(1880-1918)

Nuit rhénane

 

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme

Écoutez la chanson lente d’un batelier

Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes

Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

 

Debout chantez plus haut en dansant une ronde

Que je n’entende plus le chant du batelier

Et mettez près de moi toutes les filles blondes

Au regard immobile aux nattes repliées

 

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent

Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter

La voix chante toujours à en râle-mourir

Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

 

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

 

 

 


 

Introduction :

Le poème « Nuit rhénane » ouvre le cycle des 9 poèmes de la section « Rhénanes », inspirée par le voyage d’Apollinaire en Allemagne et sa rencontre avec une jeune anglaise,  Annie Playden.

Dans cette section, Apollinaire s’inspire de divers mythes germaniques et introduit dans sa poésie les figures surnaturelles des nixes du Rhin, femme fascinantes et dangereuses qui, dans sa vie personnelle, lui rappelle sa fascination pour Annie Playden.

 

Lecture (2 points)

Problématique :

Comment Apollinaire tente-t-il de renouveler la poésie ?

 

Plan fondé sur le mouvement du texte :

Le poète évoque d’abord dans la première strophe la tradition de la mythologie germanique (1), puis il veut y substituer une autre forme de poésie (2), mais il échoue finalement (3), et le dernier vers est un constat d’échec.

 

1ère strophe :

Le poète se met immédiatement en scène avec l’adjectif possessif « mon ». L'ivresse du poète semble l’origine de l’écriture du poème (le poème s'ouvre et se ferme sur le verre de vin, vers 1 et 13). Le premier vers suggère doublement cette idée de l’inspiration associée à une perte de soi : par l'image du « vin trembleur » qui trouble la vision (et non « tremblant » : ici c’est le vin qui fait trembler le poète), et par la comparaison, où Apollinaire rapproche le vin d'une flamme insaisissable et mouvante. Or la flamme est aussi traditionnellement la métaphore de l’inspiration poétique (Du Bellay « Cette honnête flamme au peuple non commune », Les regrets, VI) : le poème est aussi et surtout une réflexion sur la poésie.

L’impératif du 2e vers « Ecoutez » prend à témoin les autres personnes présentes dans cette taverne au bord du Rhin, mais aussi le lecteur du poète. La chanson lente du batelier que le poète nous invite à écouter renvoie à la poésie romantique et en particulier, de toute évidence, au célèbre poème de Heinrich Heine « La Loreleï » : la figure du batelier rappelle que ces femmes aux cheveux verts sont des nixes, des sortes de sirènes qui font naufrager les marins attirés par leur chant. Apollinaire est donc visiblement tenté par ce type de poésie mélancolique, suggérée par l’adjectif lente.

Le chiffre sept a une signification symbolique, puisqu’il est traditionnellement réputé magique (voir Septénaire). Ces sept femmes sont donc inquiétantes, d’autant qu’elles sont dépeintes de manière assez violente, dans leur façon de tordre leurs cheveux verts.

 

2e strophe :

L’impératif Debout, chantez plus haut marque une réaction de rejet de la part du poète, une résistance : à la chanson lente et mélancolique qu’il ne veut plus entendre, il substitue une chanson gaie et animée, sur laquelle on peut danser une ronde. Au chant solitaire du batelier est substitué une chant choral (= en chœur).

Les filles blondes avec leurs tresses qu’Apollinaire réclame sont une sorte de stéréotype de la serveuse d’auberge allemande. Elles sont surtout bien sûr l’opposé des femmes aux cheveux verts : à l’excitation furieuse des nixes, le poète préfère leur regard immobile, aux cheveux verts désordonnés tombant jusqu’aux pieds sont substitués de sages nattes repliées. Les deux impératifs chantez et mettez associent la chanson gaie à ces filles rassurantes, en contraste total avec la chanson mélancolique du batelier et les nixes inquiétantes.

 

3e strophe

Le motif de l'ivresse est projeté dans le paysage lui-même : le Rhin personnifié est « ivre » comme le poète, et les vignes qui se mirent dans son eau sont une sorte de mise en abyme du poète lui-même se projetant dans ce paysage. La répétition de Le Rhin le Rhin, outre qu’il suggère que dans son ivresse le poète est tenté de se jeter dans le Rhin et de s’y perdre comme les bateliers, laisse entendre par l’allitération (LRL) le nom même de Lorel, allitération confirmée par une autre allitération où le mot IVRe se retrouve dans les VIgnes se mIRent.

Sous l’effet de l’ivresse le paysage chavire : la lune et les étoiles, désignées par la métaphore Tout l’or des nuits, se reflètent dans le fleuve, et renvoient au début du poème (la lune du v. 3). En tremblant renvoie aussi  au vin trembleur du v.1 : le vin blanc du Rhin, qui était évoqué par l’image la flamme, se retrouve aussi dans l’or des nuits, l’ivresse envahit tout le paysage et le déforme. Le déséquilibre est aussi suggéré par le rythme ternaire (Tout l’or des nuits / tombe en tremblant / s’y refléter) qui vient briser le rythme jusque là régulier des alexandrins.

La tentative de couvrir le chant du batelier s’avère vaine : la voix chante toujours, et le néologisme d’Apollinaire râle-mourir associe cette forme de poésie à l’agonie de la mort, mort annoncée par la présence des nixes. Le poète comme le marin échoue, si bien qu’à la fin ce n’est plus le chant du batelier que l’on entend, mais le chant magique de ces fées aux cheveux verts qui est une incantation, c’est-à-dire une formule magique (récitée, psalmodiée ou chantée) qui est censée ensorceler un être vivant.

Le dernier vers, détaché, souligne le caractère dérisoire de la tentative de faire une poésie détaché du lyrisme romantique. Le poète joue sur l’homophonie entre verre, vert et… vers : cette poésie, née de l’ivresse et d’une vision hallucinatoire des nixes, tourne en rond et reprend la structure du début (Mon verre… comme Mon verre… comme…). Ce vers isolé empêche de voir dans ce texte un sonnet : il manque un dernier vers… le vers s’est brisé, et tout cela n’était finalement qu’un jeu littéraire introduisant une remise en question de la poésie traditionnelle (avec un sonnet tronqué, un peu à la manière du sonnet inversé de Tristan Corbière « Le crapaud ») là où le poète donne à voir l’échec d’une forme de poésie nouvelle…

 

Conclusion :

Apollinaire essaie de couper radicalement avec l’ancienne poésie (la chanson du batelier) mais c’est un échec partiel : Apollinaire ne revendique pas la modernité comme une rupture, mais comme une continuation, il ne peut pas se passer du lyrisme romantique.

 

 

Autre approche :

https://lewebpedagogique.com/hberkane2/alcools-1913-de-guillaume-apollinaire-nuit-rhenane-lecture-analytique/