Phèdre acte IV, scène 6

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PHEDRE

Ils s'aimeront toujours.

Au moment que je parle, ah ! mortelle pensée !

Ils bravent la fureur d'une amante insensée.

Malgré ce même exil qui va les écarter,

Ils font mille serments de ne se point quitter.

Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage,

Œnone. Prends pitié de ma jalouse rage.

Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux

Contre un sang odieux réveiller les courroux.

Qu'il ne se borne pas à des peines légères :

Le crime de la sœur passe celui des frères.

Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

Que fais-je ? Où ma raison va-t-elle s'égarer ?

Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j'implore !

Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !

Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure.

Je respire à la fois l'inceste et l'imposture.

Mes homicides mains, promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

 

Misérable ! et je vis ? et je soutiens la vue

De ce sacré Soleil dont je suis descendue ?

J'ai pour aïeul le père et le maître des Dieux ;

Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux.

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l'urne fatale ;

Le Sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains :

Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,

Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !

Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible,

Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton sang devenir le bourreau.

Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille :

Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Jusqu'au dernier soupir, de malheurs poursuivie,

Je rends dans les tourments une pénible vie.

 


 

  Racine est le plus grand tragédien français avec Corneille. Après un premier succès avec Andromaque, il s’affirme contre le vieux Corneille qu’il supplante avec d’autres tragédies (Britannicus, Bajazet, Mithridate, Iphigénie en Aulide) : Phèdre constitue l’apogée de sa carrière dramatique. Vers la fin de sa vie et sur demande, il écrira encore deux tragédies bibliques, Esther et Athalie. Phèdre, écrite en 1677, est la tragédie la plus célèbre de Racine. Phèdre, épouse de Thésée,  brûle d’amour pour Hippolyte, le fils de ce dernier. Mais Hippolyte aime Aricie, une ennemie de son père. Phèdre, qui a avoué sa passion à sa nourrice Œnone, puis à Hippolyte, apprend qu’il en aime une autre et devient jalouse. Nous étudierons d’abord la jalousie de Phèdre, puis nous analyserons son sentiment de culpabilité et la fatalité qui la poursuit. Enfin, nous réfléchirons sur l’utilisation de la mythologie dans ce texte.

 

  Lorsque Phèdre apprend qu’Hippolyte peut  aimer Aricie mais n’éprouve rien pour elle, elle devient jalouse. Cette jalousie est douloureuse : « Ah ! mortelle pensée », et elle ne peut « souffrir un bonheur qui [l’] outrage ». Cette antithèse montre la souffrance de Phèdre, qui se sent coupable d’inceste, devant le bonheur du couple formé par Hippolyte et Aricie, pur et innocent. L’innocence de ce couple est renforcé par le chiasme « homicides mains » et « sang innocent ». Les « homicides mains » désignent Phèdre, coupable d’inceste et « sang innocent » désigne Hippolyte et Aricie. La douleur de Phèdre est aussi exprimée par son champ lexical : elle dit de sa vie qu’elle a été « pénible ». Mais Phèdre a aussi été « poursuivie de malheurs » et de « tourments ». Cette hyperbole montre bien la souffrance et une douleur que Phèdre dit proche de la torture. Il y a aussi une opposition entre le bonheur et la douleur, qui est un des motifs de la jalousie de Phèdre. Mais la principale cause de sa jalousie est qu’Hippolyte, capable d’aimer, choisit Aricie au lieu de Phèdre. Elle est donc jalouse d’Aricie qui possède le cœur d’Hippolyte. l’anaphore de « il faut » montre la volonté de Phèdre de « perdre Aricie ». Elle montre aussi que la punition que veut infliger Phèdre est un impératif. Elle devient aussi meurtrière, pas par les actes, mais par la parole.

  Cette jalousie fait naître chez Phèdre un sentiment de haine envers Aricie : c’est ce que montre la périphrase désignant Aricie et ses frères : « il faut de mon époux / Contre un sang odieux réveiller le courroux ». Sa haine est également illustrée par l’hyperbole « le crime de la sœur passe celui des frères ». Phèdre considère qu’Aricie, en se faisant aimer d’Hippolyte, a commis un crime plus grave que ses frères dont le seul mal était d'être les descendants légitimes du trône d’Athènes. Phèdre exagère encore en qualifiant l’amour d’Aricie de crime, ce qui confirme la haine jalouse que voue Phèdre à Aricie. De plus l’anaphore de l’adjectif « jaloux » dans « jalouse rage » et dans « jaloux transports » montre l’association étroite entre la jalousie et la haine ou la colère que sont « rage » et « transports ». Mais, même lorsqu’elle est jalouse, lorsqu’elle éprouve de la haine pour Aricie, elle est lucide. Les questions oratoires « Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ? » le montrent. Elle se décrit comme « amante insensée », ce qui prouve qu’elle est néanmoins lucide et qu’elle assume une partie de ses actes. Mais elle préfère se laisser guider par la jalousie et la haine que par la raison.

  Le sentiment de jalousie de Phèdre progresse de la simple jalousie à la folie meurtrière. Elle se laisse guider par ce sentiment, tout en restant lucide.

 

  Phèdre éprouve de la culpabilité envers son amour pour Hippolyte ; mais elle se disculpe en invoquant la fatalité et l’acharnement de Vénus contre sa famille. Elle explique sa passion par l’anaphore de « fureurs ». En effet, la fureur est la passion violente et incontrôlable que peut insuffler un dieu, ici Vénus, à un mortel, Phèdre. Elle se disculpe aussi lorsqu’elle s’adresse à Minos, son père. Dans cette prosopopée elle lui demande pardon pour ses rimes, car « Un Dieu cruel a perdu [sa] famille » et se venge. L’anaphore de « brûle » montre aussi que sa passion n’est pas naturelle mais d’origine divine. La déesse Vénus lui a insufflé  un amour qui la ronge et la brûle de l’intérieur. mais Phèdre se sent malgré tout coupable : l’anaphore de « crime » explique la honte et le sentiment de culpabilité qu’elle ressent envers son amour pour Hippolyte, mais aussi envers son silence complice qui a condamné Hippolyte à l’exil. Les hyperboles montrent aussi qu’elle se sent très coupable : « Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux ». Elle exprime son horreur et sa peur face à cet amour, elle qualifie cet amour et son silence de « crimes [qui] désormais ont comblé la mesure », de « crime affreux dont la honte [la] suit », de « spectacle horrible » et de « crimes peut-être inconnus aux enfers ». Cette dernière hyperbole exprime bien son fort sentiment de culpabilité, car il y a des crimes plus graves que l’inceste, un inceste qui d’ailleurs n’en est pas un véritablement. Elle dit aussi qu’elle « respire à la fois l’inceste et l’imposture » et se dit « misérable ». Ces hyperboles indiquent que Phèdre, déjà coupable, se montre dure envers elle-même et a honte. Elle ne veut pas ternir ce que l’on nomme au XVIIe siècle sa gloire, c’est-à-dire cet honneur féminin qui repose sur la considération et la bonne réputation au sein d’une société. Elle veut encore moins ternir celle de sa famille, ce qu’illustre la prosopopée à son père, juge des Enfers : elle a peur de la réaction de Minos et de son châtiment lorsqu’elle sera morte. Ce qui au demeurant ne l’empêche pas de vouloir mourir, d’où le changement de situation : comme son « époux est vivant », elle se demande dans une question oratoire si elle est encore digne du jour : « Et je vis ? ».

  La honte et la culpabilité que Phèdre éprouve ne sont que très peu atténuées par l’évocation de la vengeance de Vénus : elle se considère comme impure, indigne de vivre et attend son châtiment qu’elle subit déjà.

 

  Tous les personnages cités dans ce passage sont issus de la mythologie : Minos, le Sort, le Soleil, un « dieu cruel », Aricie, les frères d’Aricie, Hippolyte et Thésée. La mythologie est utilisée pour présenter la famille de Phèdre et pour montrer son ascendance illustre et divine : « et je soutiens la vue / De ce sacré Soleil dont je suis descendue ? », « j’ai pour aïeul le père et le maître des dieux » ; cette dernière périphrase désignant Zeus illustre l’ascendance glorieuse de Phèdre dont elle ne se sent plus digne. L’hyperbole « Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux » montre aussi la grandeur de la famille de Phèdre, et explique surtout que tous les regards sont tournés vers elle et qu’elle ne peut plus fuir, où qu’elle aille. Ces personnages mythologiques, parents ou ennemis, cernent Phèdre de leurs regards ; d’un côté, le « sacré Soleil » et Minos forment la famille de Phèdre, de l’autre le Sort et Vénus (le « dieu cruel ») représentent les adversaires de Phèdre. Les deux parents s’opposent et se complètent pour ne laisser aucune possibilité de s’échapper : le Soleil éclaire la terre, ce qui est suggéré par « et je soutiens la vue » et « Minos juge aux Enfers tous les pâles humains ». Phèdre ne peut soutenir la vue du Soleil, mais elle ne peut fuir dans la « nuit infernale ». Dans la lumière comme dans l’obscurité, dans la vie comme dans la mort, plus d’échappatoire possible.

  On notera à cet égard que la mythologie est légèrement modifiée : alors que Minos est l’un des trois juges des Enfers avec éaque et Rhadamanthe, il devient ici le seul maître de « l’urne fatale » et condense sur son seul personnage tous les traits de la dureté, il est un « juge sévère », « l’urne fatale » devient « l’urne terrible ». Surtout l’évocation des Enfers est teintée de la vision chrétienne du Jugement Dernier : le cri de Phèdre « Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale » est adapté d’un répons de l’Office des Morts.

  Racine utilise donc la mythologie et ses personnages, mais en y ajoutant une vision chrétienne il livre ici une morale où Phèdre, par sa passion incestueuse, incarne le Mal.

 

  Phèdre éprouve de la jalousie envers Aricie, mais elle est lucide et se sent en même temps coupable et honteuse de l’amour qu’elle a pour Hippolyte. Elle n’invoque la fatalité que pour se disculper, pour préserver au moins sa gloire. Mais Phèdre n’est pas seulement un personnage mythologique lointain : elle est également une incarnation chrétienne du Mal. Déchirée entre jalousie, colère et folie meurtrière, entre sentiment de culpabilité et tentative désespérée de se disculper, Phèdre reste sans doute l’un des personnages les plus forts de la tragédie classique.

  Mais cette pièce, où mythologie et chrétienté sont si proches, sera aussi la dernière tragédie de Racine avant sa réconciliation avec Port-Royal, son mariage, sa charge d’historiographe du roi cette même année 1677 : une sorte de chant du cygne violent avant le tranquille retour à la respectabilité…