

Présentation de l’auteur et de l’œuvre :

Apollinaire est l'un des poètes français les plus importants du XXe siècle par son souci de faire entrer la poésie française dans la modernité. En tant que critique, il fréquenta de nombreux artistes (peintres cubistes en particulier), et c’est lui qui inventa le mot « surréalisme » pour désigner cette forme d’art transdiciplinaire visant à libérer l’inconscient du contrôle de la raison.

 

Présentation du texte :

Ce poème, « Le pont Mirabeau », est le deuxième texte d’Alcools, un recueil de poèmes composés entre 1898 et 1913, et publiés en 1913. « Le pont Mirabeau » succède au poème liminaire « Zone » qui revendique une modernité radicale de la poésie (absence de ponctuation ; vers irréguliers, proches de la prose ; thématique de la ville moderne). Or, curieusement, ce texte semble être un retour à une forme de versification plus classique, qui semble se présenter comme une chanson (ce poème a été mis en chanson plusieurs fois). Apollinaire évoque sa rupture avec Marie Laurencin, une peintre avec laquelle il eut une liaison, et évoque la fuite du temps semblable à l'eau qui s'en va. L'eau est un thème lyrique qui traditionnellement renvoie au passage du temps et à la fuite de l'amour. 

 

 

lecture

(2 points)

 

Les quatrains sont des décasyllabes (les vers 2 et 3 de chaque strophe étant en fait un décasyllabe cassé : 4 + 6). Attention donc à la diérèse « vi-olente » (il faut entendre 10 syllabes à chaque fois !).

Le refrain est au contraire en heptasyllabes (rythme impair et rare).

Difficulté d’un texte sans ponctuation : marquer une pause à la fin du premier vers.

 

explication linéaire

(8 points)

 

Problématique :

Comment Apollinaire renouvelle-t-il le thème traditionnel du temps assassin ?

 

 

Plan fondé sur le mouvement du texte :

Le texte, scandé par le retour d’un refrain en distique, comporte quatre quatrains où, après l’évocation du pont lui rappelant son amour passé (premier quatrain), le poète évoque la lassitude qui s’installe dans le couple (deuxième quatrain), puis la fuite de l’amour (troisième quatrain), et enfin la fuite du temps qui laisse cet amour dans un passé inaccessible (quatrième quatrain).

 

 

Explication linéaire :

L’évocation du pont lui rappelle son amour passé :

Le pont Mirabeau est à l’époque un ouvrage moderne, et il continue la recherche de modernité de « Zone ». Le pont Mirabeau, situé à Auteuil, était emprunté par le poète lorsqu'il rentrait de chez Marie Laurencin. Apollinaire mêle donc ici un souvenir personnel et une volonté de modernité.

Les quatrains sont en fait des tercets à la base (voir le manuscrit) : les vers 2 et 3 de chaque strophe sont en fait un décasyllabe coupé en deux (4 + 6). Il s’agit là encore d’une volonté de donner une forme moderne à la poésie, avec le choix de casser le rythme traditionnel des décasyllabes, ce qui a chaque fois crée une rime orpheline.

L’absence de ponctuation fait hésiter à dessein sur la construction de la phrase : faut-il lire « Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours » (dans une rupture de construction en hyperbate), ou bien « Sous le pont Mirabeau coule la Seine. Et nos amours, Faut-il qu’il m’en souvienne ». L’accord du verbe, le manuscrit et l’enregistrement audio d’Apollinaire lui-même montrent qu’il s’agit de la deuxième solution. Mais cette ambiguïté associe dès le début du poème l’amour à la Seine qui passe.

Cet amour orageux trouvait son équilibre en quelque sorte dans une compensation de la peine par la joie. Dans cette antithèse, la joie est présentée dans le vers en première position alors qu’elle vient après (« La joie venait toujours après la peine ») : c’est déjà pour le poète une tentative de remonter vers un passé heureux.

Le mètre choisi pour le distique, l’heptasyllabe, montre là aussi une volonté de modernité héritée de l’ « Art poétique » Verlaine (« De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air »). Cette sorte de refrain oppose un souhait (avec deux subjonctifs « vienne, sonne » = « que vienne la nuit, que sonne l’heure ») à la réalité de l’indicatif « Les jours s’en vont je demeure ». Le parallélisme de construction « Vienne la nuit sonne l’heure » associe le temps qui passe inexorablement à la nuit, symbole habituel de la vieillesse ou de la mort ; à cette nuit s’opposent les jours, lesquels sont opposés à leur tour au « je » du poète : dans ce monde héraclitéen en perpétuel mouvement où tout coule, tout passe, seul le poète « demeure ». Sa fixité le condamne donc à un abandon progressif.

 

La lassitude qui s’installe dans le couple :

Le poète tente alors de restaurer ce qui fut un couple, par l’emploi de la 1ère personne du pluriel « restons », « nos bras », par la répétition deux par deux de « Les mains dans les mains… face à face ».

Mais ce fragile équilibre est immédiatement brisé, comme le décasyllabe qui suit, avec une cassure (« Tandis que sous… le pont ») qui crée un déséquilibre dans la versification. Au pont Mirabeau du premier quatrain succède la métaphore « Le pont de nos bras », dérisoire tentative de recréer un lien.

Mais à la Seine succède à son tour « l’onde si lasse » des « éternels regards » : l’éternité tant recherchée de l’amour devient une lassitude, l’échange des regards est désormais vain, ce que souligne l’antéposition du complément de nom « des éternels regards » : le chiasme adjectif-nom/nom-adjectif crée une antithèse entre l’éternité de l’amour et la lassitude de l’amour, tué par le temps qui s’écoule comme l’eau.

 

La fuite de l’amour :

A la métaphore des regards qui coulent, succède une comparaison explicite, « L’amour s’en va comme cette eau courante ». La répétition de « L’amour s’en va » marque le caractère inexorable de cette perte. Le temps semble alors se distordre puisqu’il est à la fois rapide (« eau courante ») et lent (« comme la vie est lente ») : tout s’en va, et seul le poète, qui « demeure », essaie de ralentir cette fuite du temps.

La paronomase entre « vie est lente » et « vi-olente » (avec diérèse) souligne le paradoxe déjà entrevu : c’est parce que le poète essaie désespérément de s’accrocher à un amour perdu qu’il souffre. L’allégorie de l’Espérance (peut-être empruntée au poème « Spleen » de Baudelaire) renvoie surtout pour son sens au texte d’Hésiode, Les travaux et les jours (v.96) : l’Espérance est le pire des maux resté dans la « boite » de Pandore. C’est parce qu’il espère toujours que le poète « demeure », qu’il ne peut pas avancer ; il espère reproduire dans l’avenir un passé à jamais révolu.

 

La fuite du temps laisse cet amour dans un passé inaccessible :

La gradation soulignée par le parallélisme « Passent les jours et passent les semaines », doublé par l’anaphore de « passent », confirme l’échec du poète : il ne peut retourner dans le passé, de même que le fleuve ne peut retourner à sa source (adynaton). L’anaphore de « ni… ni… » relègue définitivement l’amour dans un passé perdu à jamais.

Les système des rimes est le même que dans la première strophe, et la reprise du premier vers en dernière position du quatrain « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » montre que le poète, englué dans le passé (« Les jours s’en vont je demeure »), est condamné à un perpétuel recommencement.

 

Conclusion :

Apollinaire fait paradoxalement preuve d’originalité en recourant à un thème rebattu, celui de la fuite du temps. Par une composition qui lie étroitement entre eux la Seine, le temps, l’amour, le poète traite sous une forme moderne l’histoire éternelle des amours perdues.

 

 

 

réponse à la question de grammaire

(2 points)

 

Exemples de questions (en rapport avec la recherche du sens…) :

-        Quelle est la fonction de Seine dans « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » ?

-        Quelle est la nature de la proposition « Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse » ?