(9) Mort d’Hiḍimba : 139-144

 

1. 139. Ils sont découverts par le rākṣasa Hiḍimba qui se réjouit de l’aubaine. Il demande à sa sœur Hiḍimbā de les lui apporter pour qu’il les fasse cuire. Mais, à peine l’a-t-elle vu, qu’Hiḍimbā tombe amoureuse de Bhīma. Elle prend une ravissante forme humaine et s’approche de lui. Elle lui dit qui elle est et lui dévoile son amour. Mais Bhīma ne veut pas quitter sa mère et ses frères sans défense. Qu’il les réveille, alors. Pas question de réveiller ses frères pour un rākṣasa ! (=  32 ślokas)

Livre I, chapitre 139

1. Vaiśampāyana dit :

Pendant qu’ils étaient couchés là, un Rākṣasa du nom d’Hiḍimba

se reposait sur un arbre śāl non loin de cette forêt.

2. Il était méchant, mangeur de chair humaine, très puissant, très fort,

difforme, aux yeux jaunes, la gueule béante, effrayant à voir.

Il avait faim de viande, il était affamé : il les aperçut par hasard.

3. Les doigts en l’air, il grattait et agitait son toupet de cheveux rêches,

avec sa grande bouche toute béante, les observant encore et encore.

4. Ce scélérat mangeur de chair humaine, au grand corps, très fort,

sentant une odeur humaine, dit ceci à sa sœur :

5. « Après tant de temps, j’ai aujourd’hui à ma disposition la nourriture chère à mon cœur !

Ma langue sort toute baveuse et lèche mes lèvres.

6. Mes huit crocs aux pointes acérées, après tant de temps d’une diète insupportable,

je les enfoncerai dans ces corps et ces chairs grasses.

7. Je saisirai leur gorge d’humains, je trancherai aussi leur artère,

et je commencerai à boire leur sang neuf, chaud et écumant.

8. Va et apprends qui donc sont ces gens qui sont couchés à l’abri de la forêt .

La puissante odeur de l’homme me réjouit les narines !

9. Tue tous ces humains et apporte-les auprès de moi.

Puisqu’ils sont endormis sur notre domaine, tu n’as pas à avoir peur d’eux.

10. Nous préparerons ces viandes d’humains comme nous le désirons

et nous nous mettrons à manger tous deux ensemble. Fais vite ce que je t’ai dit ! »

11. La Rākṣasī écouta les paroles de son frère en toute hâte :

elle alla à l’endroit où étaient les Pāṇḍava, ô taureau des Bhārata.

12. Une fois arrivée, elle vit les Pāṇḍava avec Pṛthā

endormis, et l’invincible Bhīmasena qui veillait.

13. En voyant Bhīmasena, aussi large qu’un tronc d’arbre śāl,

dont la beauté était sans égale sur Terre, la Rākṣasī tomba amoureuse.

14. « Cet homme bronzé, aux bras puissants, aux épaules de lion, à la grande gloire,

au cou plissé comme une conque, aux yeux de lotus bleu pourrait être pour moi un mari convenable.

15. Jamais je n’accomplirais les ordres de mon frère pleins de cruauté :

l’amour pour un mari est très puissant, il n’en est pas ainsi de l’affection pour un frère.

16. La satiété durerait moins d’une heure pour mon frère et pour moi

s’ils étaient tués ; mais si je ne les tue pas, je serai en joie pour toujours ! »

17. Celle-ci, pouvant changer de forme à volonté, se donna l’apparence d’une femme magnifique

et elle s’approcha de Bhīmasena aux bras puissants petit à petit,

18. timidement, comme une plante grimpante, parée de bijoux célestes,

et avec un sourire elle dit ces mots à Bhīmasena :

19. « D’où viens-tu, et qui es-tu, ô taureau parmi les hommes ?

Et qui sont ces hommes semblables à des dieux qui sont couchés ici ?

20. Et qui est pour toi cette grande et délicate femme brune, ô irréprochable,

qui est couchée confiante, alors qu’elle est dans cette forêt, comme si elle était dans sa propre maison ?

21. Ne sait-elle pas que cette forêt impénétrable est habité par les Rākṣasas ?

Car c’est ici qu’habite un Rākṣasa à l’esprit mauvais, du nom d’Hiḍimba.

22. Et je suis envoyé par lui : c’est mon frère, un Rākṣasa de nature mauvaise.

Il désire manger votre chair, ô humain pareil aux dieux.

23. Depuis que je t’ai regardé, avec ton éclat pareil à celui des rejetons des dieux,

je ne désire plus un autre mari : je te dis là la vérité.

24. Puisque tu sais cela, toi qui connais le Dharma, comporte-toi convenablement avec moi

dont les membres et le cœur sont frappés par le désir : aime-moi, moi qui t’aime !

25. Moi, homme aux bras puissants, je te défendrai du Rākṣasa mangeur d’hommes.

Nous habiterons tous deux dans les solitudes des montagnes : sois mon mari, ô irréprochable !

26. Car je peux voler dans les airs et je circule à mon gré.

Gagne un plaisir incomparable avec moi en quelque lieu que ce soit ! ».

27. Bhīma lui dit :

« Rākṣasī, quel homme, s’il est puissant, abandonnerait donc maintenant

sa mère, son frère aîné, et ces autres qui sont ses cadets ?

28. Qui livrerait en pâture à un Rākṣasa ses frères endormis

et sa mère ? Un homme tel que moi partirait sous prétexte qu’il est amoureux ? ».

29. La Rākṣasī lui dit :

« Ce qui t’est cher, je le ferai. Réveille-les tous,

je vous délivrerai volontiers de ce Rākṣasa mangeur d’hommes ! ».

30. Bhīma lui dit :

« Mes frères et ma mère dorment tranquillement dans la forêt, Rākṣasī :

je ne vais pas les réveiller par peur de ton scélérat de frère !...

31. Car il n’y a pas de Rākṣasas, Demoiselle, capables de résister à ma vaillance,

ni d’hommes, ni de Gandharvas, ni de Yakṣas, femme au beaux yeux.

32. Pars ou reste, ma chère, fais ce que tu veux,

ou bien, femme au corps svelte, avertis ton frère mangeur d’hommes… ».

 

 

1. 140. Hiḍimba, furieux du retard de sa sœur, vient la chercher. Elle propose d’emmener dans les airs Bhīma, ses frères et sa mère, pour les soustraire à Hiḍimba. Pas question de réveiller ses frères pour un rākṣasa !. Il ne craint pas Hiḍimba. Celui-ci survient et comprend le manège de sa sœur : il la réprimande violemment. (= 21  ślokas)

Livre I, chapitre 140

1. Vaiśampāyana dit :

« Hiḍimba, le seigneur Rākṣasa, voyant qu’elle était partie depuis longtemps,

descendit de son arbre et alla vers les Pāṇḍava,

2. avec ses yeux injectés de sang, avec ses grands bras, avec ses cheveux hérissés, avec sa grande force,

avec son corps massif comme un nuage de pluie, avec ses crocs pointus, avec son visage enflammé.

3. Quand elle le vit se précipiter sur eux avec son aspect difforme,

Hiḍimbā, effrayée, dit ces mots à Bhīmasena :

4. « Il se précipite sur nous ce méchant mangeur d’hommes, il est en colère !

Toi avec tes frères, faites ce que je dis !

5. Je peux aller où je veux, ô héros, je dispose du pouvoir des Rākṣasas.

Monte sur ma hanche et je t’emmènerai dans les airs.

6. Réveille tes frères endormis et ta mère, ô tourmenteur de tes ennemis :

je vous prendrai tous et j’irai dans les airs ! ».

7. Bhīma lui dit :

« N’aie peur de qui que ce soit, femme aux hanches larges, tant que je suis là :

je le tuerai devant tes yeux, femme à la taille fine.

8. Celui-ci n’est pas de force avec moi, Demoiselle (c’est le dernier des Rākṣasas),

non plus que tous les Rākṣasas réunis pour résister à mon élan dans la bataille.

9. Regarde ces deux bras bien faits, pareils à deux trompes d’éléphants,

ces deux cuisses semblables à des massues de fer, et ma poitrine ferme !

10. Aujourd’hui, ma belle, tu verras ma puissance qui est comme celle d’Indra.

Ne me méprise pas, femme aux hanches larges, en pensant que tu as devant toi un simple humain ! ».

11. Hiḍimbā lui dit :

« Je ne te méprise pas, ô tigre parmi les hommes, tu as la beauté d’un dieu.

Mais j’ai vu les exploits du Rākṣasa parmi les hommes…. »

12. Vaiśampāyana dit :

Pendant que Bhīmasena discutait ainsi, ô Bhārata,

le furieux Rākṣasa mangeur d’hommes entendit ces mots.

13. Et Hiḍimba considéra la forme humaine qu’elle avait :

le sommet de sa tête tout couvert de couronnes et de guirlandes, son visage semblable à la lune pleine,

14. la beauté de ses sourcils, de ses narines, de ses yeux, de ses cheveux sur son front, la délicatesse de sa peau et de ses ongles,

tous les bijoux qu’elle portait, la finesse du vêtement dont elle était revêtue,

15. cette apparence humaine très séduisante qu’elle avait prise…

Le mangeur d’hommes soupçonna qu’elle était amoureuse d’un homme, et il fut pris de colère.

16. Le Rākṣasa, ô le meilleur des Kuru, en colère contre sa sœur,

écarquilla ses yeux et lui alors dit ceci :

17. « Quelle est donc cette folle qui fait obstacle à mon désir de manger ?

N’as-tu pas peur, Hiḍimbā ? Pourquoi commettre cette faute alors que je suis en colère ?

18. Maudite sois-tu, femme lubrique, tu me fais offense !

Tu es le déshonneur de tous les seigneurs Rākṣasas de jadis !

19. Ces hommes auxquels tu t’es attachée pour me faire un si grand affront,

je vais tous les tuer à l’instant, et toi avec ! ».

20. A ces mots, Hiḍimba, les yeux injectés de sang, se jeta

sur Hiḍimbā pour la tuer en faisant grincer ses dents.

21. Quand il vit se précipiter, Bhīma, le meilleur des guerriers

plein d’éclat, le railla et lui dit : « Arrête, arrête ! ».

 

 

  1. 141. Bhīma provoque Hiḍimba et celui-ci se précipite sur lui. Leur combat réveille Kuntī et les Pāṇḍava. (=  24 ślokas)

Livre I, chapitre 141

1. Vaiśampāyana dit :

Bhīmasena, en manière de plaisanterie, voyant le Rākṣasa

furieux contre sa sœur, lui dit ces mots :

2. « Pourquoi, Hiḍimba, éveiller ces gens qui dorment tranquillement ?

Approche, abruti ! Dépêche-toi, mangeur d’hommes !

3. Attaque-moi donc toi ! Ne tue pas cette femme,

d’autant qu’elle n’a commis aucun tort, et qu’elle a subi un tort d’un autre.

4. Car ce n’est pas par sa propre volonté que cette jeune fille me désire aujourd’hui :

car elle y a été poussée par l'Incorporel [1] qui circule à l’intérieur des corps.

C’est ta sœur, abruti ! Tu es le déshonneur des Rākṣasas !

6. C’est l’Incorporel qui a agi, c’est sa faute, ne t’en prends pas à elle, Rākṣasa !

Je suis là devant toi, crapule : ne tue pas cette femme !

7. Viens te battre avec moi, seul à seul, mangeur d’hommes !

Je vais te mener dès aujourd’hui dans la demeure de Yama [2] !

8. Aujourd’hui, Rākṣasa, que ta tête se fende et soit broyée sur le sol

comme broyée par la patte d’un éléphant très puissant.

9. Qu’aujourd’hui les bêtes carnassières, les aigles et les chacals traînent

joyeusement tes membres sur le sol, quand je t’aurai tué avec mépris.

10. Aujourd’hui, en un instant, je débarrasserai de cette épine cette forêt

que jadis tu as souillée continuellement en mangeant des hommes.

11. Aujourd’hui, misérable, ta sœur te verra traîné par moi sur le sol

comme un grand éléphant pareil à une montagne est traîné par un lion.

12. C’est en sécurité que, une fois que je t’aurai tué, souillure des Rākṣasas,

les hommes qui parcourent la forêt parcourront cette forêt. ».

13. Hiḍimba lui dit :

« Pourquoi ces grognements et cette vantardise superflus, humain ?

Accomplis tous ces exploits, ne te vante pas si longtemps !

14. Si tu estimes que le lâche que tu es est vigoureux,

tu apprendras aujourd’hui, après m’avoir affronté, que je te suis supérieur en force.

15. Je ne les tuerai pas en premier, qu’ils dorment tranquillement !

C’est toi que je vais tuer maintenant, abruti, toi qui me dis des choses désagréables.

16. Après avoir bu ton sang de tes membres, ensuite ce sera à eux,

je les tuerai, et ensuite cette femme qui m’a offensé ! »

17. Vaiśampāyana dit :

A ces mots, le mangeur d’hommes tendit alors son bras

et se jeta furieusement contre Bhīmasena, dompteur de ses ennemis.

18. Comme il se précipitait sur lui, vite Bhīma à la force terrible

retint son bras en le frappant rapidement, comme pour se moquer.

19. Après l’avoir ainsi retenu de force, Bhīma le traîna tout tremblant

hors de ce lieu, sur une distance de huit arcs [3], comme un lion un petit gibier.

20. Ainsi le Rākṣasa, furieux, plaqué de force par le Pāṇḍava,

étreignit Bhīmasena et poussa un hurlement effroyable.

21. A nouveau le puissant Bhīma le traîna de force :

« Qu’il ne fasse pas de bruit pour mes frères tranquillement endormis ! ».

22. Tous deux, s’attaquant l’un l’autre, se traînaient violemment,

et le Rākṣasa et Bhīmasena faisaient des prouesses extraordinaires.

23. Ils mettaient en pièces de grands arbres et arrachaient les lianes,

comme deux éléphants de soixante ans en rut, tout excités.

24. Ce grand vacarme réveilla ces taureaux parmi les hommes

ainsi que leur mère, et ils virent Hiḍimba qui se tenait devant eux.

 

 

  1. 142. Ils s’émerveillent de la beauté d’Hiḍimbā. Celle-ci leur dit qui elle est et qu’elle aime Bhīma qui est en train de se battre avec son frère. Arjuna se précipite et propose son aide à Bhīma. Bhīma, indigné, refuse, tue Hiḍimba et le casse en deux. Puis ils partent tous vers une ville proche, suivis d’Hiḍimbā. (= 34  ślokas)

Livre I, chapitre 142

1. Vaiśampāyana dit :

En se réveillant ils virent la beauté surhumaine d’Hiḍimbā,

et ces tigres parmi les hommes ainsi que Pṛthā  furent stupéfaits.

2. Kuntī la contempla, stupéfaite devant la perfection de sa beauté,

et elle lui parla d’une voix douce et réconfortante, tout doucement :

3. « De qui es-tu la fille, toi qui as l’aspect d’une enfant de dieu ? Et qui es-tu, femme au teint clair ?

Dans quel dessein es-tu là, femme aux belles hanches ? Et d’où es-tu venue ? 

4. Si tu es une divinité de cette forêt, ou une Apsaras,

dis-moi tout cela, et pourquoi tu es ici. ».

5. Hiḍimbā lui dit :

« Cette grande forêt que tu vois, sombre comme un nuage de pluie,

est la demeure du Rākṣasa Hiḍimba et de moi-même.

6. Sache, femme rayonnante, que je suis la sœur de ce Rākṣasa :

mon frère m’a envoyée, noble dame, parce qu’il veut te tuer avec tes fils.

7. Je suis venue ici sur l’ordre de ce cruel :

j’ai vu ton fils très fort, à la peau dorée comme l’or.

8. Ainsi j’ai été excitée par celui qui vit au cœur de toutes les créatures,

femme rayonnante, par Manmatha [4], qui m’a soumise à la volonté de ton fils.

9. Ainsi j’ai choisi ton fils puissant comme époux,

et j’ai cherché à le dérober, mais cela me fut impossible.

10. Voyant que je tardais, ce mangeur d’hommes

est venu lui-même pour tuer tous tes fils.

11. Celui que j’aime, ton fils pleine de sagesse,

cet homme au grand cœur, l’a arraché d’ici de force et l’a écrasé.

12. Tous deux se traînent mutuellement, tels de grands torrents rugissants,

regardez-les montrer leur courage dans la bataille l’un contre l’autre, homme contre Rākṣasa ! ».

13. Vaiśampāyana dit :

« En entendant sa voix, Yudhiṣṭhira se leva d’un bond,

ainsi qu’Arjuna, Nakula et le vaillant Sahadeva.

14. Ils les virent tous deux attachés l’un à l’autre, se traînant mutuellement,

tous deux désirant la victoire tout comme deux lions très combattifs.

15. Ils s’étreignaient l’un l’autre, se traînant mutuellement,

soulevant une poussière terreuse, semblable à la fumée d’un feu de forêt.

16. Ils étaient tous deux couverts de poussière terreuse, semblables à deux montagnes,

ils resplendissaient comme deux monts recouverts par le brouillard.

17. Voyant que Bhīma était tourmenté par le Rākṣasa,

le fils de Pṛthā lui dit ces mots en riant doucement :

18. « Puissant Bhīma, n’aie pas peur, nous ne nous étions pas aperçus

que tu affrontais un monstre effrayant : nous étions endormis, tourmentés par la fatigue.

19. Me voici à la rescousse, fils de Pṛthā : je combattrai le Rākṣasa,

et Nakula et Sahadeva protégeront notre mère. »

20. Bhīma lui dit :

« Assieds-toi à part et regarde bien : tu n’as pas à t’inquiéter.

Il ne saurait plus vivre maintenant qu’il est venu entre mes bras ! ».

21. Arjuna lui dit :

« Mais alors, Bhīma, pourquoi ce vilain Rākṣasa reste-t-il en vie si longtemps ?

Il faut y aller ! On ne peut pas rester longtemps ici, ô dompteur de tes ennemis…

22. Bientôt l’Orient se teinte de rouge, déjà l’aurore arrive,

c’est le moment terrible où les Rākṣasas deviennent plus puissants.

23. Dépêche-toi, Bhīma, ne t’amuse pas ! Tue ce Rākṣasa effrayant !

Bientôt il va mettre en œuvre sa magie : déchaîne la puissance de tes deux bras ! »

24. Vaiśampāyana dit :

A ces mots d’Arjuna, Bhīma brandit le corps de l’épouvantable Rākṣasa

et le fit tournoyer rapidement une bonne centaine de fois.

25. Bhīma lui dit :

« Tu t’es nourri vainement de chairs vaines, tu as grandi vainement avec un esprit vain,

tu mérites une mort vaine : désormais tu n’existeras plus en vain ! ».

26. Arjuna lui dit :

« Ou bien tu penses que ce Rākṣasa est trop gros à combattre,

et je viens t’aider, mais qu’il soit tué rapidement…

27. Ou bien encore c’est moi qui le tuerai, Ventre-de-loup :

tu as fait ce que tu devais faire, tu es épuisé… Bravo à toi, mais arrête !... ».

28. Vaiśampāyana dit :

En entendant ces mots, Bhīmasena fut pris d’une extrême colère.

Il écrasa le Rākṣasa avec force sur le sol et le tua comme une bête sacrificielle.

29. Pendant que Bhīma le tuait, il poussa un hurlement très fort,

remplissant toute la forêt, comme une grosse caisse rendue flasque par l’eau.

30. Le puissant fils de Pāṇḍu l’enserra dans ses bras

et le brisa puissamment par le milieu du corps, ce qui réjouit les Pāṇḍava.

31. Quand ils virent qu’Hiḍimba avait été tué, ils s’en réjouirent avec fougue,

et ils rendirent hommage à Bhīmasena, ce tigre parmi les hommes, ce dompteur de ses ennemis.

32. Ils célébrèrent Bhīma au grand cœur, à la vigueur effrayante,

et à nouveau Arjuna adressa cette parole à Ventre-de-loup :

33. « Je pense qu’il y a une cité non loin de cette forêt, seigneur.

Allons-y vite, si tu le veux bien, de peur que Bon-Guerrier [5] ne nous trouve… ».

34. Après avoir dit qu’ils étaient tous d’accord, en compagnie de leur mère ces tourmenteurs de leurs ennemis,

ces tigres parmi les hommes se mirent en route, suivis par la Rākṣasī Hiḍimbā.

 

 

  1. 143. Hiḍimbā plaide son amour pour Bhīma. Yudhiṣṭhira lui accorde d’aimer Bhīma sa guise, mais elle doit le ramener tous les soirs. Elle prend un corps ravissant, emmène Bhīma dans les plus beaux endroits et lui donne un fils : Ghaṭotkaca (les enfants rākṣasa naissent le jour même où ils sont conçus). Hiḍimbā quitte Bhīma, Ghaṭotkaca promet de venir dès que les Pāṇḍava auront besoin de lui. (=  38 ślokas)

Livre I, chapitre 143

1. Bhīma dit :

« Les Rākṣasas ont de la rancune, et ils ont recours aux tromperies de la magie.

Toi, Hiḍimbā, prends le chemin qu’a suivi ton frère ! ».

2. Yudhiṣṭhira lui dit :

« Même si tu es en colère, ô Bhīma, tigre parmi les hommes, ne tue pas une femme !

Préserve le Dharma qui passe avant la préservation de ta vie, ô Pāṇḍava.

3. Tu as tué ce monstre puissant qui venait dans l’intention de nous tuer.

La sœur de ce Rākṣasa que nous fera-t-elle, même si elle est en colère ? ».

4. Vaiśampāyana dit :

Mais Hiḍimbā porta ses mains jointes à son front pour saluer Kuntī 

et Yudhiṣṭhira le fils de Kuntī, et elle leur dit ces mots :

5. « Noble dame, tu sais quelle souffrance naît de l’Incorporel [6] pour les femmes ici-bas :

c’est celui-là qui m’est tombé dessus, à cause de Bhīmasena, ô femme rayonnante.

6. J’ai enduré cette souffrance suprême : je m’attendais à ce moment…

Ce temps est venu, et ce sera pour mon bonheur.

7. Car j’ai ainsi abandonné mes amis, le Dharma qui était le mien, les parents qui étaient les miens,

et j’ai choisi ce tigre parmi les hommes, ton fils, comme mari, ô femme rayonnante.

8. Et ainsi par ce mari et par toi aussi, ô glorieuse,

je suis repoussée parce que j’ai parlé ainsi de ce que j’ai fait…

9. Que tu penses que je suis folle, ou que je vous suis parce que je suis amoureuse,

unis-moi à ton fils, noble dame, par un mariage.

10. Je prendrai cet homme pareil à un dieu et j’irai où je voudrai,

et puis je reviendrai, fais-moi confiance, ô femme rayonnante !

11. Car si vous pensez à moi dans votre esprit, je vous emmènerai tous chaque fois :

dans le malheur et les dangers je secourrai ces taureaux parmi les hommes.

12. Je vous porterai sur mon dos rapidement quand vous désirerez vous déplacer…

Vous, faites-moi cette grâce : que Bhīmasena s’unisse à moi !

13. Car quand il s’agit de surmonter l’infortune, on préserverait sa vie de toutes les façons :

respecter tout ce qu’on doit faire, c’est cela suivre le Dharma.

14. Celui qui, dans le malheur, préserve le Dharma est le meilleur connaisseur du Dharma,

car l’obsession du Dharma est appelé le malheur des fidèles au Dharma.

15. Le Bien préserve la vie, le Bien est appelé le donneur de vie :

de quelque manière qu’on pratique le Dharma, il n’y a pas de blâme pour lui. ».

16. Yudhiṣṭhira lui dit :

« Sur ce point, comme tu le dis, Hiḍimbā, il n’y a aucun doute :

tu dois respecter le Dharma, comme tu dirais, femme à la taille fine.

17. Quand il aura fait ses ablutions et accompli les rites quotidiens, ma chère, quand il aura mis le bracelet porte-bonheur,

tu pourras posséder Bhīmasena avant que le soleil aille se coucher.

18. Pendant les journées passe du bon temps avec lui, comme tu le désires, toi qui es rapide comme la pensée ;

mais Bhīmasena devra être ramené chaque nuit. »

19. Vaiśampāyana dit :

« C’est d’accord » promit alors la Rākṣasī Hiḍimbā,

et saisissant Bhīmasena elle s’envola

20. vers les charmants sommets des montagnes et les demeures des dieux

toujours retentissantes du bruit charmant des antilopes et des oiseaux.

21. Elle se fit une beauté sublime, se parant de toutes sortes d’ornements,

conversant de façon très douce : elle faisait l’amour au Pāṇḍava.

22. Ainsi au plus épais des forêts, sur les pentes couvertes d’arbres et de fleurs,

et sur les étangs charmants parsemés de fleurs de lotus,

23. et dans les régions d’îles et de fleuves, sur les sables de béryl bleu,

et dans les eaux très saintes des forêts ainsi que dans les rivières des montagnes,

24. et dans les régions océaniques où s’entassent les joyaux et les perles,

et dans les charmantes cités, et dans les grandes forêts de śāl,

25. dans les saintes forêts des dieux, ainsi que sur les pentes des montagnes,

et dans les demeures des Esprits-Cachés et les ermitages des ascètes,

26. et dans les eaux du lac Mānasa avec ses fruits et ses fleurs en toutes saisons,

arborant une sublime beauté elle faisait l’amour au Pāṇḍava.

27. A faire ainsi l’amour à Bhima ici et là, la Rākṣasī

rapide comme la pensée enfanta de Bhīmasena un fils très puissant :

28. des yeux difformes, une bouche béante, des oreilles pointues, effrayant,

une forme terrifiante, des lèvres très rouges, des crocs pointus, très puissant.

29. C’était un grand archer, d’une grande force, d’un grand courage, avec de grands bras,

une grande rapidité, un grand pouvoir magique, dompteur de ses ennemis,

30. inhumain quoique né d’un homme, d’une vélocité effrayante, d’une grande puissance,

il surpassait les démons vampires et les autres démons, il surpassait les hommes.

31. Bien qu’étant un enfant, il était un jeune homme parmi les hommes, ô Seigneur des peuples ;

héros parfait en armes de toutes sortes, ce  garçon puissant atteignait l’excellence.

32. Car les femmes Rākṣasas, dès qu’elles conçoivent un enfant, accouchent immédiatement,

et ils peuvent prendre la forme qu’ils désirent et présentent plusieurs formes.

33. Radieux, l’excellent archer s’inclina alors respectueusement et prit les pieds

de son père et de sa mère, et ils lui donnèrent un nom.

34. Bhīma dit à la mère : « Il est aussi chauve qu’un pot ! » ;

c’est à cause de cela qu’on lui donna le nom de Ghaṭotkaca.

35. Et ce Ghaṭotkaca fut dévoué envers les Pāṇḍava,

et il leur fut toujours cher, il était devenu eux-mêmes.

36. « L’accord sur notre union est caduc » lui dit ainsi

Hiḍimbā, et une fois cet accord réalisé, elle suivit son propre chemin.

37. « Je serai là quand ce sera le moment » dit Ghaṭotkaca à ses parents

et après les avoir salués, le meilleur des Rākṣasas se mit en route vers le nord.

38. Car, il avait été créé par le Généreux [7] au grand cœur pour être puissant,

pour la destruction de Karṇa au grand cœur, à la valeur sans égale.

 

 

1. 144. Kuntī et les Pāṇḍava, déguisés en ascètes, continuent à fuir. Ils rencontrent Vyāsa qui leur conseille de s’installer à Ekacakrā et les introduit chez un brahmane. Vyāsa annonce à Kuntī que son fils régnera sur la terre entière et offrira le sacrifice du cheval. (= 20 ślokas)

Livre I, chapitre 144

1. Vaiśampāyana dit :

Quittant une forêt pour une autre, ces héros tuaient de nombreuses

troupes d’antilopes, ô roi, et ces grands auriges voyageaient rapidement.

2. Ils virent à cette époque les pays des Matsyās, des Trigartas, des Pañcālas et des Kīcakas,

et de charmants lieux boisés et des étangs.

3. Ils se firent tous des chignons et se vêtirent de fibres d’écorces et de peau d’antilope,

de même que Kuntī : ces hommes au grand cœur prirent l’apparence d’ascètes.

4. Tantôt ces grands auriges se hâtaient en portant leur mère,

tantôt ils se déplaçaient à leur gré et à nouveau allaient à marche forcée.

5. Ils apprirent à fond le Veda sacré et ses disciplines annexes du Veda,

ainsi que les traités de morale. Ces connaisseurs du Dharma allèrent voir leur grand-père.

6. Ils saluèrent alors le Noir Îlien au grand cœur,

ces tourmenteurs de leurs ennemis se tenaient tous devant lui, avec leur mère, les mains jointes sur le front.

7. Vyāsa leur dit :

« Je sais depuis longtemps dans mon esprit, ô taureaux des Bhārata,

comment vous avez été bannis par les fils de Dhṛtarāṣṭra qui persévèrent dans l’absence de Dharma.

8. Comme je savais cela, me voici, désireux de vous faire le plus grand bien.

Il n’y a pas ici à se désespérer : tout cela est pour votre bonheur.

9. Aussi bien tous ceux-là que vous-mêmes êtes égaux pour moi, il n’y a pas de doute ;

les parents suscitent l’affection quand ils sont abattus et jeunes.

10. C’est pourquoi j’éprouve pour vous une affection plus grande,

et vu cette affection, je désire vous faire du bien. Écoutez-moi.

11. Il y a là dans le voisinage une cité charmante et salubre :

allez-y vous cacher en attendant mon retour. ».

12. Vaiśampāyana dit :

Vyāsa, après avoir ainsi réconforté les fils de Pṛthā dompteurs de leurs ennemis,

se dirigea vers Ekacakrā, et le maître réconforta Kuntī :

13. « Vis ma fille ! Ton fils que voici, le fils de Dharma, Yudhiṣṭhira

commandera sur Terre à tous les rois, comme roi du Dharma.

14. Par le Dharma il soumettra à sa volonté la Terre entière, car il connaît le Dharma ;

grâce à la puissance de Bhīmasena et d’Arjuna, il règnera, il n’y a aucun doute.

15. Tes fils et ceux de Mādrī sont tous de grands auriges,

ils vivront dans leurs royaumes respectifs tranquillement et dans la joie.

16. Et ces tigres parmi les hommes, après avoir vaincu cette Terre,

offriront des sacrifices : celui de consécration royale, celui du cheval et d’autres sacrifices avec de nombreuses aumônes.

17. Favorisant leurs groupes d’alliés avec des richesses et des plaisirs,

tes fils règneront ici-bas sur le royaume de leurs ancêtres. »

18. Après avoir ainsi parlé, il les conduisit dans la maison d’un brahmane,

le sage Îlien parla alors au meilleur des princes :

19. « Attendez-moi ici : je vais revenir.

Quand vous saurez le lieu et le moment, vous connaîtrez une joie extrême. »

20. Ils portèrent tous leurs mains à leur front et lui dirent « D’accord ! », ô roi,

Et le bienheureux Vyāsa, leur sage maître, s’en alla où il désirait.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Anaṅga  « l'Incorporel », épithète de Kāma, le dieu du désir (dont le corps fut consumé par le feu de la colère de Śiva dont il avait troublé l'ascèse).

[2] Yama, dieu de la mort.

[3] Soit une quinzaine de mètres.

[4] Manmatha, « Passion », épithète de Kāma, le dieu du désir.

[5] « Bon-Guerrier » : épithète de Duryodhana.

[6] Anaṅga  « l'Incorporel », épithète de Kāma.

[7] Indra.